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Texte de l'auteur (5 pages) en PDF
 


ANTHROPOGÉNIES LOCALES - COSMOGONIES CONTEMPORAINES
 


PHOTO ANALOGIQUE
 


CORPS CÉLESTES (RADISIC)
 


Pierre Radisic retient l'anthropogénie parce que la photographie, cette image granulaire qui tranche sur toutes les images antérieures, tracées, se montre chez lui dans toute sa crudité. De plus, son traitement des corps humains comme textures, structures et ultrastructures est thématiquement anthropogénique.

 

Excepté peut-être une constellation
Mallarmé

 

Reticulum

 

D'abord, le spectacle suffit. Pour les structures, une déflagration de volumes et de contours brisés de nus féminins nous jette dans un branle-bas cosmique, dans la fabrique des corps. Pour les textures, les peaux de femmes montrent des accidents, des points de beautés ou lentigos, qui sont recouverts des schémas des 89 constellations de nos atlas du ciel. En regroupant parfois deux ou trois constellations sur un même corps, cela a fait 65 tirages positifs, où ressortent les peaux génératrices, et 65 tirages négatifs, où les schémas des constellations sont accentués à la règle. Le titre excellent, Corps célestes, signale bien la superposition des étoiles et des lentigos. Superposer c'est l'opération mathématique fondamentale, l'application, pli à pli, comme disent les mathématiciens français ; le mapping, la cartographie réciproque, comme disent les mathématiciens anglais. Le titre n'explicite pas davantage de quel recouvrement il s'agit, mais le format des tirages est tel qu'il nous permet non seulement de le voir, mais de l'habiter, d'y vaguer à loisir. Sans doute pour quelques facéties. Mais on peut croire aussi pour quelques vues essentielles.

Tout art extrême est cosmologique, ou cosmogonique, c'est-à-dire qu'il cherche à toucher les moeurs de l'Univers, ces recettes selon lesquelles des constantes cosmiques suffisamment compatibles forment nos galaxies, nos étoiles, nos mers, nos continents, nos végétaux, nos animaux et nous-mêmes. Autrement dit, sous les formes, l'artiste espère entrevoir les formations, il est plus formationnel que formel. Dans les 65 négatifs rassemblés ici, les constellations évoquent les Ciels, donc les formations originelles, galactiques et stellaires, avec encore très peu de formes. Et les 65 positifs explorent la forme la plus accomplie produite par ces formations, du moins dans notre Univers proche : le corps humain. Et sous sa modalité la plus formationnelle, le corps féminin. Mais en y portant quel regard  ?

Pour commencer, un regard embryologique. Car pour nous ce n'est plus tout de reconnaître dans une femme les plis, les fronces, les queues d'aronde, les ailes de papillon et les trois ombilics : elliptique, parabolique, hyperbolique, bref ces sept catastrophes que les peintres et sculpteurs y ont reconnues dès l'origine. Depuis les années 1950, René Thom nous a appris que ce nombre sept n'était pas fortuit, que les sept catastrophes étaient élémentaires, qu'elles correspondaient à des équations basales de topologie différentielle, et ainsi qu'elles contrôlaient l'embryologie, et pour finir l'anatomie de tous les organismes vivants, puisqu'elles interviennent dans les conditions selon lesquelles une boule devient un tube, un tube se ferme en estomac ou en vessie, une paupière s'ouvre et se ferme. De même, quand une cuisse se sépare d'un tronc, un sein d'une épaule, ils dévoilent des travaux organiques profonds, prénataux. A ce compte, le « regard catastrophique photographique » de Pierre Radisic est très différent du « regard catastrophique  pictural » de Pisanello. Les structures qu'il saisit résultent de couches de dermes (mésoderme, endoderme, ectoderme) en conflits, en inventions, en résolutions au sens musical. En quoi il est assurément aidé par le caractère « windows », fenêtrant-fenêtré, du regard actuel, depuis que les images tracées, les seules connues d'Homo jusqu'à 1850, ont été supplantées par les images granulaires de la photographie, du cinéma, de la télévision, avec leurs capacités indéfinies de montage et d'incrustation.

Mais il serait insuffisant de percevoir ici les contraintes embryologiques des structures. Car, dans une autre clairvoyance, dont les Anciens n'eurent pas la moindre idée, ni même la suspicion, nous savons également désormais que, dans les organismes vivants, au-delà des structures et des textures, il y a des ultrastructures. Nos histologistes ont été contraints de créer ce terme en 1939 pour caractériser les formes encore informes, les amas moins formels que formationnels, que leur montraient les coupes micrométriques de nos cellules. Mon vieil atlas de 1971 porte le titre déclaratif : Human Histology and Ultrastructures. Or, si l'oeil embryologique de Radisic ne saurait ni voir ni montrer des ultrastructures, il a toujours fouillé là où elles sont davantage en émergence, presque en suffusion. Si bien que son sujet photographique a été la peau, la peau humaine plus ou moins glabre, et par là transparente aux formations dont elle résulte et qui continuent de s'y jouer. Sous l'effet de spots qui multiplient les diffractions locales instantanées, il n'a cessé de traquer et survolter les régularités et les irrégularités où des peaux se montrent en travail. Dans nos 65 positifs, à travers des lentigos.

Je ne connais aucune photo de Radisic qui échappe à cette approche. Déjà dans les Couples de 1980, les visages d'hommes et de femmes juxtaposés, confrontés en deux cadres distincts sont des peaux accidentées bien plus que des psychologies, ou même des types. A cette occasion, Micheline Lo et moi-même avons été désingularisés, en même temps qu'universalisés comme rencontre d'accidents de cloisons nasales, de symphyses maxillaires, de labour de rides, avec des buissons de barbe pour l'un, et pour l'autre un bouton de fièvre en éclosion, autant d'événements locaux et transitoires de l'Evolution des espèces terrestres, avec l'Univers en dropback, dans la mesure même où les violences du spot supprimaient le fond. Les retouches finales au pinceau, car il y en avait à ce moment, n'avaient pas pour objet de « picturaliser » les catastrophes biologiques, mais au contraire de les « photographiser » davantage, s'il est vrai que la ressource propre de la photographie est de pouvoir aller, dans l'infiniment grand et l'infiniment petit, jusqu'au formationnel des formes.

Et c'est la même suggestion d'ultrastructures de peaux qu'ont tissée, bientôt après, le torse du noir Africain Lucky et la blanche Vietnamienne Marilou. Puis, les écorces inquiétantes des Waldszenen schumanniennes, puisque dans une forêt les peaux s'appellent écorces. De même, les réserves de décors de l'Opéra de la Monnaie, autre forêt et écorces de nos rêves décomposés. Dans la suite ouverte des Bustes musicaux contemporains, Xenakis, dont d'ordinaire on ne connaît que le profil droit, découvre, pris de face, sa joue gauche ravinée par une grenade. Les récentes Coaptations orgastiques vont jusqu'à enregistrer les peaux les plus germinatives, les plus apparemment ultrastructurées, catastrophiques, formationnelles, puisqu'elles sont érectiles, à savoir les muqueuses coïtales, concaves, convexes, en leurs tumescences. Et dans nos Corps célestes, les lentigos valent bien le bouton de fièvre des Couples comme affleurements d'ultrastructures.

Mais que vient faire alors l'application, le mapping des corps du ciel sur les corps féminins ? Assurément, de part et d'autre, il s'agit de grappes : grappes de lentigos, grappes d'étoiles. Néanmoins, quel abîme! Les grappes de lentigos sont des formations naturelles, or rien n'est moins naturel qu'une constellation. L'actuelle Cassiopée groupe des étoiles d'espaces, d'âges, de mouvements hétérogènes. Son W géant n'en était pas un il y a cinquante mille ans, et dans cinquante mille ans ne le sera plus. D'autre part, moyennant la précession zodiacale, toutes les constellations d'il y a 2000 ans sont maintenant déplacées d'un cran sur le zodiaque. Bref, il a fallu les Gréco-Romains entichés de « formes se détachant sur les fonds » et de « touts intégrés de parties intégrantes » pour distinguer, dans leurs cieux maritimes un peu brouillés, un Cheval Persée, un Hercule, un Serpent, des Ourses. Les Arabes, gens du désert, ont plutôt été frappés, dans leur ciel très sec, par des points foudroyants solitaires, signes d'Allah foudroyant solitaire, dont nous avons gardé les noms prestigieux : Aldebaran, Altaïr. Alors, pourquoi superposer des grappes si chanceuses, et si différemment chanceuses : des lentigos, des étoiles  ? A moins que les chances, ces cadences, ces co-ïn-cidences (cadere, tomber, in-cum, ensemble-dans), aient aussi une portée cosmogonique, comme les catastrophes embryologiques et les ultrastructures.

Physiciens mathématiciens, les Grecs conçurent la chance comme une rencontre-choc, la tukHè, de tungkHaneïn, rencontrer, qui souvent faisait couple avec anankè, la nécessité. Ainsi, Démocrite voulut croire que des chocs d'atomes tombant dans le vide suffisaient à créer notre cosmos cosmétique. Aristote, moins optimiste, fut plutôt sensible aux rencontres entre la tuile tombant d'un toit et le crâne du passant. Quoi qu'il en soit, les tukHaï grecques n'étaient pas calculables. Par contre, les Arabes, amateurs de points (et donc aussi des coïncidences des séries de points que sont les logarithmes, estime Eva de Vitray-Meirovitch), remarquèrent que, quand des points forment des ensemble fermés, la chance d'en tirer un parmi les autres est calculable ; tel est le coup de dé (zahr), qui a donné notre hasard, et suggéré à Pascal le calcul des probabilités. Et, pour en finir avec la tradition, à côté de toutes ces chances physiques, ou physiciennes, n'oublions pas les chances sémiotiques, celles par lesquelles, parmi des grappes d'étoiles hétérogènes,  certains systèmes nerveux aperçoivent une Balance, un Lion, ou Castor et Pollux. En voilà assez sur les chances dans nos 65 négatifs. Et nous sommes disposés à peser maintenant les chances biologiques, qui travaillent les lentigos de nos 65 positifs.

 

Sagittarius

 

Car, depuis 1953, dans la plus grande révolution de l'intelligence humaine, nous savons globalement selon quel trajet biochimique les chances physiques deviennent des chances biologiques. (a) Cinq éléments les plus répandus dans notre environnement terrestre (hydrogène, oxygène, carbone, azote, soufre) suffisent à former les vingt acides aminés qui portent tous les Vivants connus de nous. (b) En effet, ces vingt acides aminés (azotés) ont deux portions, l'une qui leur permet de se nouer en chaînes courtes ou très longues, une autre par laquelle ils pratiquent différemment les cinq liaisons chimiques fondamentales. (c) Ainsi, les chaînes d'acides aminés, en raison de leur nombre mais surtout des séquences diverses de vingt acides différents, reviennent dynamiquement sur elles-mêmes de façons infiniment différentes, formant des pelotes infiniment différentes nommées protéines. (d) En se regroupant en ultrastructures, puis en cellules eucariotes, ces protéines suffisent, avec quelques adjuvants (structurels, énergétiques, réduplicatifs, telle leur polycopie ARN-ADN, déchiffrée la même année 1953), à produire toutes les propriétés anatomiques et physiologiques de tous les organismes. Bref, la chance biologique qui fait la Variété naturelle des vivants, laquelle est la précondition de leur Sélection naturelle, Darwin y insiste, pourrait être dite chance protéinique, chance aminée, chance hydrogène-oxygène-azote-carbone-soufre. La série n'est plus seulement l'espèce, comme chez les Anciens, mais chaque organisme. Il y a donc lieu de mettre en application réciproque des Lentigos, chances biologiques, avec les Ciels de l'origine, chances cosmiques, moyennant des Constellations, chances sémiotiques. Quand les stellae « con-stellent », et que les lentigos se nomment « points de beauté ».

Nous laisserons au spectateur de fantasmer les fécondités de ce mapping, pour remarquer encore que nous touchons là au noeud de l'admiration contemporaine, à savoir les singularités imprévisibles ET rétrospectivement explicables qui font notre Univers. La planche contact photographique, où cohabitent simples suites et vraies séries, est prédestinée à fomenter des rencontres où s'exaltent les constantes universelles, les innovations biologiques, les indicialités et les indexations sémiotiques. Le photographe est exemplaire quand son oeil l'obsède sur ce foyer.

 

Henri Van Lier

 
 
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