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Texte de l'auteur (14 pages) en PDF
 
 
 
ANTHROPOGÉNIES LOCALES - SÉMIOTIQUE
 
 
 
PHILOSOPHIE DE LA PHOTOGRAPHIE
 
Troisième partie - LES CONDUITES PHOTOGRAPHIQUES
 
 
 

Je vous donne la photo comme l'équivalent de ce que j'ai vu et senti, disait à peu près Stieglitz vers 1900. Pour moi, ce mot « équivalent » est de grande importance. Il est centrifuge, un flux de force vers l'extérieur, pas centripète.

ANSEL ADAMS, Polaroïd Land Photograph, 1963, 1978.

 

Comme toutes les autres techniques, la photographie pose la question du rapport entre les appareillages et l'activité humaine en général. L'illusion humaniste est de croire que les appareillages sont des moyens au service de l'homme, et contrôlés par lui. Mais, d'abord, nos objets et processus techniques sont des objets-signes, ou des objets-indices, et nous sommes des animaux signés, littéralement constitués par eux comme par nos langages. Et, d'autre part, ils sont moins des moyens qu'un milieu ; et un milieu on y baigne plutôt qu'on n'en dispose. La photographie c'est actuellement des millions d'appareils et des milliards de photos et de pellicules. C'est nous qui avons déclenché la chose. Mais, au point où nous en sommes, c'est surtout nous maintenant qui sommes déclenchés.

Il y a quelque chose de curieux à tant parler d'acte photographique. On ne parle guère d'acte musical, ni d'acte chimiste, ni non plus d'acte automobile, ni d'acte aviateur. On a commencé à parler d'acte architectural et d'acte d'écrire quand l'architecture et la littérature ont dépéri. La photographie se porte bien. Alors, pourquoi ce curieux terme théologique (Dieu est acte pur), que le français emploie quand il veut insister sur l'intériorité d'une opération (acte de foi, d'espérance, de contrition) par opposition à l'opération extérieure (actions de grâce), ou à l'action et la ré-action du physicien ? Peut-être parce que c'est un domaine où l'acte humain est à la fois le plus violent et le plus décentré. Comme dans l'acte chirurgical. Pensons-y. Tous deux, le chirurgien et le photographe, tranchent et déclenchent. Et tous deux le font dans l'humanité vive, et en jouant avec une certaine mort. L'un surtout sur les corps, l'autre surtout sur les signes. La photographie nous met apparemment dans l'humain par excellence, la représentation et la graphie, et de ce foyer le plus anthropocentrique voici que des appareils faits par nous nous disent crûment : « Déposez-nous quelque part, laissez-nous nous déclencher tout seuls, nous nous débrouillerons pour vous faire quelque chose, pour faire des choses qui souvent vaudront mieux que les vôtres, que du reste vous ne comprendrez jamais complètement, dont vous ferez des théories généralement anthropomorphiques, donc non pertinentes. Et êtes-vous même sûrs qu'il s'agisse de représentations et de graphie ? Rien n'est plus inhumain (indifférent aux projets humains) qu'une empreinte, même indicielle pour vous, même indexée par vous. »

Aussi, sans nier l'apparentement de l'acte photographique à l'acte chirurgical, et sans méconnaître qu'il y a des photographes engagés scientifiquement, artistiquement, commercialement, érotiquement, nous parlerons plus modestement de conduites photographiques. Il ressort de la nature indicielle et donc chevauchante de la photo que ces conduites ne seront pas aussi distinctes entre elles que s'il s'agissait de systèmes de signes. De même, il sera bien difficile de séparer trop, à cet égard, celui qui fait la photo et celui qui la regarde. C'est donc ensemble que nous les envisagerons dans les grandes attitudes ou conduites, fatalement éclectiques, que nous allons artificiellement traiter de façon successive et dans un ordre presque arbitraire.

 
 
 
Chapitre 13 - LES CONDUITES PRAGMATIQUES
 
 
 

Nous entendons ici par pragmatique tout ce qui atteint des fins pratiques au sens courant. La photo a cette capacité dans la mesure où, comme nous l'avons vu, elle peut, en exploitant ses index et sa minceur de champ, fonctionner comme empreinte-indice, et tout particulièrement comme stimulus-signe et comme figure.

 

 

13A. LE VOYEURISME MODÉRÉ

 

Au-dessus de la table, sur laquelle se répandait déballée une collection d'échantillons de tissus - Samsa était voyageur -, pendait l'image qu'il avait récemment découpée d'un journal illustré et qu'il avait mise à l'abri dans un joli cadre doré. Elle représentait une dame, qui se tenait assise droite, équipée d'une toque de fourrure et d'un boa de fourrure, et qui levait vers le spectateur un lourd manchon de fourrure dans lequel son avant-bras disparaissait tout entier.

KAFKA, La Métamorphose.

 

La photographie est l'instrument pornographique par excellence. Du moins si l'on s'entend sur les termes. Convenons d'appeler sexuels les objets, les textes, les sons, les images censés induire des comportements orgastiques mêlant sans exclusion préalable les corps et les signes. Erotiques, ceux qui évoquent les phénomènes orgastiques, mais en privilégiant les signes qui y ont trait. Pervers, ceux qui clivent les comportements et les signes selon des exclusions préalables. Obscènes, ceux qui reconduisent en deçà des signes et de leurs articulations. Pornographiques, ceux qui se proposent de provoquer des comportements ou du moins des imaginations orgastiques en travaillant comme stimuli-signes.

En effet, la pornographie opère la présentation textuelle ou imagétique d'organes et d'objets qui sont en partie des signes, mais qu'elle détache des systèmes de signes où ils fonctionnent lorsqu'ils sont perçus comme sexuels, pervers ou érotiques. A la fois définis et isolés, les thèmes pornographiques sont censés provoquer par eux-mêmes une action, infailliblement et indépendamment de tout contexte, à la façon dont un stimulus-signal déclenche une réaction. Le fait qu'ils soient très répandus, souvent à des millions d'exemplaires, est censé corroborer le caractère automatique de leur pouvoir.

Ainsi, il n'y a guère eu de pornographie au sens contemporain avant le XIXe siècle, mais seulement une littérature érotique chez Rétif de la Bretonne, perverse chez Sade, sexuelle dans les pièces gaillardes de Malherbe, obscène chez Rabelais. Pour que des thèmes pornographiques aient cours, il a fallu qu'au XIXe siècle se mette en place une psychologie behavioriste, croyant à tort ou à raison que des comportements orgastiques, même chez l'homme, pouvaient être liés à des déclencheurs, des stimuli. En même temps, la production industrielle permit une diffusion massive, garantie d'efficacité. S'institua alors un véritable design des textes, des objets, des images pornos, avec feedback, réel ou prétendu, à partir des réactions de la clientèle.

La photo devait jouer un rôle envahissant dans ce domaine. Nous avons vu qu'elle peut s'organiser en stimuli-signes. Elle est prodigieusement multipliable en raison des connivences entre sa digitalité et le tramé des imprimeries. Sa nature d'image-empreinte lui donne des avantages sur le texte et même sur le simple objet sculpté pornographiques, du fait que le stimulus-signe « naturel » y est présent apparemment sans « représentation ». Ceci dicte ses règles particulières de design. Si des personnages interviennent, ils auront donc des expressions et des gestes stéréotypés, sans relation avec ce qui se passe ; sinon seraient recréées des situations vraies, avec des complexités interprétatives, détruisant l'effet de stimulus simple. Ensuite, il importe que les mises en pages soient sans fluidité, avec le minimum d'effets de champ perceptifs. Ces deux exigences expliquent a contrario qu'il est difficile de faire du cinéma pornographique : le mouvement lumineux crée d'emblée des situations vraies, c'est-à-dire sexuelles, érotiques, perverses ou obscènes. Et il n'est pas aisé non plus de faire des polaroïds pornographiques, vu que leur profondeur glauque (même distante) rétablit des continuités qui virent au sexuel.

Du reste, la photo porno présente un autre avantage. C'est que ses stimuli, tout en étant efficaces, ne le sont pas trop, et sa clientèle peut en disposer sérieusement ou ludiquement selon ses vœux du moment. Ce sont des empreintes lumineuses de spectacles ayant existé, mais selon une minceur de champ et une tactilité photonique tout à fait abstraites. Leurre perçu comme leurre. Puis, la multiplication industrielle accrédite la photographie pornographique par l'effet du nombre, mais la banalise en même temps.

Ainsi, la photo porno se prête-t-elle à ce qu'on pourrait appeler un voyeurisme modéré. Sous sa forme intense, le voyeurisme est une perversion qui exclut préalablement certaines modalités du tact, en particulier du contact, et du regard réciproque. Mais il y a un voyeurisme moins exigeant, qui en fait n'exclut rien, et trouve commode parfois de s'en tenir à la vue, de faire fonctionner le couple œil-cerveau comme s'il était un tact et un contact à distance, ainsi que cela arrive souvent aux habitants des villes. A côté d'une pornographie véritable, qu'on trouve dans les libelles spécialisés, la photographie a donc surtout développé une imagerie badine, celle de Play Boy, Penthouse, Lui, c'est-à-dire des images ni sexuelles, ni perverses, ni obscènes, ni pornographiques, mais timidement érotiques. A moins qu'on préfère dire les choses autrement. La société actuelle, scientifique et technologique, est particulièrement peu perverse. La photographie, par les transpositions où elle excelle, par son absence de substantialité, compterait alors parmi ses fonctions sociales celle d'être le dernier refuge de la perversion, moteur culturel important. Et sous la forme désamorcée qui nous convient : perversion passive, perversion à blanc.

 

Les Krims : Ten, Dark, Sweet Ponds, 1979, « Zien », Rotterdam.

 
 

Le reste est affaire de culture. On ne s'étonnera pas que les Occidentaux aient développé un voyeurisme horizontal, par le trou de la serrure, selon une situation chère à Sartre. Les Japonais, au contraire, descendants d'Utamaro, ont scruté les possibilités, violentes ou anodines, du voyeurisme surplombant, celui qui a lieu du plafond de l'alcôve et se cadre par ses poutres.

 

 

13B. LE POSITIONNEMENT PUBLICITAIRE

 

The Prop's The Thing.

Time Magazine.

 

La photo est presque aussi liée à la publicité qu'à la pornographie. En ce cas aussi, non seulement elle sert, mais pour une part suscite et développe, non comme un moyen, mais comme un milieu.

Il y a d'abord une publicité à court terme, celle qui se fait pour un produit ou un événement sans grand lendemain. On essaye d'attirer l'attention sur quelque chose et d'en vanter les mérites. C'est un mélange de choc et de séduction. Si bien que les mécanismes photographiques en ce cas rappellent ceux de la pornographie. On cherche des signes ou des objets-signes parlant par eux-mêmes indépendamment des contextes. On les signale par une rhétorique d'index très déchiffrables, qui les fait paraître ordonnés ou en désordre, subtils ou bâclés, selon les publics. Il y a pourtant une différence avec l'image porno. Dans celle-ci, les objets sont censés être « naturellement » attirants et stimulants, tandis que dans la publicité de choc ils ne le sont que culturellement et pour un groupe cible. Si bien que l'emploi publicitaire des stimuli-signes photographiques connaît une diversité que l'emploi pornographique ne connaît pas.

Mais les grandes productions publicitaires ne sont pas à court terme mais à long terme. Elles concernent des biens, des services, des partis politiques, des groupes religieux, qui se promettent un long avenir. En ce cas, ce qui importe c'est le positionnement de ce qui est présenté, c'est-à-dire sa détermination, sa différence dans le réseau technique et social considéré en période longue. La publicité à long terme véhicule le positionnement des biens sociaux mais aussi l'effectue. Elle a pour fonction de signaler l'annoncé comme quelque chose de distinct de tout le reste, et plus particulièrement des autres biens appartenant au même domaine. L'important n'est pas que la Marlboro, la Kent, la Peter Stuyvesant, la Dunhill soient séduisantes, puisque par définition, en tant que cigarettes vendues internationalement, elles le sont toutes, mais qu'elles le soient différemment, c'est-à-dire en se distribuant les orientations ou les aires du désir de fumer dans telle société à telle période. De même, la question n'est pas que Mitterrand, Giscard, Chirac et Marchais apparaissent prometteurs, puisqu'ils le sont par définition comme hommes politiques, mais chacun différemment des trois autres. Au point qu'en additionnant les aires qu'ils occupent on recouvre à peu près celle du désir politique en France en nos années. Comment la photographie publicitaire intervient-elle dans cette opération ?

Assurément par ses dénotations premières, dont on peut penser qu'ayant à obtenir un effet plus permanent elles se présentent moins comme de simples stimuli-signes que comme des figures. Ses dénotations secondes sont du même ordre : fraîcheur, détente, compétence, vitalité, risque appartiennent aux humeurs, aux tonalités de l'existence. Quant aux connotations, c'est-à-dire les renseignements sur les mentalités (hygiéniste, performante, voyageuse) des émetteurs ou des récepteurs, elles peuvent être très marquées dans les publicités politiques ou bancaires, moins ailleurs : la Gitane se présente comme régionale et populaire, la Kent, la Peter Stuyvesant comme internationales et aristocratiques, mais la Marlboro chevauche ces distinctions. Aussi l'essentiel de la publicité à long terme semble bien tenir dans les effets de champ perceptifs qu'elle déclenche, ou plutôt installe. Ce qui expliquerait, du reste, que les connotations y soient souvent peu marquées, et que les dénotations y prennent la forme de figures-signes plutôt que de stimuli-signes.

Ce positionnement des annoncés par leurs effets de champ perceptifs a été parfaitement exemplifié dans les publicités de cigarettes vers les années 1970, juste avant que l'attention aux taux de nicotine et de goudron ne vienne y niveler la distribution des désirs. Les trois marques internationalement les plus vendues se partagèrent les trois grandes catégories de l'Occident : l'espace, le temps, le devenir. Plus précisément : le lieu centripète, l'écoulement centrifuge, le devenir tous azimuts du voyage. Cela fit la Marlboro, la Kent, la Peter Stuyvesant.

Pour les effets de champ perceptifs retenus (indexés) dans la photo, la Marlboro c'est l’espace proche, fermé par au-dessus et par le fond, centripète et épais, à odeur lourde, à couleur brune tirant au rouge. Dans les dénotations directes et indirectes ainsi que dans les connotations, cela fera le cheval respiré par le cow-boy mûr, au moment où il rentre. Le texte fait écho dans ses mots : where et country pour le lieu, come to pour le mouvement centripète, flavor pour l'odeur et le goût substantiel dans la bouche ; et dans sa syntaxe qui, de façon aussi centripète, place Marlboro entre deux groupes de phonèmes identiques : come to (kvmt) et country (kvnt), en un retour et un refermement encore renforcés du fait que, pour la graphie, le Ib central de Marlboro émerge enserré entre deux groupes de lettres de nombre égal et proches mar oro,

Au contraire, l'effet de champ photographique de la Kent c'est le temps, l'écoulement horizontal et impondérable, donc en tons pastels, avec une dominante du blanc traversé de bleu et de dorures, celles-ci en lignes à prévalence également horizontale. Dans la dénotation directe et indirecte, et dans la connotation, cela appelle une saine jeunesse des deux sexes en relation avec un thème aquatique. Le texte ne fait à nouveau qu'expliciter l'image : time (instant), what a good (exclamation convenant à l'instant et à la singularité), taste (le goût dans son prélèvement du moment, pas dans sa densité substantielle), avec deux t jouant un rôle de relais dans la suite t-d-t, th-d-t-t-, kt : What a good time for the good taste of a Kent.

 

 
 

Alors, la Peter Stuyvesant, reprenant la thèse du lieu et l'antithèse du temps, achève la dialectique en reprenant les deux dans la synthèse du voyage. Les effets de champ perceptifs tiennent en un angle, celui de l'avion qui décolle, et dans des couleurs bigarrées, qui favorisent seulement les complémentaires stimulantes rouge et vert, en formes également bigarrées, sans découpes franches (puisant dans les déchirures de Rauschenberg) : kaléidoscope, celui du monde vu à travers des aéroports. Dans la dénotation directe et indirecte, à part l'avion, il ne saurait y avoir de visages ni objets définis, mais seulement évoqués en glissement (toujours comme chez Rauschenberg) ; les connotations sont discrètement coloniales. Textuellement, il n'y a pas de slogan net pour rendre un effet si mouvant, si voyageur, sauf de tourner autour du mot le plus kaléidoscopique de l'anglais : joy. Tout message particulier délimiterait le voyage. Le nom suffit : Peter Stuyvesant, c'est-à-dire un des fondateurs de New York, le Hollandais, le Hollandais volant. Comme le voyageur par avion.

De même, les élections françaises de 1981 présentèrent les candidats dans un système d'effets de champ perceptifs quasiment exhaustif. Mitterrand : derrière le plan mural, avec sfumato et profondeur de champ, légèrement de biais. Marchais : devant le plan mural et frontal. Giscard : dans le plan mural, sans profondeur de champ et frontal. Chirac : en trois-quarts baroque par rapport à la surface et à la profondeur. Les dénotations et les connotations suivirent : Mitterrand le regard embué venant de loin et portant au loin, Giscard le regard lucide et suivant le passant, Marchais le regard actif sur qui venait à la rencontre, Chirac l'œil au but. Ce système était si complet qu'à partir de là les autres partis ne pouvaient plus être que des petits partis.

Nous avons détaillé un peu ces exemples parce qu'ils définissent clairement la notion de positionnement, et aussi parce qu'ils montrent à quel programme rigoureux doit se conformer le photographe publicitaire. La bonne marche des choses est si délicate qu'elle suppose un couple, et même une trinité : le créatif, le photographe, le directeur artistique. A l'intérieur du briefing dicté aux créatifs et varié par eux, le photographe tente de trouver l'effet de champ consonnant, ainsi que les dénotations et connotations idoines. Mais il faut un juge extérieur, un directeur artistique, qui décidera si les clichés ainsi obtenus répondent vraiment au positionnement, s'ils le font bien seulement varier, sans déplacer le système de différences où l'annoncé se détermine, et donc existe. Le lay-out fait lui-même partie du choix d'un espace-temps défini : profond, stable et chaud chez Chanel, déchiré (griffé) chez Christian Dior, turbulent chez Revillon, baroque chez Lancôme.

Ceci permet de préciser les objectifs de la photographie publicitaire à long terme. Assurément, elle ne veut pas être repoussante. Mais elle sait aussi que sa mission n'est pas tant d'être agréable, ni de recourir à un arsenal éprouvé, comme la violence ou le sexe. Il arrive parfois que les publicités à court terme recourent à des procédés aussi simples. Mais le déshabillé le plus stimulant et le revolver le plus terrible ne peuvent rien pour Marlboro ni Kent ni Peter Stuyvesant, ni pour aucun des candidats à la présidence de la République. Par contre, si le genre féminin est stérile ou néfaste pour une marque d'essence qui prétend mettre « un tigre dans votre moteur », il convient sans doute à « shell que j'aime », puisque la coquille (shell), thème féminin par excellence, fait partie du positionnement imaginaire de la firme depuis ses origines, où elle s'occupait du transport des coquillages. La publicité à long terme ne cherche donc d'abord ni à séduire, ni à convaincre, ni à informer, ni à embellir, mais à rendre présente une différence actuellement ou potentiellement intéressante dans la systématique des biens d'une société à un moment. On ne s'étonnera donc pas de sa permanence, équivalente à la permanence sociale. Le positionnement de Coca Cola n'a pas changé depuis cent ans. En publicité, ce que les psychologues appellent imprégnation n'est pas un simple rapport fond-forme, comme chez l'animal. Il s'agit de stimuli-signes, dans le court terme, et pour le long terme de figures, et même d'effets de champ perceptifs stables, dont les images particulières ne sont que des modulations.

En fin de compte, la publicité est ancienne comme l'homme puisque celui-ci est l'animal signé, pour qui les biens n'ont d'attraction que situés dans des systèmes de signes. L'originalité présente est que la publicité d'une société industrielle est elle-même industrielle. Pour un réseau technologique et commercial de milliards de biens répartis entre des milliards de clients dans un réseau synergique planétaire, elle demande un support bon marché et saisissable par tout un chacun. Qu'on soit en Europe, en Amérique ou en Inde, ce véhicule ne peut guère être que la photo, la radio et la TV, laquelle est la plus puissante puisque l'image y provient d'une lumière non pas reçue mais émise, ce qui confère au produit annoncé une énergie propre ; c'est l'image TV comme telle qui a créé la force de Goldorak. Mais la simple photo a aussi ses vertus.

Par sa fixité, elle entretient un rapport étroit avec l'emballage et le nom écrit du produit, qui dans un bon nombre de cas (cigarette, dentifrice, poudre à laver, savon de toilette) sont une partie considérable ou l'essentiel du produit même. D'autre part, c'est la photographie publicitaire qui investit la ville et la route, et assure l'insertion publique de certains biens particulièrement importants (automobiles, aliments, hommes politiques) dans le réseau technique, devenu le fondement de nos sociétés. A tel point que l'affiche joue actuellement un rôle urbanistique non négligeable, avec l'éclairage et le son. Elle y réussit d'autant mieux qu'elle est très transponible, et que souvent les dénotations et connotations y sont subordonnées à des effets de champ perceptifs, du reste flous. Ainsi elle établit des climats locaux, des microclimats, comme il convient à l'enveloppement que veut être toute architecture. Devenue monument, ou ayant remplacé le monument, elle signale que, dans le monde contemporain, les grands produits commerciaux, politiques, religieux sont plus importants que les grands hommes. A moins que ceux-ci soient à leur tour de grands produits ou de grands événements.

 

 

13C. LE JEU MORTEL DE LA MODE

 

S'il m'était permis de choisir parmi les livres qui seront publiés cent ans après ma mort, savez-vous lequel je choisirais dans cette bibliothèque du bien, ce ne serait ni un roman ni un livre d'histoire, mon ami. Je prendrais simplement un magazine de mode pour voir comment les femmes s'habillent un siècle après ma disparition. Et ces volants m'en apprendraient plus sur l'avenir de l'humanité que tous les philosophes, les romanciers, les prédicateurs et professeurs.

ANATOLE FRANCE, Préface à The Psychology of Clothes de Flugel, retraduite. Vogue Covers, 1900-1970.

 

Rien n'illustre mieux la notion d'effets de champ (perceptifs, moteurs, sémiotiques, indiciels) que la mode. L'idée de code n'y est qu'un leurre. Chacun sait que les propositions qui pourraient y passer pour des règles (pli sur le soulier, jupe à mi-genoux, taille basse, décolleté tel ou tel) n'y sont édictées que lorsque le phénomène de la mode de l'année existe déjà. Ces règles sont une résultante. Et du reste elles ne sont pas faites pour être suivies. Elles sont là pour qu'un vague discours permette de parler et d'être attentif à une ligne, qui est très exactement une courbure, une inflexion particulière. Affaire d'œil, dit-on, et de bout des doigts. Où se compatibilisent mystérieusement des traits, des volumes, des teintes, des saturations, des luminances, parfois des luminescences. Cela n'est ni l'affaire des textes, ni même du cinéma ou de la télévision. Il y faut absolument la fixité des effets de champ photographiques. Avec la capacité particulière qu'a la photo de créer des figures, au sens où nous les avons définies à propos du roman-photo.

Ces considérations suffiraient sans doute s'il n'y avait qu'une mode quotidienne et familière, celle de « Marie-Claire » ou d'« Elle ». Mais « Vogue » ou « Donna » nous obligent à des propositions plus vertigineuses. On voit bien là que la mode c'est aussi parfois, et peut-être toujours, un jeu sévère avec la vie et la mort où il s'agit de ressaisir des corps biologiques fragiles et mouvants dans des signes fixes, analogiques et digitaux, allant jusqu'à l'emprise de la cérémonie, dont l'appareil funéraire est l'idéal latent. Il y a, chez l'animal signé, le désir d'être « sage comme des images », voire comme des imagos, c'est-à-dire des doubles des morts. Les Egyptiens et les Etrusques savaient cela parfaitement. Et cela fait de nouvelles connivences avec la photographie, elle aussi instance de vie et de mort, avec des capacités extraordinaires de figement, de présence absente, d'abandon qui refuse. Il y a une nécrophilie tempérée, comme un voyeurisme modéré, souvent commune à l'amateur de photographie et à l'adorateur de mannequins. Dans ce cas, les photos n'ont nullement pour fonction de doubler des vêtements vrais et des corps vrais. C'est plutôt les vêtements et les corps qui doublent les photographies. Dans ce carnaval de Venise, les mimes miment volontiers les négatifs de négatifs.

Lorsque « Vogue » a fêté son anniversaire 1900-1970, pour son public qui sait ce que mode veut dire, il n'y avait pas de texte, mais seulement des photos couvertures du magazine. Néfertiti est là chez Avedon comme chez Irving Penn. Les intentions de la haute mode n'ont sans doute pas changé depuis l'Egypte embaumeuse. La photo, embaumeuse aussi, a seulement permis de les survolter et de les diffuser. Les Japonais Fujii et Hiro montrent le même parti impitoyable aux antipodes.

Photo Hideki Fujii représenté par GIF

 
 

 

 

13D. LE SAINT-SACREMENT SENTIMENTAL

 

Rares photographies, lui ressemblant comme de vieux portraits familiaux ressemblent à l'ancêtre disparu, anachronique. Figées, hiératiques, belles. Il n'aimait pas les photographies.

CATHERINE CLÉMENT, Vies et légendes de Jacques Lacan.

 

Le sentiment n'est pas l'émotion. Il n'en a pas la violence, ni la fugacité. Il se plaît à ce qui dure. Mais aussi à ce qui se tient dans la demi-teinte. Présence un peu absente. Absence un peu présente. Avec des élancements, des poignements mesurés, de temps à autre. S'attachant à d'infimes courbures et inflexions. La photographie fonctionne très efficacement dans cette conduite, du moins en Europe. Et c'est même à ce propos qu'on est obligé d'en mesurer, non sans casuistique, toutes les subtilités de réalisme et d'irréalisme.

Ayons le courage de suivre un moment les arguties nécessaires. Il y a quelque chose de troublant dans la photo d'une personne : c'est que des photons ont touché une pellicule, et que ces photons ont touché une personne. Ce qui fait qu'une photo est un tact de fragments de réalité de quelqu'un (de l'inflexion de son sourire, de sa cheville, de sa poignée de main) et aussi un tact d'éléments de réel de quelqu'un (de sa capacité de réflexion photo nique, des combinaisons entre les photons et la physiologie de son corps). Mais ce tact photographique est médiat, opéré à distance par des photons médiateurs, et abstrait, ces photons étant sélectionnés selon des focales et surtout une minceur de champ. Cette situation implique du plus et du moins, car pareil toucher est augmenté de vision, mais diminué par la distance inhérente à la vision ; et pareille vision est augmentée de tact, mais diminuée par la proximité (obscène) inhérente au tact. Du même coup, ce tact visuel a beau atteindre des réels et des réalités du spectacle, il saisit ces dernières hors lieu et hors durée, dans un espace-temps seulement physiquement définissable qui, s'il ne compromet pas le réel, exile la réalité. Ainsi les réels et les réalités d'une personne saisis photographiquement n'ont jamais été pour nous sur le mode de la réalité, et du reste ils ne l'ont jamais été pour elle. La personne photographiée est un état d'univers irréductible à tout autre, comme d'ailleurs tout objet photographié. Il en va en particulier ainsi du moment où a été prise la photographie. Nous voyons bien que c'est un une-fois-jamais-plus, mais sans pouvoir situer le spectacle dans une vraie durée, comme le voudrait la réminiscence. En un mot, la photo ne donne pas de prises à une appréhension ni à une perception ni à une imagination en elle. Grande déclencheuse de schèmes mentaux, elle peut seulement provoquer le rêve éveillé, la rêverie, sur elle, ou à partir d'elle. Ecrire « souvenir de... » sous une photo n'est pas une légende explicative, c'est un complément ou une compensation à ce qu'elle n'est pas.

Il y a au moins deux grandes attitudes sentimentales devant la photographie. La première, plus œdipienne, est bien exemplifiée par Roland Barthes. La seconde, même si Borges ne l'a pas décrite explicitement, pourrait se réclamer de lui ; elle a quelque chose de cosmologique.

Dans la photo, la pratique œdipienne tente de renforcer les aspects de présence personnelle. Tout en admettant une certaine distance dans le temps (ça a été), elle s'efforce de nier l'abstraction dans l'espace. Ainsi, la cause extérieure des indices, le spectacle, est censé être un réfèrent, un messager envoyant (ou étant) un message, voire un message sans code, une parole divine, fatum, un hochement de tête divin, numen. Par prédilection, cette parole vient des amants et des aimés, en particulier du couple parental, origine physique et morale, justification, rédemption du regardeur, qui se perçoit comme le seul interprète intime du secret (la lecture de ce sourire maternel mourra avec moi). Comme la photo résiste à ce traitement, à la fois par ses abstractions et ses effets de champ, le parti sentimental y retient surtout des détails, un détail, presque dénotativement et connotativement cernable, et qui nous atteint comme une pointe, un poignement, punctum. Assurément, Kafka l'a bien dit, la photo est trop mince pour suffire aux dévoilements progressifs auxquels se plaît le sentiment. Aussi, prise dans ce désir, elle appelle l'écriture, le plaisir du texte, correspondance inlassable chez Kafka, fragments d'un discours amoureux chez Barthes. En tout cas, tout se tient là dans la chambre claire, presque insomniaque, loin de la chambre noire et des boîtes noires. On notera que la lecture par éclat quasiment stellaire du détail se vérifie particulièrement dans l'homosexualité masculine, comme en témoignent les poètes anglo-saxons de The Male Muse, les découpes vives des photos jointives de Hockney, les effilements déposés de Mapplethorpe.

 

Les interrogations du sentiment.
La singularité : Henriette de Wael en 1900.
L'accointance : les photographies de couples légaux ou affectifs de Pierre Radisic.
Le cours des choses : Nicolas Nixon photogaphie sa femme et ses trois sœurs chaque année qui passe, « Artforum ».

 
 

Mais il y a un usage non œdipien de la photo qu'on pourrait aussi dire sentimental, bien qu'il soit tout autant cosmologique. Et c'est de suivre, dans le pêle-mêle ou l'album familial, la dissémination de la ressemblance, les minuscules, disparates et fugaces rencontres de traits microscopiques et gyrovagues dont elle est faite. Et en effet, comment, selon ces empreintes lumineuses, celui-ci, ayant été ceci, a-t-il pu devenir cela ? Quelqu'un est-il ou devient-il quelque chose ? Ou n'y a-t-il toujours que des moments singuliers, dont la suite s'attache à un nom et un prénom, et qu'on appelle alors la vie d'un tel ? L'interrogation photographique sur l'espèce est aussi radicale. Quels traits de l'un sont venus de l'autre ? Quels traits biologiques et quels traits culturels ont en commun ces deux sœurs, ces parents et grands-parents, ces enfants, ces jumeaux univitellins ? Mais, à nouveau, y a-t-il bien des traits ? Chacun d'eux n'est-il pas, comme ce sourire dans la Recherche d'Almutassim de Borges, la rencontre fortuite et instantanée d'imperceptibles spores mentaux et physiques, venant des êtres les plus lointains et les plus épars, à des siècles et des continents de distance, et qui seulement caractérisent une famille en se concentrant un temps de façon plus ostensible ? La biologie contemporaine envisage parfois que la vie provient de nuages cosmiques de particules aptes à déclencher des événements vitaux dans certaines circonstances locales. Les photos, par leur nombre, leur trame, leurs indices en chevauchements, leur transponibilité, montreraient-elles que la signification et le sens ne sont jamais que les précipitations fugaces d'un nuage de possibilités infiniment menues s'agrégeant plus ou moins heureusement en certains temps et lieux, sans se décider jamais ? Le pêle-mêle, comme son nom l'indique, fait encore mieux comprendre cette dissémination que l'album.

Ainsi, la photo fut l'instrument privilégié de la famille œdipienne, mais elle se prête aussi bien, et plus pertinemment selon sa nature, à la dissolution du triangle père-mère-enfant. Aux travailleurs migrants de l'industrie, à tous les nomades de nos multiples voyages de corps ou en esprit, elle assure un minimum de références temporelles et spatiales. Mais comment ? Le mélange, sur les murs, de parents divers et de stars du show-business crée une famille autre. Moins consanguine que mentale. Notre sociabilité sans société s'accorde avec cette dissémination de traits physiques et mentaux en comètes.

 

Henri Van Lier

Philosophie de la Photographie

in Les Cahiers de la Photographie, 1983

 
 
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