Retour - Back    |    Accueil - Home
 
 
 
Texte de l'auteur (9 pages) en PDF
 


ANTHROPOGÉNIES LOCALES
 


CONTRIBUTIONS À ENCYCLOPAEDIA UNIVERSALIS (1968 - 1972)
 


ZOOSPYCHOLOGIE (avec J.-L. Laroche)
 


Ce que l'on appelle psychologie ani­male est peut-être de toutes les sciences celle dont les fondements sont le plus problématiques. Les concepts et les méthodes de la physique, de la chimie et de la physiologie, qui réussissent à rendre compte du monde minéral et végétal, approchent le monde animal de trop bas. Les catégories de la psycho­logie humaine, par contre, l'approchent sans doute de trop haut, en d'évidents anthropomorphismes : les termes même de psychisme animal et de psychologie animale contiennent déjà des prises de position qui faussent peut-être tout dès le départ. En somme, quel est l'objet : conscience ? psychè ? comportement ? Les difficultés qu'il y a à poser un système de catégories qui embrassent vraiment le fait et le sens autrement que comme réalité physico-chimique ou physiolo­gique sont telles qu'il n'existe presque aucune réflexion explicite à ce propos. On a accumulé les observations sur le comportement, mais elles viennent s'ins­crire dans des grilles de lecture peu nom­breuses et d'une élaboration théorique assez pauvre, ce dont témoignent encore les volumineux traités de T. A. Sebeok (1968) et de R. A. Hinde (1970). Quant aux critiques qu'émettent par exemple les phénoménologues, elles montrent les carences, mais sans déboucher non plus sur une approche systématique.

Pourtant, la rigueur et la fécondité de catégories correctes en ce domaine commandent la vue qu'on peut se faire de l'évolution, et pour finir celle qu'on se fait de l'univers et de l'homme dans l'univers. D'autre part, l'instabilité de la « psychologie animale » compromet la psychologie tout court, chacune faisant à l'autre des emprunts qu'elle lui renvoie renforcés. Ainsi, la notion de comporte­ment motivé qui, originairement, pro­cède de la conscience qu'a l'homme de se donner des buts est appliquée d'une manière assez anthropomorphique au lui attribuer une quantification adaptée au monde minéral, voire végétal, le tout revenant alors en psychologie sous forme d'une catégorie prétendument univer­selle.

Compte tenu de ces présupposés im­plicites et parfois centenaires, de ces glissements et de ces retours de méthode, « le monde animal, béant », selon l'ex­pression de Paul Valéry, ne peut guère être abordé qu'à travers une dialectique historique, où se retrouvent les moments caractéristiques de la tradition occiden­tale. Dans cette épistémologie, plus qu'ailleurs, joue ce que Bachelard appe­lait la psychanalyse, et donc l’anamnèse culturelle, du savant.

 

 

1. L'approche par le bas

 

    1A. Descartes

 

L'Occident traditionnel, c'est d'abord la recherche d'une distinction adéquate entre l'âme et le corps, l'intériorité et l'extériorité. La philosophie de Descartes en constitue une expression extrême, dont devait logi­quement découler la théorie des animaux-machines.

Etant tout ou rien, la conscience carté­sienne se donne d'emblée comme un cogito dont seul l'homme a le privilège de faire pour soi l'expérience. En sorte que l'animal, et d'ailleurs le reste de la nature, ne peut être qu'inconscience, morceau d'é­tendue, partes extra partes où, par oppo­sition à la conscience qui est fondamenta­lement volonté, n'interviennent que des rapports de contiguïté et des déplacements par choc. Ainsi la circulation du sang comme vapeur ou des esprits animaux comme liqueur subtile se ramène à un jeu d'ouverture et de fermeture, à un système de clapets, sous la commande énergétique du coeur, siège d'un feu continu. Mais le plus intéressant pour notre propos, c'est la conception cartésienne du signe animal : échange de quantité de mouvement, réac­tion stéréotypée à une stimulation interne ou externe, et donc en contraste absolu avec le langage humain, créateur et affranchi de l'emprise de stimuli décelables (Chomsky, 1966).

L'approche de Descartes avait l'avan­tage de la clarté, de la visualisation et de la quantification, et c'est ce qui a fait sa fortune. Mais, dès lors qu'elle réduisait les animaux à des automates sans cons­cience ni psyché, elle niait la possibilité d'une « psychologie » animale. Non seule ment elle demeurait dans le royaume du mécanisme pur, mais sur un mode encore statique.

 

    1B. Darwin

 

C'est ce statisme que dépasse l'évolutionnisme darwinien, en proposant du monde vivant une genèse constructive, à la fois intelligible, efficiente et mécanique : le règne animal, entre le végétal et l'homme, apparaît alors comme le relais dramatique d'une cosmogonie, contemporaine de la révolution industrielle, et magnifiée par Spencer.

Néanmoins, cette solution demeure par­tielle dans la mesure où c'est uniquement le triage par l'utile qui façonne l'édifice pour ses dimensions d'ensemble, et pour chacun de ses détails. Dans son traité, De l'origine des espèces... (1859), le vivant apparaît comme le produit du « hasard » (variation) et de la « nécessité » (fixation), produit sur lequel s'exerce la rigueur de la sélection naturelle. La capacité de survivre est le seul critère qui, pour finir, décide de la morphologie et de la physiologie d'un organisme, de sa psychologie, de l'équilibre écologique en général. On aboutit de la sorte à une vue économique et dynamiste, avec d'autant moins de surplus que le struggle for life impose un monde dur où le plus fort sinon le plus rusé l'emporte, se maintient, dessine les formes de la vie et ses niveaux d'intégration possible.

Sans doute, par rapport à l'efficacité immédiate, le foisonnement des couleurs, des sons et des ornements de tout genre qu'on admire chez les animaux constitue-t-il une émergence, un phénomène d'un autre ordre. Dans La Descendance de l'homme... (1871), Darwin s'efforce d'en rendre compte par la sélection sexuelle en suppo­sant de la part de la femelle une attraction plus grande pour un mâle plus « beau » ou plus « dynamique » — c« plus beau pour nous, précise-t-il, pouvant l'être aussi pour la femelle en raison de la simili­tude des fonctionnements cérébraux, trans­mis d'espèce en espèce à travers l'histori­cité de la vie. Nonobstant ce postulat, c'est encore l'emprise absolue de l'utile qui régit l'esthétique, car celle-ci non seule­ment reste subordonnée à la seule loi de fer, survivre ou non, mais se trouve réduite à n'être qu'un moyen de séduction, un avantage pour le mâle, donc une autre modalité de la force. L'Expression des émotions chez l'homme et chez les animaux (1873) confirme ces vues. Les mouvements expressifs sont conçus comme des survi­vances d'actes utiles, ou d'actes qui en découlent par antithèses, à moins qu'il ne s'agisse de la libération d'un excès de force nerveuse.

 

    1C. Skinner

 

La pensée occidentale franchit un pas nouveau lorsque, avec la seconde révolu­tion industrielle, on en vient à concevoir un temps réversible, l'effet déterminant la cause. C'est la découverte du feedback comme principe universel de fonctionne­ment, et aussi le mécanisme élargi de B. F. Skinner qui, dans The Behavior of Organisms (1938), intègre et donc dissout le caractère orienté de la conduite animale tel que le concevait encore Darwin. Qu'est-ce, en effet, que le conditionnement skinnérien, sinon cette opération complexe par laquelle un animal, libre de se mouvoir, trie et conserve parmi les actions qu'il émet celles qui servent à l'obtention d'un but : récompense, évitement d'une douleur, d'un danger ? Or, précisément, Skinner explique cet apprentissage d'une conduite orientée par une rétroaction de l'effet (chute de la boulette de nourriture) sur sa cause fortuite (pression sur le levier) dont il renforce la probabilité d'apparition, si bien que le « but » ne constitue plus une « fin », mais entre dans la continuité de la circulation mécanique. Toutefois, ce modèle ne fait en­core qu'approcher l'originalité vitale, car ce qu'il peut y avoir d'« intuition fonda­mentale qui unit l'acte à l'effet » (H. Wal­lon, 1942), de « relation prospective entre les attitudes préparatoires et le but » (M. Merleau-Ponty, 1942), d'« activité enca­drant les feedback mécaniques » (R. Ruyer, 1954), et disons, plus radicalement, d'in­formation au sein du monde animal, n'est pas dégagé comme tel. D'autre part, le schème dominant, comme chez Pavlov, Thorndike et Watson, reste celui de la sérialité, en vertu duquel des buts parcel­laires ne s'obtiennent que par des conduites décomposables en réflexes ou en mou­vements linéairement enchaînés. Enfin, le rapport entre l'organisme et son milieu se volatilise dans celui d'une fonction à un ensemble de variables opérationnelles, quantifiées et manipulées du dehors.

 

    1D. Lorenz

 

L'éthologie semble échapper à toutes ces limites et s'engager vers une véritable psychologie de l'animal lorsqu'elle le consi­dère dans son milieu réel, son Umwelt au sens de J. von Uexküll, et étudie comment ce milieu est perçu et agi par lui.

Et pourtant, si l'on examine l'œuvre d'un éthologue aussi représentatif que Konrad Lorenz, on aperçoit aussitôt des limites nouvelles. Dans son étude sur Le Compagnon dans l'environnement propre de l'oiseau (1935), il n'envisage le jeune, le parent, le partenaire sexuel qu'en tant que « représentants de fonctions psychobiolo­giques indispensables à la survie » (G. Thinès, 1966). Par ailleurs, la métaphore de la clé et de la serrure témoigne du peu d'atten­tion accordé au thématisme du- signal, voire de l'instinct : ainsi que le remarque Ruyer (1956), dès lors qu'on reconnaît l'existence de stimuli supranormaux, il faut bien admettre que le stimulus normal, loin de fonctionner comme une clé déver­rouillant une sorte de serrure cérébrale, agit thématiquement par son caractère expressif. Mais, surtout, le schème qui anime la pensée de Lorenz est celui d'un déclenche­ment. Or, analyser les caractères spatiaux et temporels de déclencheurs permet encore de se passer du sens comme tel. En outre, le mécanisme inné de déclenchement, ima­giné à la manière d'une ouverture de vanne, se révèle en fin de compte un fantasme cartésien, car le modèle hydromécanique de Lorenz rejoint le système de clapets de Descartes, à cette différence près qu'on passe ici, par la médiation du concept de système nerveux, à des clapets psychiques. Même les activités dites « vides » sont conçues comme des « explosions » et sym­bolisées par « l'éclatement d'un récipient à gaz » (1937). Quant aux activités de dépla­cement, elles seraient assimilables à une «libération d'énergie» par une voie de moindre résistance que la voie normale provisoirement bouchée.

Ce vocabulaire montre bien que l'infor­mation n'est pas ici non plus saisie dans son originalité, qu'elle n'est qu'un débordement de l'utile et entre dans le circuit de l'effi­cacité, comme le démontrent de surcroît les vues de Lorenz sur les comportements d'appétence (1937) — et plus particulière­ment sur le jeu (1956) — chez l'animal.

 

 

2. L'approche par le haut

 

 

    2A. Bergson

 

Etant donné les étroitesses du méca­nisme — même élargi par la considération de l'histoire, chez Darwin, ou du milieu, chez les éthologistes —, on comprend qu'aient toujours existé des courants paral­lèles, en particulier les diverses formes du vitalisme qui s'inspire d'un concept de la tradition occidentale, surtout romantique : la spontanéité.

Le vivant n'est pas là, devant moi, comme un objet à réduire en termes physico-chimiques. Lui et moi sommes portés par un élan originel ; nous partici­pons d'un jaillissement imprévisible et novateur, sans finalité a priori. A certains égards, cette conception peut être dite rationnelle. Sensible aux diverses structu­rations de la durée, Bergson, dans Matière et mémoire (1896), remarque le retard de plus en plus grand, d'où l'indétermination croissante, qui existe entre le stimulus et la réponse à mesure qu'on s'élève dans les espèces ; il s'ensuit une conception hiérar­chisée, une montée qui, à travers bifurca­tions et impasses, conduit des Vertébrés jusqu'à l'homme, selon la thèse exposée dans L'Evolution créatrice (1907). En contrepartie, le vitalisme apparaît irra­tionnel .lorsqu'il justifie les manifestations concrètes des organismes par un principe transcendant et unique : la poussée de la nature en tension vers un vouloir-vivre.

 

    2B. Buytendijk

 

La phénoménologie représente une façon — plus attentive aux singularités, plus descriptive — de réagir aux étroitesses des approches par le bas en faisant appel au concept le plus subtil et le plus évolué de l'ontologie occidentale : celui de subjec­tivité (de présence à soi), toujours impliqué sinon dans les termes, du moins dans le climat des descriptions.

Partant à nouveau des idées de Gestalt et d'Umwelt, mais en les dégageant de leurs présupposés mécanistes, les phénoménologues insistent moins sur la spon­tanéité du comportement animal que sur sa globalité en tant qu'il est porteur d'un sens, d'une intentionnalité, d'une structure intelligible. Déjà Merleau-Ponty, dans La Structure du comportement (1942), opposait l'« unité de signification » qui caractérise l'organisme à l'« unité de corrélation » propre aux systèmes physiques. C'est sur­tout F. J. J. Buytendijk qui a développé cette approche dans son Traité de psycho­logie animale (1952) et dans Mensch und Tier (1958). Il s'agit pour lui de com­prendre l'animal comme « forme close » (H. Plessner, 1928), angeschaute Subjectivität (V. von Weizsäcker, 1943), « sujet manifestant un être intérieur ». Sur cette lancée, on ne craint pas d'attribuer à cer­tains animaux une conscience rudimentaire de leur corps ou de leur ombre (H. Hediger, 1948) ; on s'efforce de saisir les formes fondamentales de « rencontre » au sein de nombreuses espèces (R. Schloeth, 1956) ; on va même jusqu'à parler d'« intersub­jectivité » dans le monde de l'animal (Thinès, 1966). Il est donc légitime de parler ici d'une vue culturaliste qui privi­légie les aspects informationnels au point de négliger les aspects énergétiques. C'est le cas de la pénétrante analyse du bond due à E. Strauss, intimement conscient des étroi­tesses et des inexactitudes du béhaviorisme, dans Vom Sinn der Sinne (1935, 1956).

Dans ce climat, l'information dégagée tend à être abordée sous un angle esthé­tique, selon les catégories, encore une fois occidentales, de richesse, de luxe, presque de gaspillage. Tout en s'accordant avec le temps de recul de Bergson (lequel avait aussi une conception esthétique de l'évo­lution), la phénoménologie dépasse le caractère faber de l'animal bergsonien, pour s'orienter vers la gratuité des valeurs de représentation, à la manière de A. Portmann (1948). Les mouvements expressifs prévalent sur l'action, la parade devient spectacle, le jeu se donne comme déploie­ment de surabondance et ombre de liberté.

On le voit, si le mécanisme se préoccupe de rigueur de méthode jusqu'à (certains, diraient : pour) se dissimuler la singularité de l'objet étudié, en l'occurrence l'animal, la phénoménologie, par contre, estompe les méthodes et se laisse fasciner par la singu­larité de l'objet qu'elle décrit jusqu'à en faire une projection du chercheur. Les deux courants vivent chacun de ses découvertes, et parfois des insuffisances de l'autre.

 

 

3. Perspectives d'une approche à niveau

 

Le fait que les approches antérieures soient typiquement occidentales dans leur conceptualisation invite à se demander si la vue d'ensemble du monde animal ne serait pas renouvelée par une mise en question des catégories, tantôt objecti­vantes, tantôt subjectivantes, à travers lesquelles on s'est efforcé de le penser. Envisageons quelques dépassements pos­sibles.

 

    3A. Les surplus d'information

 

Aux environs de la Seconde Guerre mondiale, le développement de la cyberné­tique a permis que se dégage de mieux en mieux le concept d'information en tant que réalité distincte de l'énergie et pas nécessairement au service de l'efficace : bref, d'une information qui a valeur par elle-même, avec ses transmissions propres.

Si donc on entend par information tous les phénomènes d'ordre, qu'ils soient morphologiques ou moteurs, rien ne dit que, dans le monde animal, outre l'infor­mation tournée vers l'utile ou débordant de l'utile, il n'y ait pas aussi de l'informa­tion en tant que surplus disponible et pouvant avoir un sens actuel ou potentiel. Par exemple, dans le chant du fournier, composé d'une série de phrases trisyllabiques, supprimer les premières syllabes n'affecte pas la réponse des autres mâles (J. B. Falls, 1963). Bien plus, selon W. H. Thorpe (1971), nombreux sont les cas où les chants d'oiseaux semblent transcender les impératifs biologiques au profit d'une nouvelle expérience auditive ou sonore recherchée pour elle-même. Sans doute aussi, dans les figures de repos et de mouvement d'une aile de papillon, y a-t-il un gigantesque surplus d'informa­tion par rapport aux facteurs utilisés pour le déclenchement. Et rien n'exclut, tout suggère même que cet ordre, loin d'être un gaspillage ou un luxe de la nature comme certains phénoménologues seraient portés à le croire, joue un rôle dans la vie animale. Une confirmation viendrait du fait, démontré par Portmann (Die Tiergestalt, 1948), que l'évolution a partout privilégié les formes symétriques (alors que de soi des rapports de dissymétrie pourraient être efficaces), et aussi des formes d'un très haut degré d'élaboration. Or, cette profusion extraordinaire de sur­plus, de disponibilité informationnelle, ni le laboratoire ni l'éthologie ne l'étreignent en tant qu'ordre signifiant.

 

    3B. Miroir et fond

 

En liaison avec ce qui précède, il y a lieu de revenir sur les phénomènes d'homomorphie et d'hétéromorphie. Dans la perspective de Darwin, on serait tenté de aire que les animaux dont l'information plastique (morphologique ou motrice) res­semblait à celle du milieu n'ont pas été aperçus par les prédateurs, donc n'ont pas été détruits, et par conséquent prolifèrent ; ou bien, selon Lamarck, qu'ils se sont opératoirement adaptés.

Or précisément, c'est cette adaptation qui peut être comprise selon une vue non plus énergétique d'abord, mais information­nelle. Il est suggestif, en effet, d'imaginer avec R. Caillois (cité par J. Lacan, 1966) qu'un animal soit attiré par un milieu suffisamment semblable à lui en vertu des résonances, des effets de synergie et de coaptation que suscite la similitude de leur structure respective. Il y aurait en quelque sorte un rapport érotique au milieu ; mais aussi au congénère, comme rapport global d'une totalité à une autre. Les critiques par Kortland (1955) et Thorpe (1956) du mo­dèle hiérarchique de Tinbergen envisagent le comportement animal, et en particulier l'accouplement, comme étant probable­ment une réaction beaucoup plus com­plexe, disons plus intégratrice, que ne le laissent penser la plupart des descriptions éthologiques. A ce propos, la découverte selon laquelle les passereaux domestiques et les perroquets (G. G. Gallup et S. A. Capper, 1970), de même que le Betta splendens (R. Baenninger, 1966, 1969), réagissent plus à leur image spéculaire qu'à un autre congénère semble suggérer que la congruence motrice ou l'étroite réciprocité entre deux organismes joue un rôle aussi important, sinon plus, que le déclenchement de telle réaction par tel organe. Et sans doute les extra­ordinaires aptitudes d'orientation du corps propre (chez les migrateurs) ou du gîte (chez l'ours brun, par exemple) ne livre­ront-elles leur mystère que lorsqu'elles seront ressaisies dans des correspondances plus complètement écologiques que les grilles étroites des stimuli-signaux.

Il faut rapprocher cela des réserves apportées par G. Simondon (1958) à la théorie de la Gestalt, laquelle a trop insisté sur la manière dont le champ global était contracté par la forme (vers l'utile) et pas assez sur celle dont la forme restait en tension sur son fond, toujours mobilisant et permettant l'éclosion d'un sens. Effecti­vement, dans une conception purement utilitaire, c'est-à-dire où interviennent seu­lement des déclenchements, l'animal n'a pas de sens.

 

    3C. L'organisme comme noeud de l'environnement

 

Pour des raisons dérivant autant du marxisme et du structuralisme que de la sémiologie ou de la psychanalyse lacanienne, on commence à se défier de l'oppo­sition entre subjectivité et objectivité. En plusieurs domaines, l'homme contempo­rain s'appréhende moins comme une unité substantielle et autarcique devant des choses qu'à partir d'un réseau dont il serait un des points d'intégration énergétique et surtout informationnelle.

Il ne s'agirait donc plus tellement de savoir dans quelle mesure l'animal s'appa­rente à l'unité structurale d'une machine ou possède une unité individuelle et spéci­fique, c'est-à-dire s'il faut le penser en termes d'extériorité ou d'intériorité. Lui aussi apparaîtrait comme un des nœuds d'énergie et surtout d'information, à la croisée des multiples échanges qui le lient à d'autres organismes et à l'environnement, dans une compénétration presque absolue. Ce que G. Deleuze et F. Guattari (1972) appellent des « plus-values de code », entendant par là « qu'une partie de ma­chine capte dans son propre code un fragment de code d'une autre machine », joue, certes, sur le plan de l'utilité stricte et de la survivance animale : tel le cas, allégué par Samuel Butler, du trèfle rouge qui se reproduit par l'entremise du bour­don, en sorte que le bourdon fait partie du système reproducteur du trèfle. Mais, une fois admise l'idée d'un surplus d'in­formation disponible dans le monde animal, il faut admettre aussi que ce surplus doit intervenir dans les actions réciproques des animaux entre eux ou avec l'homme, pour créer des organisations pratiques, des constellations d'ordre qui forment le monde propre des espèces au même titre que les autres facteurs écologiques. D'où des correspondances informationnelles de tout genre et transcendant la pure efficacité, que ce soit entre le cavalier et son cheval, entre le chat et le chien, entre l'insecte et la plante homéomorphe sur laquelle il se meut en ne s'y assimilant sans doute que partiellement. Montaigne se demandait : « Quand je me joue à ma chatte, qui sçait si elle passe son temps de moy plus que je fay d'elle?» (Essais, II, XII).

Le problème essentiel d'une psychologie animale reviendrait ainsi à caractériser les niveaux d'intégration globale que l'animal manifeste au sein de ce tissu d'interactions — en concevant ces niveaux non comme des résultantes, à la manière de Kurt Lewin, mais comme des états métastables, qui parviennent à concilier la prévalence du milieu et l'originalité de l'individu (Simondon, 1964).

 

    3D. Entre signal et signe

 

On pourrait alors être amené à réviser l'opposition trop simple entre signal et signe, comme distinguant l'animal et l'homme. La notion de signal est typique­ment éthologiste, active, sans surplus, alors que le signe humain est justement très libre, avec d'innombrables connota­tions que l'homme emploie de manière tantôt précise (à des fins politiques ou économiques), tantôt imprécise (à des fins érotiques ou esthétiques), à côté des déno­tations.

Pour développer une psychologie ani­male tenant compte des surplus d'informa­tion, le mieux serait sans doute de concevoir une notion intermédiaire entre signal et signe, du moins à mesure qu'on monte dans les espèces. Ou, plus paresseusement, d'admettre qu'à côté des signaux dénotés, c'est-à-dire fonctionnels au sens étroit, il y a chez l'animal des signaux connotés, eux aussi ponctuels ou diffus. En tout cas, il faudrait voir que l'animal n'est pas seulement un émetteur de ces signaux-signes, mais qu'en tant qu'ordre morpho­logique et moteur il intervient dans les interactions informationnelles du monde vivant comme signal-signe tout entier.

La dialectique historique de la zoopsy­chologie montre à quel point le psychisme animal se lie aux plus archaïques de nos fantasmes : reflet inversé d'un cogito hanté de transparence, fantôme d'une nature impitoyable qui n'engendre la vie qu'à travers des millénaires de luttes et de car­nages, mirage d'une spontanéité ou d'une intériorité ingénue, rêve d'une conscience avant l'angoisse de la conscience réflexive ; et aujourd'hui, chaînon essentiel (avec la machine) d'une relecture du monde où il n'y aurait plus, dans une identité de nature, que des différences de régimes, de niveaux d'intégration en interdépendance, selon le projet d'une écologie généra­lisée.

C'est dire que le théoricien n'est jamais quitte avec son anamnèse culturelle, tou­jours précédé par le poète :

Y aurait-il une conscience [du genre de la nôtre dans le sûr animal, qui vient à notre rencontre en sens opposé — il nous retournerait selon son allée. Mais son être est pour lui infini, non lié, et sans regard sur son état, pur, comme son regard en dehors. Et, où nous voyons l'avenir, là il voit Tout et soi dans Tout et sauvé pour toujours. (Rilke, VIIIe Elégie de Duino)

 

Henri Van Lier

Contributions à Encyclopeadia Universalis, 1968-1972

 
 
Retour - Back    |    Accueil - Home