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Texte de l'auteur (5 pages) en PDF
 
 
 
ANTHROPOGÉNIES LOCALES - SÉMIOTIQUE
 
 
 
PHILOSOPHIE DE LA PHOTOGRAPHIE
 
Première partie - TEXTURE ET STRUCTURE DE LA PHOTOGRAPHIE
 
 
 
Chapitre 2 - LES INDICES ET LES INDEX
 
 
 

La découpe ostensiblement arbitraire des figures par les bords de l'image, les formes créées par des plages en chevauchement, les patterns asymétriques et centrifuges, la juxtaposition de masses actives et de masses vides — ces qualités constituent la définition visuelle de ce que l'on entend, pour une bonne part, par l'expression « regard photographique ».

SZARKOWSKI, Looking at Photographs, 1976.

 

Quel statut ont maintenant les empreintes photographiques par rapport à un spectacle éventuel ? Sont-ce des signes ? Ou des indices ? Ou des index ? Le français nous est ici d'un grand secours, car il distingue les signes, d'une part, et les indices et les index, de l'autre. Nous allons suivre ces distinctions qui sont très utiles à notre propos.

Les SIGNES sont des signaux intentionnels, conventionnels, systématiques. Ils désignent au sens fort du terme. Les peintures et les sculptures sont des signes analogiques, parce qu'elles désignent leur désigné par une certaine proportion (analogie). Les mots, les chiffres, les marques de ponctuation sont des signes digitaux, parce qu'ils désignent leur désigné en l'étiquetant dans un système, et que cet étiquetage peut se faire par une suite de chiffres (digits), du reste réductibles à des choix 0 — 1. Les INDICES ne sont pas des signes, ce sont des effets physiques d'une cause qui signalent physiquement cette cause, soit par monstration, comme l'empreinte de la patte du sanglier montre cette patte, soit par démonstration, quand un déplacement insolite d'objets démontre au détective le passage d'un voleur. Les indices sont des signaux non intentionnels, ni conventionnels, ni systématiques, mais physiques. Enfin, les INDEX, comme un doigt (index) ou une flèche tendus vers un objet, indiquent cet objet. Ce sont bel et bien des signes, puisque ce sont des signaux intentionnels, conventionnels, systématiques, mais des signes minimaux, puisqu'ils ne désignent rien par eux-mêmes, ils indiquent seulement.

Il suffit de ces précisions pour se rendre compte que la photographie n'appartient pas au domaine des signes, comme les dessins et les mots (même si l'on peut photographier des dessins ou des mots). Par contre, ses empreintes photoniques sont très exactement des indices, qui signalent leur cause, le spectacle, tantôt en le montrant, quand des taches sombres et claires me font voir une biche, tantôt en le démontrant, quand une distribution statistique de points noircis permet de découvrir par raisonnement un corps céleste ou l'arme de l'assassin. Enfin, des index peuvent indiquer certaines portions privilégiées des empreintes, et donc aussi des indices photographiques en les accentuant ou en les orientant. Ces index sont bien connus. C'est, par exemple, les noircissements ou les éclaircissements de certaines portions de l'empreinte lors du développement. Des choix de pellicules ou d'impression, ou une diaphragmation, qui montrent qu'on a voulu attirer l'attention sur la lumière du matin ou du soir, ou sur la qualité d'ombre d'un sous-bois. L'enveloppement particulier d'un motif par une certaine profondeur (minceur) de champ. Et toutes les modalités de cadrages. Car il faut bien voir qu'il y a deux cadres, très différents d'effet, dans la photographie : a) un cadre-limite, qui appartient à toute photo du seul fait que ses bords sont droits et à angle droit ; b) un cadre-index ou cadrage, qui éventuellement montre du doigt, indique, signalise, certaines parties de l'empreinte, donc certains indices particuliers.

Ce qu'il y a de remarquable dans la photo c'est que, quand elle comporte des indices et des index, ceux-ci ont entre eux une relation extrêmement intime. Sans doute je peux indexer une photo simplement du dehors, grossièrement en y écrivant une flèche, subtilement en incorporant dans le cliché une cible ou en gardant ses encoches de bobinage comme points de repère. Mais les vrais index photographiques, comme le cadrage, l'éclaircissement, l'obscurcissement, la situation dans le champ, etc., signalent les indices du dedans, dans leur texture et leur structure, qu'ils accentuent et orientent.

Alors, indexés au plus intime, les indices photographiques sont d'autant plus puissants qu'ils sont faciaux, c'est-à-dire qu'ils présentent le spectacle par la face normalement vue par le regardeur, et en préservant les plans (quoique sommairement). Et ceci n'est par trivial. Car l'empreinte-indice du sanglier dans la boue est concave pour convexe. Celle de l'enseveli sur le linceul de Turin est inversée gauche-droite, tout comme celle de la main imprimé sur la paroi de Pech-Merle. Celle de l'ombre sur un mur fait coïncider face et dos dans sa découpe purement négative. Au contraire, la photo, me faisant voir l'effet d'une cause dans la direction et selon les plans où je vois d'ordinaire cette cause, a pour résultat que cet effet provoque dans mes schèmes mentaux des déclenchements très semblables à ceux que provoque la cause elle-même.

C'est si vrai que, dans ce cas, on aurait envie de dire que l'indice dénonce sa cause, la trahit, la révèle, la déclare, la publie. Mais le moindre excès de vocabulaire nous serait ici fatal, car il nous ferait oublier ce qu'il y a de plus spécifique dans l'indice photographique, son terrible mutisme, que l'on confondrait avec l'éloquence du signe. Nous nous contenterons donc de parler d'indices monstratifs (et démonstratifs) faciaux accentués et orientés.

* * *

Dans le précédent chapitre, nous avons vu que l'empreinte lumineuse présentait le paradoxe d'être à la fois ce qu'il y a de plus net et de plus flou. Nous remarquons maintenant que son statut sémiologique, ou plutôt indiciologique, n'est pas plus rassurant.

La photo est faite d'indices. Ainsi son unité de construction et de lecture n'est pas la décision du trait, caractéristique du signe, même en Chine et dans les cavernes, mais la plage. Dans la photo, le trait n'est jamais qu'un cas extrême d'élongation rectiligne ou curviligne de la plage. Et ceci rend son interprétation flottante.

Puis, quand et à partir d'où des indices sont-ils distincts de leur bruit de fond ? Et sont-ils jamais vraiment distincts entre eux ? Ne vaut-il pas mieux dire qu'ils sont partout et sans cesse en chevauchements entre eux et en situation d'émergence problématique dans leur fond de bruit ? Du coup, comment les dénombrer ? Dans ce cliché d'un grand reporter ou même d'un amateur distrait, sont-ils dix, cent, mille ? Les indices photographiques sont peu cernables, et en tout cas indénombrables.

Sans doute, ils sont signalisés, accentués, orientés par leurs index. Mais justement, quelles relations les index photographiques entretiennent-ils entre eux ? Exercent-ils des fonctions assez définies pour qu'on soit autorisé à parler d'une syntaxe ou d'un code des index ? Ou bien plutôt organisent-ils les indices intentionnellement et conventionnellement mais seulement selon des ensembles larges et flottants, comme il convient à une rhétorique ? En raison des flottements que nous avons relevés déjà et que nous relèverons encore, il semble plus proportionné de parler d'une rhétorique des index.

Mais il y a des étrangetés moins naïves. Ainsi les indices de n'importe quelle photo renvoient à leur cause (à leur spectacle éventuel) et par monstration et par démonstration. Cela fait une ambiguïté permanente sous le regard, même quand nous n'y pensons pas explicitement.

Celui qui rapporte ne peut intervenir, celui qui intervient ne peut rapporter », dit fortement Susan Sontag. « C'était notre job de rapporter », dit Horst Faas. Mais rapporter quoi ? Un coup de baïonnette dans la' chair vive ? Mais alors il fallait cadrer plus bas et de plus haut, ou cadrer sur les visages. Or Michel Laurent a cadré jusqu'au faîte de la Mosquée. Donc, a-t-il « rapporté » les exécutés ou les exécuteurs ? Et qui parmi ceux-ci. Les soldats, les assistants, les trois silhouettes blanches du fond ? Ou inconsciemment la mosquée avec ses impératifs latents dans le dos de tous ? Malgré ses mains tremblantes qui l'empêchaient presque de changer de film, le reporter a-t-il prévu que Kozloff trouverait sa photo surnaturellement calme (weirdly calm) ?

Michel Laurent: Massacre au Pakistan Oriental, 1971.
© Associated Press Photo.

 
 

D'autre part, la monstration que fait la photo est à la fois faciale et distante. Et, de nouveau, le caractère facial et physique de l'empreinte-indice fait qu'un tel est bien là, mais le caractère distant me le soustrait : ce n'est pas lui qui a touché le cliché, mais seulement des photons qui l'ont touché lui et le cliché, liant seulement lointainement et très abstractivement l'un à l'autre. Et à ce dédoublement dans l'espace (être là, n'être pas là) s'ajoute le dédoublement dans le temps. Car, comme l'effet physique est là-maintenant, sa cause est aussi là-maintenant, et pourtant je ne sais que trop que cet effet a été causé par elle. Toute photo opère une terrible tension entre le proche et le lointain, le présent et le révolu.

Quant à la notion de référence en photographie, sa subtilité peut se résumer en trois emplois d'un verbe. Les signes se réfèrent à leur désigné, qu'on appelle d'ordinaire leur réfèrent. Les index réfèrent tout court, puisqu'ils n'ont pas de désigné (réfèrent) par eux-mêmes. Les indices, au mieux, sont référés, ce qui est le cas quand ils sont indexés par des index, comme il arrive souvent dans la photographie. On voit donc combien il est ambigu de parler du réfèrent d'une photo, à moins de prendre des précautions byzantines, puisque les index, y étant les seuls signes, y sont les seuls facteurs de référence, et qu'ils portent directement sur les indices, et seulement indirectement et très fragilement sur le spectacle signalé.

Et le diagnostic de la destination photographique n'est pas plus favorable. D'abord pour être vraiment destiné par un destinateur à un destinataire il est bon d'avoir des désignés (référents) un peu solidement établis, ce qui est le cas des signes, mais non, nous venons de le voir, des indices photographiques. Et puis, tout le monde le sait, un nombre immense de photos sont faites par hasard, ou au hasard, ou à tout hasard. Mais, même dans les photos directement destinées à quelqu'un, la destination est extrinsèque à la texture et à la structure de la photo elle-même, largement ou tout à fait. Bref, à y voir le statut de la référence et de la destination, il vaut certes mieux ne jamais parler de message à propos de photographie, à moins de bien préciser que la mission est alors extrinsèque au cliché même (j'envoie la photo d'une citadelle à un officier pour lui dire de l'assiéger et comment), ou bien qu'on prend le mot message au sens de signal interprété, ce qui fut un abus de terme, depuis généralement abandonné, de la naissante théorie des communications.

Ceci n'est pas des arguties. Dire que la photo n'a pas de réfèrent, ou de façon très indirecte, ce n'est pas la diminuer. Le rapport de référence, propre au signe, est très extérieur et conventionnel. Constituée de signaux physiques, montrant ou démontrant physiquement leur cause, la photo a une force incomparable. De même, dire qu'elle n'a que bien peu une destination, un destinateur et un destinataire, ce n'est pas non plus la priver de pouvoir. C'est au contraire marquer sa terrible suffisance. Son autarcie. La façon dont elle se soustrait à nos prises.

* * *

Photographie est un mot ambigu. La graphie, écriture et dessin, est l'acte humain par excellence ; et la lumière, agent physique, ne saurait ni dessiner ni écrire. Une photo est exactement un effet. Photo-effet. Effet-photo. Dans le sens classique où l'effet signale sa cause, mais aussi se suffit. Nouvel être, être sui generis Aussi efficace qu'indicatif.

 
 

Henri Van Lier

Philosophie de la Photographie

in Les Cahiers de la Photographie, 1983

 
 
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