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ANTHROPOGÉNIES LOCALES - SÉMIOTIQUE
 
 
 
LA RHÉTORIQUE DES INDEX
 
 
 

 
 
 
TABLE DES MATIÈRES
 
 
 
1. EMPREINTE, INDICE, IMPRÉGNANT
 
2. LES DÉCLENCHEMENTS POLAIRES
3. L'USAGE ARTISTIQUE
 
 

 
 
 
LA RHÉTORIQUE DES INDEX
 
 
 

Si vous ne pouvez parler d'un quelque chose, montrez-le du doigt.

Wittgenstein

 

 

1. EMPREINTE, INDICE, IMPRÉGNANT

 

Si la photo est faite d'empreintes lumineuses, éventuellement transformables en indices, il suit que la signification, cette opération proprement humaine, intentionnelle et conventionnelle, doit y jouer un rôle réduit. Il y a d'abord toutes les photos non intentionnelles, faites automatiquement, ou au hasard, ou pour voir, où la signification proprement dite est absente : ce sont des empreintes-indices, c'est tout. Mais, même dans les photos les plus délibérément voulues, la signification ne dispose que de moyens réduits.

Un vrai système de signification comme une langue, comprend des unités distinctives (phonèmes), des unités significatives (monèmes), des affixes indiquant des genres ou des nombres (morphèmes), d'autres rajouts indiquant des temps ou des modes (auxiliaires), le tout groupé d'après des syntaxes pour marquer des fonctions, ou l'affirmation, la négation, le doute ; enfin, des rhétoriques organisent les propositions pour obtenir certains effets généraux. Dans des systèmes sémiotiques comme la peinture et la sculpture ce dispositif s'affaiblit : leurs unités significatives, travaillant par analogie, n'ont pas les articulations en phonèmes, monèmes, morphèmes, auxiliaires dont disposent les langues, qui sont des systèmes de signes digitaux. Mais enfin, les éléments picturaux et sculpturaux sont voulus par l'homme ; ils consistent largement en traits décidés par lui, et plus ou moins reconnus par un groupe ; on peut y voir des intentions un peu partout, et donc en faire une vraie sémiologie.

Il n'en va pas de même dans la photo, laquelle ne comporte que des empreintes-indices. Le fait que ces indices enregistrent parfois des signes (un livre, un panneau routier, un officier levant le bras, des mariés échangeant leurs anneaux) ne change rien à l'affaire. La photo comme telle n'est jamais faite que d'éléments indiciels, même si ce sont des indices de signes. Si bien qu'il ne peut s'y trouver d'intentionnel et conventionnel que le fait que certaines empreintes-indices ont été choisies par le photographe de préférence à d'autres, et aussi qu'il les a visées d'une certaine manière. En d'autres mots, il n'y a de véritablement sémiotique dans la photo que des index.

Un index n'est pas un indice. L'indice n'est ni intentionnel, ni conventionnel, il est innocent, et c'est par là qu'il est impitoyable. L'index est intentionnel et conventionnel, bien qu'il ne fasse pas partie d'un système complexe et franchement articulé, comme le signe. Dans nos pays, si l'on pointe le doigt, justement appelé l'index, en direction d'un objet, c'est que l'on a affaire avec cet objet. L'index indique, au sens fort. Alors que, bizarrement pour l'étymologie, l'indice n'indique pas, il « trahit » plutôt.

Une photo intentionnelle est déjà un index du seul fait qu'elle a été prise, et aussi qu'y figurent telles empreintes-indices et non d'autres. Cela ne fait pas trop de problèmes quand il s'agit d'une photo de mariés, d'un homme en train de tomber d'un bâtiment, d'un volcan en éruption, d'un guérillero exécuté. On reconnaît assez facilement que quelqu'un a probablement eu l'intention de prendre cette vue, et qu'il voulait nous indiquer un mariage, un suicide ou un accident, un phénomène naturel, un acte de répression.

Mais on voit à quel point l'indication par le seul fait de la prise de vue est flottante. Le plus souvent, je ne suis pas sûr de repérer quelles empreintes-indices me sont signalées. Bien plus, comme il y a beaucoup de photos peu intentionnelles, il arrive que je ne puisse même pas savoir si on a voulu me signaler quelque chose. Il faut donc que la structure de la prise de vue l'indique comme intentionnelle, et aussi comme voulant me signaler telle ou telle chose en particulier.

Le photographe a divers moyens d'indexer (to index) certaines empreintes-indices, et donc de montrer que leur présence procède d'une intention. Le cadrage avec ses points dits forts : ce qui apparaît en ceux-ci est sans doute souligné. La profondeur de champ : il y a des chances pour que ce qui se trouve dans les valeurs moyennes du volume des sources lumineuses soit particulièrement visé. L'échelle : un objet pris en gros plan sollicite probablement notre attention. Le burning in, qui surexpose certaines parties du tirage, et le dodging, qui au contraire en sous-exposé d'autres : on a sans doute voulu, en tranchant les plages, manifester que l'important est l'une d'elles, ou bien le contraste des deux. La perspective : la disposition des lignes de fuite conduit normalement l'Œil sur tel point plutôt que sur tel autre. Le grain fin ou gros : le piqué signalerait la recherche d'un effet d'ensemble stable, tandis que le gros grain marquerait le détail dans un devenir plus physiologique. La distribution des plans : la conduite du regard peut obéir à une hiérarchie d'intérêts. Le contre-jour, la lumière frisante, les lumières focalisées, les clartés d'ambiance : autant de façons d'indexer les contours ou les plans, les textures, certains éléments expressifs, une situation.

Les index, partiellement perceptifs et partiellement établis par conventions sociales montrent du doigt ce qu'on a voulu prélever du spectacle. En d'autres mots, ils réalisent les dénotations de la photo.

Ils ont aussi pour résultat de transmettre ses connotations. Leur usage traduit la mentalité du photographe et celle de son client. Selon que les index ont été choisis, dosés et disposés, je conclurai à une propension d'esprit militante, neutre, amusée, ironique, à des aspirations aristocratiques, populaires, bourgeoises, musulmanes, judaïques. Sont marquées du même coup les fonctions sociales d'une photo. Une branche d'arbre en fleurs au premier plan, pour accorder les lointains, signale d'habitude le genre « carte postale » ou « poster », avec les utilisations sentimentales et mnémoniques qu'il satisfait.

Enfin, les index signalent des effets de champ perceptifs. Selon la façon dont ont été choisis le point de vue, la perspective, l'échelle, la profondeur de champ, le grain, le contraste, je puis suspecter que le photographe a choisi de rassembler des empreintes-indices qui comportaient tel taux global d'ouverture ou de fermeture, de compacité ou de porosité, de verticalité ou d'horizontalité, de volume ou de glissement, de continuité ou de discontinuité, d'enveloppement ou de juxtaposition. Ce sont là des options topologiques comportant une vision du monde et procédant d'un fantasme fondamental, c'est-à-dire de la manière dont s'établissent les relations premières entre l'imagier et son monde, quant à l'espace, au temps, aux régimes de fonctionnement rapides ou lents, continus ou discontinus, denses ou volatiles.

Parlera-t-on, dans tous ces cas, d'une syntaxe ou d'une rhétorique? Assurément, les index n'opèrent pas comme une véritable syntaxe, laquelle s'applique à des signes. Ni non plus comme une vraie rhétorique, qui organise des propositions déjà syntaxiquement formées. Cependant, les index de la photo ont entre eux une certaine organisation perceptive et conventionnelle. On voudrait donc disposer d'un mot pour désigner leur ensemble. La syntaxe est une pratique rigide s'appliquant à des éléments également très définis, ce qui n'existe nullement dans la photo. La rhétorique par contre concerne des ensembles vastes et flottants ; elle varie fortement d'après les individus et les groupes ; elle implique toujours un certain bruit. Pour ces diverses raisons nous garderons : rhétorique des index.

C'est enfin le lieu de se demander si la photo est référentielle. Certainement pas d'entrée de jeu, puisque de soi elle n'est pas signe mais indice ; elle n'a donc pas de désignés, de référents, mais des imprégnants. Il n'y a de références et de référents que dans les photos munies d'index très fermes, où alors des personnes, des objets, des événements, des structures facilement identifiables dans les empreintes-indices nous sont donnés comme ce qui a été visé, donc éventuellement désigné, voire communiqué. Mais, même alors, il vaut sans doute mieux parler d'imprégnants indexés. Parler de référents tout court, sans précautions appuyées pour bien marquer qu'on n'envisage par là que certaines photos particulières, et encore sous un angle tout à fait restreint, celui de leurs index, c'est s'en tenir à une définition réaliste de la photographie, qui a eu le mérite de lui donner naissance, mais détourne de son originalité d'empreinte analogique et digitale d'un volume lumineux distant.

Parler de référence ici serait également méconnaître l'inversion des rapports de passivité et d'activité que la photo introduit dans la représentation, lorsqu'il lui arrive d'être représentative. Dans la signification, le signe est plus actif et le réfèrent plus passif. Dans l'imprégnation, c'est l'inverse : l'empreinte est plus passive et l'imprégnant plus actif ; l'imprégnant est la cause d'un effet, manifestée à travers cet effet.

Peirce, qui a insisté sur les indices au point de les assimiler malencontreusement aux signes, a bien vu qu'ils ébranlaient notre revendication excessive d'arbitraire dans le traitement du monde ; qu'en eux, c'était d'abord le monde extérieur qui nous « faisait signe », ou qui se « faisait signe » à lui-même. Rébarbatif, le terme d'imprégnant (indexé ou non) entretient sur ce point une vigilance salutaire. D'autant qu'il permet de remarquer qu'il y a des photos très indexées, d'autres peu, d'autres pas du tout. Et que ce n'est pas fatalement les dernières qui sont les moins intéressantes, ni les moins « photographiques ».

 

 

2. LES DÉCLENCHEMENTS POLAIRES

 

Les signes, parce qu'ils forment système, renvoient à leurs désignés de manière assez homogène. Au contraire, les empreintes-indices, en raison de leurs flottements et chevauchements, de leur immersion dans le bruit, sont saisies par déclenchements successifs et disparates. Dans telle portion de photo où il n'y avait d'abord que des plages sans imprégnant repérable, brusquement apparaît un événement, une structure, un objet qui viennent s'adjoindre à d'autres, ou bien les estompent, les déplacent, les incluent dans des ensembles différents. La rhétorique des index, quand elle intervient, canalise ces sautes brusques, mais sans les supprimer.

Ces déclenchements photographiques ne se font cependant pas au hasard, mais selon une polarité. Ils sont centrifuges ou centripètes. Dans les photos de reportage, de paysage, de milieu urbain, d'intérieur, on est frappé par la surabondance des dérives, des décentrements de dénotations, de connotations, d'effets de champ perceptifs. Mais quiconque a vu des magazines pornographiques ou publicitaires ou de mode sait aussi qu'une photo peut être orientée et orientante au point de déclencher des comportements. Cette polarité tient à la nature même des empreintes indexées dans leur rapport aux imprégnants.

 

2A. Les déclenchements centrifuges : les dérives

 

La découpe apparemment arbitraire des figures par les bords de l'image, les formes créées par des plages en chevauchement, les « patterns » asymétriques et centrifuges, la juxtaposition de masses actives et de masses vides - ces qualités constituent la définition visuelle de ce que l'on entend, pour une bonne part, par l'expression « regard photographique ».

J. Szarkowski, Looking at photographs, p. 22.

 

La photo peut être une pièce à conviction instructive et irréfutable. C'est si évident qu'il ne faut pas y insister. Mais, en même temps, il arrive fréquemment qu'on ne sache pas trop ce qu'elle prouve. A quelles empreintes s'attachent les index? De quoi les empreintes sont-elles indices? N'y a-t-il pas d'autres empreintes-indices que celles qui sont indexées ? Dans cette photo d'un massacre de Pakistanais par Horst Faas, les tueurs ont-ils tué la victime, vont-ils la tuer, la menacent-ils seulement? Ce vague peut être un défaut gênant pour un détective. A d'autres égards, il est fécond, puisqu'il tient à la surabondance des informations latentes plus qu'à leur pauvreté. Les photos les plus simples fourmillent de renseignements de tous ordres, qui vont de la minéralogie à la psychologie détournée. L'affaire est que, pour une bonne part, ces renseignements n'ont pas été visés, qu'ils peuvent même distraire de ce qui a été visé. Du point de vue de la dénotation, la photo sert mal l'intention humaine, les éventuels messages. Mais pour autant elle déborde souvent l'anecdote vers des phénomènes fondamentaux, cosmologiques, physiologiques, sémiologiques.

Il en va de même des connotations. Le choix des empreintes indexées, la façon discrète ou ostentatoire dont les index s'y appliquent, donnent des renseignements sur la mentalité de celui qui a fait la photo et de celui à qui elle est destinée. Mais cela reste généralement flou. A juger le cliché, le photographe de cette fusillade était-il partisan de la victime, de l'agresseur, de personne? A-t-il voulu vendre un document saignant? Ou le bouton est-il parti tout seul par un réflexe professionnel? Est-ce seulement le coup de chance d'un amateur que les Américains appellent: « snapshot »? Ces flottements sont à nouveau pleins d'intérêt. Les index arrivent si mal à commander les empreintes-indices que, même dans une photo très conventionnelle, émergent des empreintes d'un trait de visage, d'un déhanchement, d'un regard distrait, d'un soulier bizarre, qui font bande à part, et trahissent des intentions inavouées. Toute une sociologie gît dans la façon dont les index photographiques des mariages, des portraits de famille, des paysages, des réunions politiques ont évolué en un siècle et demi : depuis les mises en scènes concertées des débuts jusqu'aux hasards tout aussi conventionnels de l'époque récente. Peut-être une sociologie encore plus fondamentale est-elle à déduire des empreintes qui échappent ici à l'emprise des index, comme dans aucun autre type d'images.

Quant aux effets de champ perceptifs, ils ont les mêmes faiblesses et forces. Le peintre variait quasiment de trait en trait et de touche en touche son taux de compacité ou de porosité, de fuite ou d'évidence, ainsi que sa perspective, son échelle, ses saturations colorées, etc. Au point qu'on peut reconnaître dans chaque portion de son Œuvre l'optique générale, le fantasme fondamental qu'il développe. étant donné l'isomorphisme [1] et le synchronisme de l'empreinte-indice de la photo, ces variations de lieu en lieu et de temps en temps sont, nous l'avons vu, impossibles. Les effets de champ perceptifs ne peuvent être que prélevés, non construits, et soulignés seulement à travers la panoplie limitée des index. Ils sont donc beaucoup moins définis, cohérents et compréhensifs que ceux de la peinture, la sculpture, l'architecture, la musique, le texte, comme Elisabeth Eastlake le remarquait dès 1857 [2]. Mais une fois de plus, ceci a un intérêt dans la mesure où, peu maîtrisés par le photographe, les effets de champ retenus relèvent souvent davantage de structures indépendantes de l'être humain, celles de l'univers, des corps, des cerveaux et des systèmes de signes dans leurs mouvements incontrôlés, qui débordent nos intentions et nos conventions toujours étroites.

 

2B. Les déclenchements centripèdes : les stimuli-signes

 

Néanmoins, dans la publicité et dans certains libelles pornographiques, les photos ont des caractéristiques tout opposées à celles que nous venons de décrire. Elles ont une sorte d'évidence immédiate. Elles sont non seulement orientées mais orientantes. On en dirait autant des photos de guides touristiques, dont la fonction est documentaire, sentimentale et mnémonique. Ainsi que des photos de mode.

Il va de soi que le photographe choisit, en ce cas, les index les plus évidents possibles. Il calcule ses cadrages et sa profondeur de champ pour que les objets et les actions qu'il veut signaler soient aux points forts et dans un volume cohérent de l'image. Il neutralise au maximum tout ce qu'il pourrait y avoir de trop diffusif dans les effets de champ perceptifs. Sa mise en scène est conventionnelle et construite, autant que faire se peut, pour rendre ses connotations reconnaissables. Mais ces procédés ne suffisent pas à obtenir un effet certain, puisqu'on les trouve dans les photos de reportage, qui n'en gardent pas moins un foisonnement de déclenchements centrifuges.

Aussi, l'essentiel dans les photos orientantes est le choix des imprégnants eux-mêmes. Il importe qu'ils soient tels que dans la photo le caractère d'indice l'emporte sur celui d'empreinte. C'est assurément le cas des signes digitaux. Si je photographie un chiffre ou un mot, l'épreuve obtenue n'a guère, ou pas du tout, le mystère propre à une empreinte, et elle s'absorbe entièrement dans son travail indiciel. C'est aussi le cas des signes analogiques. Si je fais figurer dans une photographie une image signe déjà connue, l'épreuve à leur égard fonctionne à nouveau comme indice évident, non comme empreinte mystérieuse : tiens, voici sur ce buffet une reproduction de la Joconde ou la carte du Dauphiné !

Il y a un autre cas où les empreintes fonctionnent immédiatement comme indices : quand leurs imprégnants sont des objets-signes.

L'être humain est si bien l'animal signé qu'un grand nombre de ses produits non seulement portent des signes, mais en deviennent quasiment eux-mêmes. Le chapeau du cow-boy, une église, une chaise ne sont pas seulement des dispositifs fonctionnels, ils ont généralement une signification directement identifiable. A quoi il faut ajouter le cas des individus : Winston Churchill, l'oncle Joseph ne sont pas des hommes, ni Notre-Dame de Paris une église, ils sont directement Churchill, l'oncle Joseph, Notre-Dame, et si on nous en fournit une empreinte quelque peu explicite, celle-ci devient immédiatement leur indice, et tend à renvoyer à eux tout entiers, et pas seulement à quelques parties hypothétiques d'eux-mêmes, comme ferait l'empreinte de quelque chose de moins familier. Cette conversion directe de l'empreinte en indice et de celui-ci en individu ou objet signifiant est sans doute renforcée par la minceur temporelle et spatiale de la photo, par son isomorphisme d'échelle, de perspective, de point de vue, par son cadre lucarne l'isolant de tout contexte troublant. L'évidence photographique peut être si grande que la photo d'un individu, d'un monument, d'un produit, peuvent alors provoquer un comportement concret à leur égard : le vote pour un candidat, la poursuite du « most wanted », la visite de la Tour Eiffel, l'achat d'une bouteille d'Evian.

On voudrait avoir un mot pour désigner les photos d'objets-signes et d'individus indexés quand elles poussent ainsi à l'action. On songe à stimulus-signal. Il s'agit de ces signaux (formes, taches, odeurs, sons) qui induisent fatalement, dans les espèces animales qui y sont sensibles, des comportements de nutrition, de chasse, de compétition, d'accouplement, de nidification, de nourrissage. Ce sont des déclencheurs, des releasers, tout comme certaines photos d'individus et d'objets dûment indexés déclenchent des comportements sans réflexion, par reconnaissance immédiate, dans l'isolement de tout contexte. Cependant, le stimulus-signal appartient au monde naturel, puisque les réponses qu'il suscite sont inscrites héréditairement dans le système nerveux de l'espèce, tandis que les empreintes photographiques orientantes sont efficaces parce qu'elles rendent présents des signes ou des objets-signes, c'est-à-dire des choses conventionnelles. Nous parlerons donc, à leur propos de stimuli-signes. Un mot semblable ne se trouve pas dans nos langues, peut-être parce qu'elles ont été élaborées pour la peinture ou la littérature, trop complexes trop contextuelles pour connaître cette action presque instantanée.

A tout prendre, le stimulus-signe que sont certaines photos exploite dans les signes et les objets-signes leur articulation en système, grâce à quoi ils se définissent par différence avec d'autres signes et objets-signes. Mais, en même temps, il les isole, dénie les autres termes de l'articulation, du fait qu'il les figure sans être lui-même un signe. C'est toujours bien une empreinte, souvent confirmée comme telle par la texture du papier d'épreuve et la trame de l'affiche, et de soi une empreinte ne renvoie à rien d'autre qu'à son imprégnant, sans l'articuler sur le reste. Ainsi par son isolement, par son déni de l'interprétation, le stimulus-signe peut être un déclencheur qui travaille par tout ou rien, ou presque (puisqu'il s'agit quand même de signes), tandis que, s'il favorisait l'interprétation, il serait sujet à discussion et à discours. Saussure disait que dans les systèmes de signes il n'y a que des différences, donc des exclusions. Le stimulus-signe offre une différence sans exclusion, sorte de pure positivité, pour autant prenante ou inoffensive.

On rapprochera de ceci le cas où la photo est l'empreinte d'une figure. Les figures sont des positions qui, à peu près partout et toujours, ont rendu l'homme perplexe : un homme à la croisée des chemins, un homme entre deux bêtes, un serpent dans un arbre, une pomme entamée, un vieillard qui se lève, une silhouette sombre dans un corridor, un feu allumé. Cela n'est signe de rien, mais renvoie à des dimensions fondamentales de l'existence. La Bible fait grand usage des figures et Pascal parle même à ce propos des « figuratives ». Chantal Ackerman fait un cinéma de l'apparition des figures, par là hébraïque. La photo aussi peut être l'empreinte d'une de ces positions impressionnantes, qui ne sont ni centripètes ni centrifuges, ou les deux à la fois, et que Duane Michals a explorées en les conjuguant aux textes qu'elles appellent souvent. Ici encore l'empreinte s'efface au profit de sa fonction d'indice. Il se pourrait que le recours préférentiel à des stimuli-signes ou à des figures soit un des traits qui tranchent le plus les diverses familles de publicité.

Ainsi la même fluence des empreintes-indices lumineuses a pour résultat que les déclenchements sont normalement centrifuges mais peuvent aussi être rendus fortement centripètes par leurs index, et sont souvent les deux à la fois, renforçant le battement déjà noté.

 

2C. La transponibilité

 

Plutôt que de reproduire le réel, la photographie le recycle -c'est un des processus clés des sociétés modernes. Sous la forme de ces images, les événements et les choses assument de nouvelles fonctions, se voient assigner des significations nouvelles, qui dépassent les distinctions habituelles entre le beau et le laid, vrai et faux, utile et inutile, entre bon et mauvais goût.

Susan Sontag, La photographie p. 191

 

On voit à quel point la photo, contrairement au tableau, est reportable, transportable, convertible en tous sens. Cela tient aux chevauchements et aux diffusions centripètes et centrifuges de ses indices ; aux déclenchements de ses stimuli-signes ; à son battement ; au vague de ses dénotations, de ses connotations et de ses effets de champ perceptifs. Et, sans doute fondamentalement, au mélange d'analogie et de digitalité de ses grains de cliché et d'épreuve. Alors qu'un tableau, analogique, est dénaturé par la digitalité des trames de l'imprimé, la photo y demeure elle-même, on y trouve de nouveaux accomplissements.

Les transpositions photographiques sont innombrables, et on les connaît bien. La même prise de vue se prête à des tirages différents, et certains photographes gardent, à côté de leur négatif, une épreuve modèle sur laquelle les temps d'exposition sont minutieusement indiqués par zone. La même épreuve se découpe en portions multiples, selon des cadrages et des recadrages, qui donnent chacun une autre photo. On peut juxtaposer des photos entières et des bouts de photos en pêle-mêle, ou de manière à obtenir une nouvelle photo qu'on appelle plus particulièrement un photomontage. Rien mieux que des photos ne se prête au layout des pages de magazines, comme encore à la juxtaposition d'affiches sur les murs des villes. Des planches-contacts presque oubliées dans un tiroir donnent lieu, des années après, à de nouvelles sélections et à de nouveaux tirages, de nouveaux groupements, de nouvelles « figures » de layout relayées par de nouvelles légendes, selon des codes psychologiques, sociaux, techniques, formels eux-mêmes déplacés et recyclés. En forçant un peu le mot, on oserait parler de montage dès la prise de vue, s'il est vrai que le photographe y traite souvent à la façon d'inserts des portions de spectacle montées préalablement. Le décor de la photo d'identité est un insert de ce genre. A moins qu'on préfère dire qu'en ce cas c'est le client qui est inséré. Un des montages les plus riches sémiotiquement est « l'abyme », où une photo comporte une photo, empreinte d'empreinte, créant des présences et des absences au second degré. Susan Sontag a eu l'heureuse idée de mettre un daguerréotype de cette nature sur la couverture de La Photographie.

Du coup, la fidélité, voire la fécondité, des transpositions photographiques invitent à préciser la fameuse loi de la dégradation de l'information. Les ingénieurs des communications ont entendu par là, vers les années 50, qu'une information de départ (une improbabilité, une singularité initiales) ne pouvait que se dégrader en cours de transport, c'est-à-dire être progressivement envahie par du bruit, par de la non-information. Et ceci est exact si les informations de départ sont des systèmes fermés et dont nous avons le code, par exemple un texte français ou anglais qu'il faut transmettre au cours d'une communication téléphonique. Dans ce cas l'information de départ est fatalement envahie par des éléments étrangers, et nous pouvons en mesurer la dégradation.

Mais la photo fonctionne tout autrement. D'abord elle n'a d'intérêt que comme système ouvert, couplé sur d'autres systèmes, par exemple des cerveaux et d'autres populations d'images. En perdant de son information de départ, elle peut donner lieu, par traversée d'autres contextes, par transpositions diverses, à de nouvelles émergences, à de nouvelles singularités, de nouveaux messages. Bref, accroître sa puissance d'information. Mais surtout, n'étant pas codée d'avance, et donc n'étant pas évaluable, elle désavoue l'idée même de quantité d'information de départ. Quelle est l'information de départ d'un ensemble indiciel? Elle varie entièrement selon les codes qu'on lui applique. Se dégradant du point de vue d'un code, rien n'empêche qu'elle se bonifie du point de vue d'un autre.

En rigueur, il eût été loisible de faire des observations semblables à propos d'un tableau ancien. Si je visionne une peinture de Titien dans une mauvaise mise au point, je perds quelque chose, mais j'en vois peut-être mieux certains effets de champ perceptifs. Et selon quels codes mesurer l'information de départ d'un tableau? Cependant le fait que la peinture était une image-signe, résultant d'une intention humaine, maintenait l'idée d'un modèle, d'une situation informationnelle initiale. Il a fallu l'image-empreinte de la photo pour que nous soyons contraints de voir qu'il n'y avait pas d'authenticité de l'image, qu'il n'y en avait que des états, des moments, des vues.

Ces fonctionnements tout différents de la peinture et de la photo apparaissent clairement dans les démarches contrastées de ceux qui les font. Quoi qu'ils en aient, les peintres composent, les photographes prélèvent. Quand le photographe compose fort, ou trop on le dit pictorialiste.

 

 

3. L'USAGE ARTISTIQUE

 

Le mot art est utilisé en français comme dans presque toutes nos langues, pour désigner deux démarches quasiment opposées, et que nous allons donc envisager séparément.

 

3A. L'art quotidien

 

Le contenu des collections de la Fnac reflète assez fidèlement celui des expositions. En l'examinant, on s'aperçoit que la politique culturelle de la Fnac, au lieu de privilégier la photographie comme art, a pris en compte ses divers aspects en tant que phénomène de masse.

Carole Naggar, La collection Fnac

 

L'animal signé qu'est l'homme est véritablement constitué par des images et des sons, dont certains sont naturels mais un bon nombre sont conventionnels et fonctionnent donc comme des signes. Ainsi, partout et toujours, l'homme est enclin à produire des images et des textes où les codes soient particulièrement apparents et cohérents, pour se configurer lui et le groupe auquel il appartient. Ces images-signes et discours, dont les codes sont patents et heureusement coordonnés, il les dit beaux, de même que les objets et les corps où il les retrouve. Leur rencontre lui procure un plaisir. C'est ce qu'on peut appeler l'art quotidien. Un dessin aimable, un chant harmonieux, un texte joliment écrit ou dit, comme aussi des vêtements, des ustensiles, un habitat réussis, une image conventionnellement politique ou engagée.

La photographie a évidemment une riche production répondant à ces critères. Le caractère d'indice l'emporte alors sur celui d'empreinte. Ces indices renvoient à des signes ou des objets-signes, parfois des figures. Et la mise en scène répond à des codes apparents et relativement cohérents. Dénotations, connotations, effets de champ perceptifs sont immédiatement déchiffrables et sans trop de fausses notes. Sans doute, dans ce genre de photographie, les effets de champ sont organisés de manière plus formelle jusqu'en 1950, c'est-à-dire qu'on y distingue davantage des formes et des fonds, selon l'idéal de la perspective et de la mise en scène occidentales, tandis qu'aujourd'hui les chevauchements de formes et de fonds sont parfois bienvenus, comme en témoigne la popularité de David Hamilton. Mais il s'agit toujours de codes assez directement reconnaissables par les membres d'un groupe large à un moment donné.

Il se pourrait que la photo, en raison de son isomorphisme et de sa synchronie, de sa minceur temporelle, spatiale et physique, soit particulièrement apte à réaliser cette fonction sociale. La carte postale et le poster sont devenus les parangons de notre art quotidien, un peu dans tous les domaines. Ils relaient ce que fut, au temps de la peinture, l'image d'épinal. En langue française, le petit livre d'Edouard Boubat, La Photographie, est un intelligent et charmant recueil des règles qui président à l'élaboration des bonnes photos de ce genre. Sa couverture montre le cube démocratique qui les porte souvent.

 

3B. L'art extrême

 

Par contre, la démarche que nous appellerons art extrême n'est pas un perfectionnement de l'art quotidien, une façon d'aller plus loin que lui dans le même sens. Elle suit, pour une large part, la direction strictement inverse.

 

3B1. La radicalité

Visuellement, c'est la structure des choses, l'espace, qui sont importants.

Cartier-Bresson, « Photo », n° 144, p. 98

 

Au lieu de donner de bonnes formes et des compositions harmonieuses, c'est-à-dire de clarifier et de comptabiliser les codes d'une société, l'art extrême se plaît à poser des questions radicales. En même temps que les signes, il envisage l'en-deça des signes, la façon dont ils se structurent et se déstructurent, en tout cas ne sont jamais que des reprises locales et transitoires sur un chaos, sur des pré-structures, des quasi-relations, qu'ils ne peuvent jamais ressaisir pleinement. Bref, cette démarche est aussi animée par la pulsion de mort que par la pulsion de vie, elle sonde autant l'entropie que la néguentropie de tous les systèmes, autant l'absurde que le sens, dévoilant la béance et l'anti-scène (là-côté-de-la-scène, l'avant-scène, l'après-scène) de tout langage, de toute figure, de toute construction quelconque. C'est ce que font Rabelais, Beethoven, les sculpteurs Dogon ou Olmèques. Assurément ce jusqu'au-boutisme se retrouve dans d'autres démarches, la sexualité, la science fondamentale, la philosophie, le record sportif, la mystique. L'art extrême en est la version où l'être humain se propose une saisie à la fois mentale du « fond » des choses, comme dans la science fondamentale et la philosophie, et en même temps sensible, comme dans la sexualité, la mystique et le record sportif.

La photographie répond remarquablement à ce propos. Il n'est que de nous rappeler ce que nous a appris sa sémiotique. Ses plages, qui ne sont pas des signes, baignent, comme toute empreinte, dans l'anti-scène de quasi-relations, pré-sémiotiques. Ses indices, jamais définis quant à leur frontière, leur nombre, leur portée exacte, renforcent la saisie des fluctuations inhérentes à toute systématique. Son isomorphisme spatial et sa synchronie d'enregistrement l'installent d'emblée dans une impartialité terrible, avant, en dehors de toute durée, de toute étendue familière. Son absence, bien que dissolvant la réalité, se donne comme réelle, et donc d'une certaine façon comme présente, dans un affolement de l'être et du non-être qui ébranle toute ontologie. Elle dégage des apparentements de structure entre l'infiniment grand et l'infiniment petit, nous précipitant dans l'origine. Elle inscrit le plus fortement l'univers comme succession d'états irréversibles, le plus-jamais-nulle-part de tout événement. Elle fait paraître peu situationnelle toute situation. Et, nous y reviendrons, le corps humain s'y donne sans cesse comme en deçà des intentions de ses acteurs, dénonçant un inconscient, un ça, qui n'est plus seulement psychique mais physiquement cosmique.

La photographie a donc tout ce qu'il faut pour satisfaire ceux qui poursuivraient la démarche radicalisante de l'art extrême. Non pas quand elle tente de miner les effets obtenus dans d'autres pratiques ancestrales, comme la peinture; ses résultats sont normalement alors ceux de l'art quotidien. Mais justement quand elle est fidèle à sa structure propre.

 

3B2. Le « sujet » photographique

La photographie japonaise raconte moins ce qui s'est passé devant la caméra qu'elle n'inscrit ce qui a pu se passer, en un instant précis, entre le photographe et son motif.

Attilio Colombo, Japanese Photography, préface.

 

Cependant, l'art extrême ne joue pas avec le fond du monde d'une manière indifférenciée. Ses produits sont toujours marqués par une société et, à l'intérieur de celle-ci, par des individualités biologiques et sémiotiques. Cela peut tenir à ce que le groupe ou l'individu veulent délibérément s'exprimer, comme ce fut le cas dans les périodes romantiques ou expressionnistes. Mais l'originalité demeure même quand elle n'est pas poursuivie comme telle. La radicalité des produits de l'art extrême est toujours saisie sous un certain angle, dans une révélation ou une construction singulières, qui font que Mozart ou Beethoven, un Dogon ou un Polynésien, à radicalité égale, produisent des résultats qui les rendent directement reconnaissables. Peu par leurs dénotations et leurs connotations, qu'ils partagent largement avec d'autres, mais par leurs effets de champ perceptifs. Ceux-ci leur sont si particuliers qu'on peut, pour les désigner, parler du sujet pictural d'un peintre, sculptural d'un sculpteur, architectural d'un architecte, textuel d'un littérateur. Ces sujets désignent alors ce taux particulier d'ouverture et fermeture, compacité et porosité, etc. que réalisent leurs sons et leurs rythmes, s'il s'agit de musique ou de littérature, leurs traits, leurs touches, leurs couleurs, leurs volumes, leurs matières, s'il s'agit d'architecture, de peinture, de sculpture.

A nouveau la photographie rejoint ici les autres arts. Prenons quelques cas particulièrement sensibles. Robert Capa est reconnaissable à une lumière plissée tendre, qu'il s'agisse d'une montagne, d'un pantalon, d'une tache de sang sur le sol. Cartier-Bresson à des volumes saillants, qu'il capte des putains de Mexico ou des enfants maghrébins dans une cour. Eugène Smith à une angulation en fuseau exaltant la « coloration » des contrastes noir et blanc culminant dans sa fileuse, mais qu'il retrouve chez des paysans arpenteurs ou dans les attitudes d'un médecin ou de veilleurs de mort d'un village espagnol. Edward Weston à une texturologie où la mise au point impartiale croise choses et lumières, ordonnances et dégénérescences en une sorte d'éternité. Dorothea Lange produit une articulation qu'elle veut audible, phonétique, d'un dos de chemise ou d'une branche d'arbre. Chez Walker Evans c'est une frontalité, une planéité, une quadrangularité magnifiantes. Chez William Klein, les turbulences paniques de l'événement urbain. Chez Avedon c'est la physiologie des épidermes. Irving Penn se reconnaît à la tension entre flatulences lumineuses et découpes mortelles. Kertész aux structures rendues aveuglantes. Mapplethorpe au bord à bord de grandes plages de valeurs impondérables où toutes les formes, plus déposées qu'immobiles, sourdent comme rapport du vide et de fragments, dans une instantanéité lente.

Cependant, il faut le dire, les sujets photographiques n'ont pas la même décision que les sujets musicaux, picturaux, architecturaux, textuels. Vivaldi est presque immédiatement reconnaissable de sa première à sa dernière Œuvre et quasiment de mesure en mesure. Les peintres, architectes, littérateurs, musiciens ont une grande constance, même si c'est celle d'une apparente inconstance comme Picasso. Leurs « sujets » picturaux, architecturaux, textuels, musicaux varient peu quelles que soient les dénotations et les connotations auxquelles ils s'appliquent, et du reste l'artiste s'arrange pour choisir les thèmes dénotatifs et connotatifs dont il pressent qu'ils peuvent habiter ses effets de champ perceptifs. La photo est différente.

C'est le même Avedon qui fait les photos de mode de « Vogue », celles de gens célèbres qu'il invite à poser jusqu'au figement, celles qui témoignent de l'agonie de son père : les trois séries se complètent, et elles font même partie d'un même intérêt physiologique et sémiologique pour la vie de la mort. Mais sans doute ce lien n'est pas aussi apparent que celui qui relie les opéras de Mozart et sa musique de chambre. Devant un tableau, le sujet pictural est si déterminé qu'on dit volontiers : voici un Rubens, un Hockney. Devant une photo on ne dit guère : voici un Capa, un Avedon, un Cartier-Bresson, un Walker Evans.

On peut regretter cette situation, et y voir une faiblesse. Ou y sentir une originalité, et y être attentif. Si l'intervention humaine est moins impérieuse en photographie que dans les autres arts, c'est que l'univers y fait irruption plus qu'ailleurs. C'est aussi que la transponibilité de la photo la fait aussitôt échapper à sa hauteur plus que toute autre production.

 

3B3. La sémiologie non réflexive

Ce qui distingue la photo vraiment accomplie lui vient de la compréhension de détails en rapport avec une conception de base. Ce que la photographie exige c'est une critique adéquate dans le cadre de ses propres critères (on its own terms).

Ansel Adams, 1935

 

Enfin, il est rare que quelqu'un qui poursuit la démarche de l'art extrême n'en vienne pas, à un moment ou à un autre, à cette forme particulière de radicalité et de singularité qu'est l'interrogation sur la nature de son médium. Du moins, une attitude réflexive s'est affirmée dans tous les arts depuis 1950, et l'on a vu s'épanouir une peinture de la peinture, une sculpture de la sculpture, une littérature de la littérature, une musique de la musique, un cinéma du cinéma.

Y a-t-il de même une photographie de la photographie? Assurément, les raccourcis de Bill Brandt, les plongées de Moholy-Nagy, les fusions colorées de Ernst Haas thématisent les structures de la prise de vue plus que celles de l'univers. Le narrative-art, celui de Duane Michals ou de Nakagawa, signale bien l'impossibilité pour la photo de raconter des histoires continues et par contre son aptitude à créer des figures, que des légendes en décalage, et non explicatives, parviennent, disposées sur une même page, à articuler en un récit-figure. Et c'est une des forces des Japonais, ici comme ailleurs, de confronter le représenté et la convention de représentation.

Pourtant, on dirait que la photographie est moins que d'autres démarches artistiques portée à ce genre d'introspection. Paradoxalement, les photos qui offrent l'intérêt réflexif le plus grand y parviennent comme par hasard. Tout le monde connaît le fameux reportage du débarquement de Normandie par Robert Capa. La pellicule en fut gâchée dans les studios de Londres. En fin de compte, l'accident n'a pas détruit les huit négatifs subsistants. Il a seulement intensifié un de leurs aspects fondamentaux : d'être des empreintes problématiques. Le résultat de cette aventure est un ensemble sémiotiquement bouleversant sur la nature de toute apparence, de toute apparition, de tout événement, présent et absent. Mais la fascination vient ici, comme il semble convenir à la photographie, non d'intentions préméditées mais d'un accident extérieur.

Le travail de William Klein illustre sans doute le même point. Quand il déforme les passants et les véhicules de New York dans ses grands angulaires, révèle-t-il une propriété de la ville ou une possibilité des objectifs photographiques? Ou bien encore, en expressionniste conscient et en sémiologue inconscient, trahit-il que la ville avec ses turbulences et l'appareil photographique avec ses perspectives courbes, plus topologisantes que géométriques, sont frère et sŒur, comme Coburn l'avait vu et dit dès 1900?

Certains photographes ont montré beaucoup de passion à affirmer que la photographie était un art. Et aussi quelle n'était pas de l'art. L'usage testimonial, qui lui est tout à fait propre, nous familiarise sans doute encore avec ces revendications et ces modesties, ces dépossessions et ces élargissements qui du reste ne sont pas seulement le fait du photographe, mais de tout l'homme contemporain.

 

Henri Van Lier

 
Notes :
 

[1] L'estimation de la position des sources lumineuses dans la profondeur de champ n'est possible qu'à la condition que l'émulsion sensible soit disposée sur un support rigide et de forme régulière. Ensuite, l'échelle doit être maintenue au cours de la prise de vue : gros plan, plan moyen, plan éloigné. Enfin, il importe que la perspective créée par les lentilles (grand angle, angle moyen, petit angle) soit homogène ; en d'autres mots, puisque tout système de lentilles déplace le trajet des rayons transmis, il faut que ces déplacements relèvent d'équations continues. Nous conviendrons de désigner ces trois conditions, et en particulier la dernière, par le terme, un peu vague mais suffisant, d'isomorphisme

[2] Beaumont Newhall : «Photography, by Lady Elisabeth Eastlake». in Photography : Essays & Images, pp. 81 -96. Moma, New York, 1980.