1. Nous envisageons la photographie
traditionnelle, c'est-à-dire en noir et blanc, parce qu'elle a
régné presque exclusivement pendant un siècle, et qu'elle reste le fondement
des autres. Cependant, il faut prévenir que la photo couleur et surtout le
polaroïd en estompent et parfois en retournent certains caractères.
2. Nos langues, latines ou autres,
développées il y a environ deux mille cinq cents ans, sont aptes à parler de
peinture, de sculpture, d'architecture. Elles supposent un monde fait de forces
et de substances, auxquelles se réfèrent des signes, élaborés par des sujets
humains supposés en position de maîtrise. Tout cela forme un réservoir de
référents que le sujet humain imite et interprète, parfois compose et cadre. Ce
qui donne lieu à de véritables actes. Avec des intentions et des finalités.
Avec le sentiment que les opérations procèdent d'une source intime : de l'âme
à la main. Alors que l'action est visible, l'acte peut être aussi bien
invisible, note Littré. Or, beaucoup de processus depuis un siècle et demi
entrent mal dans ce vocabulaire des langues classiques. Ainsi de la sélection
naturelle, où l'Evolution ne poursuit pas de buts, et se contente de retenir
des hasards utiles. Ainsi de nos politique informatisées, devenues des
comptabilisations-comptabilités nationales et planétaires. Ainsi du son, qui a
remplacé la musique, et où les déphasages, les bruits, sont aussi fructueux que
les phasages, les sons purs. Ainsi de la photographie.
3. Presque aucun des termes habituels des langues
classiques ne convient en rigueur au fonctionnement photographique.
Sinon ce mot « fonctionnement » lui-même, que Littré considérait
comme un néologisme. Sont suspects : acte, objet, sujet, matière, forme,
objectivité, réalité, événement, existence, réfèrent, modèle, image. Et même
des termes appartenant à la technologie photographique : objectif,
fenêtre, cadrage, coupure. Nous y reviendrons.
4. Ce porte-à-faux du vocabulaire a des
conséquences pédagogiques considérables. On peut se demander s'il n'est
pas en partie responsable des milliers de photos inutilisables qui produisent
chaque année des centaines d'écoles de photographie de par le monde. Et ne
joue-t-il pas aussi un rôle dans le fait que les photographes à l'opposé des
peintres, se taisent souvent, lisent peu ou rien dans leur domaine, ou font des
déclarations intempestives? Surtout, n'a-t-il pas l'inconvénient de dissimuler
la révolution épistémologique et ontologique impliquée dans une photo si
quelconque soit-elle, et si grossièrement qu'elle soit reproduite? Parmi les
termes incriminables, il se pourrait que le mot « acte » ait un rôle
important.
1. EMPREINTE, INDICES ET INDEX
5. La photographie est une graphie par la
lumière, n'est pas une graphie par l'homme au moyen de la lumière. C'est une graphie
de et par la lumière même, que l'homme peut seulement recueillir et
provoquer. Mais alors ce n'est pas une graphie du tout. Celle-ci est un
acte, l'acte d'écrire et de dessiner, qui fut pour les Grecs un acte unique, l'acte
humain par excellence ; la graphie est délibérée, intentionnelle. La
lumière, elle, ne délibère rien. Elle est capable d'action, et donc de
réaction, au sens des physiciens, mais non d'acte. La photographie est une action
physico-chimique, autour de laquelle peut seulement s'affairer plus ou
moins efficacement un acte humain. Cela vaut pour l'épreuve négative, qui est la
photo même. Cela vaut aussi bien pour les épreuves positives et tous les autres
tirages, qui en sont les dérivés.
6. Donnons une définition suffisante. Une photo,
épreuve négative ou positive, est une empreinte photochimique d'un volume
de sources lumineuses distantes et localisées, empreintes qui peuvent être éventuellement
saisies comme des indices d'objets et d'événements, surtout si elles
ont été munies d'index à cette intention.
7. On le voit, le français nous est ici d'un
grand secours. Il nous permet d'exprimer fermement quelle est la structure de
la photographie. Nous disposons en effet de deux mots, indice et index, très
différents, et cela dès le latin. L'index est un signe, il montre du
doigt, de l'index, intentionnellement et conventionnellement (selon les
cultures), il désigne au sens strict, et indique au sens fort. C'est ce
que font les index éventuels (non obligatoires) d'une photo que sont certains
cadrages, des choix particuliers de focales, de temps d'exposition, de
répartition et de direction de lumière et d'ombre, lors de la prise de vue,
certaines insistances des révélateurs, le burning in et le dodging, quand on
développe ou imprime. Par contre, les indices, que peuvent être
éventuellement (non obligatoirement) les empreintes lumineuses, ne sont pas des
signes, ce sont des effets physiques perçus comme tels, et pour autant
renvoyant à leur cause. L'empreinte-indice ne désigne pas au sens strict, elle signale,
comme le fait tout autre effet physique, elle indique au sens faible. Un
indice sans index n'a pas de réfèrent, il n'est pas « ce à quoi
renvoie un signe (linguistique) dans la réalité » (Larousse), ni « a
thing that a symbole (a sign) stands for » (Webster). Le signe a un
réfèrent, il se réfère ou est référé avant coup, du dedans. Un indice ne peut
être référé (et jamais se référer) qu'après coup, du dehors. Le signe a un
destinateur. L'indice ne peut avoir qu'un destinataire, quand celui-ci s'en est
fait le destinateur. Peirce n'a pas établi ces distinctions. On pourrait dire
que la langue anglaise, qui n'a que le mot « index », ne favorisait
pas son attention sur ce point. Mais la raison, pour un esprit comme le sien,
est évidemment plus fondamentale. Il n'avait pas besoin de la distinction,
pourtant frappante, car son réalisme médiéval lui faisait considérer l'univers
comme un réservoir d'intentions divines, où donc les indices étaient
originairement des signes. Nous n'avons pas les mêmes raisons que lui de ne pas
voir cette articulation fondamentale de la photographie, qui déjà inquiète l'acte
photographique. L'acte ne se meut jamais aussi bien que dans les signes qu'il
fait, et les référents, qu'il vise, intentionné. L'empreinte-indice de la photo
induit moins de maîtrise et de décision.
8. C'est donc presque trop de dire qu'une photo,
négatif ou positif, est une image. Au sens spontané, image vient d'imitation,
et renvoie d'abord à l'acte de sculpter (les imagos des ancêtres) ou
dessiner, ce qui nous situe bien dans la catégorie du signe, non de l'indice. L'empreinte-indice
qu'est la photo ne saurait être une image dans ce sens-là. Elle est bien image,
mais au sens des mathématiciens quand ils disent que, dans une application,
b est l'image de a par f. Et en effet, le grain d'halogénure virant au noir
(b) est une image d'un photon (a) par un objectif (f). Mais qui voit cela, et
seulement cela, quand il dit qu'une photo est une image? Pour ne pas faire d'erreurs
épistémologiques considérables, il vaudrait mieux s'imposer d'éviter le mot « image »
et parler d'empreintes, éventuellement indicielles, parfois indexées. De même,
il serait préférable de ne pas parler sans précautions de métaphores et de
métonymies, mots qui renvoient d'emblée à l'image et à des actes de
signification, mais plutôt d'indices de similitudes et d'indices de
contiguïtés. Mais là qui consentira à ces lourdeurs? Surtout, qui
consentira à ce nouveau décentrement de l'acte de signification?
9. Du reste, les empreintes-indices de la
photographie déroutent également l'acte de perception, où l'ensemble de
notre organisme globalise l'ensemble de son environnement. Les indices de la
photo renvoient à leur cause à partir d'un résultat monoculaire (cyclopéen),
obtenu par une focalisation rigoureusement isomorphique qui est le contraire de
la vie, et selon une profondeur de champ, laquelle est plutôt une minceur de
champ, dont on ne peut même pas dire que les choses s'y situent selon un
plan abstrait, mais qui plutôt établit une coupe arbitraire de tout
environnement selon ce plan abstrait, qui est le plan de meilleure
définition. D'autre part, les indices photographiques sont datés du passage du
dernier photon, excluant toute sédimentation successive, sinon sous la forme d'un
bougé. Ainsi la photo a bien un espace et un temps précis. Mais elle n'a ni
lieu ni durée. Rien là ne correspond aux conditions de la perception et de la
motricité humaines, que la peinture ou la sculpture anciennes s'efforçaient au
contraire d'intensifier. On perçoit le noir et blanc d'une photo mais il est
malaisé de percevoir le spectacle dont elle est éventuellement l'effet.
10. L'acte de perception est encore troublé, dans
la photographie, du fait que les indices éventuels y sont aussi digitaux qu'analogiques.
En effet, les indices peuvent être analogiques et digitaux comme les
signes. C'est-à-dire que les uns signalent positivement leur cause par une
présence de quelque chose de celle-ci, comme le font les signes images, qui
sont analogiques, tandis que les autres signalent négativement leur cause par
un choix exclusif, comme il convient à des mots ou des chiffres : il y a,
en cette région, un nombre de points noirs (1 ), excluant les points blancs
(2), qui ne répond pas à la distribution attendue en cette région des bits 0-1,
et qui signale donc une singularité : ainsi raisonne-t-on à peu près sur
un cliché du ciel pour détecter une nouvelle étoile. En général, les signes
sont assez clairement ou analogiques ou digitaux. Les empreintes photographiques
sont d'habitude à la fois analogiques et digitales et la présence ostensible du
grain de pellicule et du grain de tirage fait que même l'analogie s'y montre
comme un résultat de la digitalité. Ce qui fait un nouveau trouble pour l'acte
de perception.
11. Bref, la photo est une non-scène. Même
quand elles sont indices, ses empreintes ne signalent rien qui se situe dans
cette distance moyenne qui fait que notre perception puisse embrasser une
situation, du regard ou de l'ouïe. On ne choque même pas quand, dans une
étymologie qui est probablement forcée, on dit que toute photo est oto-scène.
Obscénité de la flatulence de ce qui est trop près ou trop loin par rapport au
plan privilégié de la minceur de champ. Obscénité inverse de ce qui est
infiniment aminci dans ce plan, selon une évidence de stimulus-signe, qu'exploité
l'image publicitaire et pornographique. Peinture, sculpture, théâtre anciens
mettaient en scène des actes et des acteurs. Ils promettaient le tact, l'intentionnaient
intensifié, même s'ils ne le donnaient pas. La photo ne le donne ni ne le
promet, ni ne le permet.
2. CADRE-INDEX ET CADRE-LIMITE
12. Parmi les index photographiques, il y
en a un qui est très ambigu, c'est le cadre. Pour y voir un peu clair, il faut
absolument distinguer le cadre-index, choisi délibérément comme un
signe, et le cadre-limite, qui appartient matériellement à toute
photographie, intentionnelle ou non, fruit d'un cadrage ou non, du seul fait
que l'empreinte a des bords, et des bords nets. On le voit d'emblée, ces deux
cadres sont très différents, le premier est sémiotique, le second indiciel ou
simplement empreint, et parler de « cadrer » en théorie ou en
pédagogie de la photographie est donc redoutable.
13. Considérons d'abord le cadre-limite des
photos non intentionnelles, ou peu intentionnelles. Je dispose dans un
fourré un appareil qui se déclenche une fois par minute. Sont ainsi obtenues
des empreintes de photons réfléchis ou émis par du ciel, du terrain, des
animaux grands et petits, entiers ou partiels en raison des bords. Ces
empreintes, que je peux traiter en indices, me fournissent des renseignements
sur leur cause directe, les photons, et sur leur cause indirecte, des objets et
événements du monde. Mais de plus, il arrive plus ou moins fréquemment que parfois
telle tache et telle autre tache, tel angle et tel autre angle, tel signe ou
tel stimulus-signal et tels autres (car il y a des empreintes de signes et de
stimuli-signaux) provoquent un rapprochement inattendu de deux séries
habituellement hétérogènes, ou de n séries : coïncidences. Ou bien
aussi que, par rapport à ce bord, ou simplement en raison de ces limites, l'espace
se tende, se courbe, s'intensifie, donnant lieu à des effets de champ
perceptifs, moteurs, sémiotiques. Il n'y a même pas eu cadrage. Ni coupe.
Simplement effet d'une limite sur tout ce qui se trouve au-dedans d'elle. Dans
son indifférence parfaite à tout ce qui se trouve en dehors d'elle. C'est un
effet de cadre pur. Il n'y a pas de hors-cadre d'un cadre-limite, sinon
par rapport à une intention particulière d'un regardeur lui-même particulier. L'effet
de cadre pur est plus fréquent qu'on ne le dit. L'appareil manié à bout de bras
par-dessus les têtes par un reporter acrobate n'use pas plus du viseur que l'appareil
à déclencheur automatique disposé par le zoologiste dans un fourré. Dans les
deux cas, les photos peuvent être très fortes, avec de remarquables effets de
cadre-limite, sans cadre-index, et donc sans cadrage intentionnel.
14. Dans le cas des photos intentionnelles, cet
effet du cadre-limite est plus difficile à situer. Car il y a le cadrage du
touriste, qui s'efforce de l'absorber. Le touriste, comme le photographe de
famille, repère un lieu ou une scène qui le touchent dans ses perceptions, sa
motricité, ses systèmes sémiotiques personnels. Il braque son appareil sur l'arbre
avec la gentille bergère en dessous. Il cadre mal ou bien, et il tire. Ainsi
a-t-il d'abord obtenu un cadre au sens oratoire : il a tenté de
ramasser dans une nasse une scène, comme Bossuet, qui aime beaucoup les mots « cadrer »,
« cadrer avec », « cadrer à », écrit le Discours sur l'Histoire
Universelle. Et il a sans doute obtenu aussi un cadre au sens pictural il
est parti des bords de son viseur pour y mettre un certain nombre de choses
importantes pour lui, des gens, des actions, des lumières, des couleurs, voire
un espace général. Dans les deux hypothèses, il a, au sens propre, composé. Son
cadre-index s'est assimilé le cadre-limite de l'appareil.
15. Le photographe tout court, celui qui
pratique ce que Gilles Mora a joliment appelé l'esprit de voyage, fonctionne
tout autrement. Il a le cadre baladeur (comme on dit : il a la tête
près du bonnet). Ce cadre peut être celui de son viseur avec lequel il joue,
mais ce peut être équivalemment celui, tout aussi joueur, de son œil formé à la
prévisualisation, laquelle tient principalement dans une saisie constante par
bords et angles droits. Donc ce cadre nonchalant se déplace sur l'environnement
lumineux, ou plutôt il nage dans l'océan des photons qui nous entourent,
généralement sans y trouver rien qui le concerne (lui le cadre, et sans doute
aussi le cerveau du photographe), jusqu'à ce que tout à coup et tout d'un coup,
entre ces quatre bords, et à cause de ces quatre bords, quelque chose se tende
peut-être déflagre. Le doigt a poussé (ou a été poussé sur) le bouton. Le cadre-limite
a absorbé le cadre-index. Ou plus exactement il s'est dispensé de lui. Action
de la technique, autant ou plutôt qu'acte de l'homme.
16. Cette initiative du cadre-limite est si
féconde et si impérieuse qu'il vaut la peine de mettre les choses au concret.
Robert Capa marche sur une route d'Italie. En face, une colline avec des
chemins comme des bras ; un paysan qui agite les bras ; un soldat
américain qui suit son geste, accroupi comme une colline. Sous la lumière, des
convections générales d'espace. Il y a de l'éventuel dans l'air, pas
tant pour le spectacle, qui va passer, que pour la pellicule, qui seule
subsistera. L'appareil se charge, se dispose pour des distances et pour des
lumières possibles. L'éventualité incernable s'agite davantage. On marche
toujours. Le viseur, ou l'œil-viseur, s'anime. On n'avance plus, mais l'appareil
et le corps se meuvent maintenant sur place, ou presque. Brusquement, on ne
sait si c'est le viseur qui a bougé devant la scène, ou la scène qui a bougé
devant le viseur, mais à une fraction de seconde près, entre les quatre bords
et angles stricts, cela s'est produit. Il y eu un déclic. Capa a entendu un
déclic. Il y a sans doute une photo dans la boîte. Une photo d'un événement?
Non. Une photo qui est un événement. Cartier-Bresson a parlé de cette danse des
dernières secondes. Les photographes de mode n'en ont même pas parlé, puisque
pour eux il est évident que l'événement qu'est la photo comporte une coaptation
convulsionnaire et même orgastique. Weston avait des gestes plus calmes,
mais n'eût pas désapprouvé ces propos. Laissons le contemplatif Walker Evans le
dire aussi : What an exciting thing to see ! Trois lignes plus
haut, il avait prononcé le mot photographique par excellence : fascination.
Et Evans précise bien que le fascinant c'est ce qu'il y a entre les bords
de 8 et 10 pouces, pas la scène, qui s'y voyait bas pour haut et gauche pour
droite. Ce fascinant-là, comme celui du serpent qui fascine, n'est pas très
favorable à l'acte, et au réfèrent, qui est l'affaire de l'acte.
17. Et qu'est-ce donc qui se tend et déflagre
ainsi? Des dénotations simples ou multiples? Quelle misère ! Des connotations?
Plus misérable encore ! Non, comme toujours depuis l'âge des cavernes, des
effets de champ perceptifs, une courbure d'espace-temps perceptive (et
motrice, voire sémiotique), dans laquelle alors et secondairement des
dénotations et des connotations prendront, elles aussi et ancillairement, une
intensité. Et, répétons-le, ce n'est pas l'effet de champ du spectacle,
guillotiné par l'infinie minceur spatiale et temporelle de l'épreuve, mais
celui de l'épreuve elle-même. Les cinéastes ont une expression terrible, qui
peut nous servir ici, et qu'il faut prendre au pied de la lettre : « C'est
bon dans l'image ».
3. LA RÉALITÉ ET LE RÉEL
18. Ainsi la photographie impose très vivement la
distinction de la réalité et du réel. La réalité c'est le réel en tant
qu'il est ressaisi par un système de signes, et pour autant distribué en objets
et en événements entre ces objets. Inversement, le réel c'est la réalité
en tant qu'elle s'échappe à elle-même, en tant qu'elle est toujours là avant ou
après elle-même. La photographie déjoue radicalement l'illusion de la réalité,
tout en étant absolument réelle. Rien de plus réel que cette empreinte, où de
vrais photos ont vraiment rencontré une vraie pellicule sensible, pour donner
un résultat lui aussi réalissime que nous avons sous nos yeux et dans nos
mains. Mais en même temps, la réalité est soustraite. Car ce n'est pas le
sourire de ma mère. C'est l'action photochimique de photons émis par le visage
de ma mère, sélectionnés à partir d'une minceur de champ, et focalisés en vue
de cette action. Le sourire a été, et n'est plus. L'empreinte a été, et est
encore. Mais le sourire photographiquement vu par moi maintenant n'a jamais
été.
19. Pourtant, la photographie nous a livré
des faits qu'aucun autre moyen ne nous aurait livrés pareillement :
la décomposition du pas du cheval par Muybridge, les profondeurs américaines du
Geographical Magazine, le secret des pistils et des pollens, la vie du fœtus
humain, les fonds marins et les cratères de la Lune. Mais ici elle favorise une
autre distinction, celle du savoir et de la science. Le savoir, sécurisant,
a trait à la réalité. La science, déroutante, a trait au réel. La photo
est proche de la science, non du savoir, et il est prophétique que ce soit un
scientifique, Arago, qui en ait fait la première présentation. Les photos de
Yosemite par Ansel Adams, dans l'édition monumentale, ne sont pas objets de
savoir, mais de science. Cela n'est pas Yosemite, comme sans doute aucun
paysage, mais une rencontre réelle entre une minuscule pellicule conditionnée
par l'homme et l'immensité de Yosemite. Cette rencontre est formidable, et
déroute tout savoir et toute parole. Nos clichés d'Io de Voyageur 2 fournissent
des faits réels; comme effets et signaux quant à leurs causes lointaines.
Quelqu'un d'entre nous a-t-il jamais pu les insérer dans sa réalité et dans son
savoir? Mais il ne faut pas aller si loin. Une photo de ma table ou de mon
fauteuil est aussi troublante.
20. Semblablement, toute photo met en
question l'idée de Cosmos-Monde et nous ouvre à l'idée d'Univers. Le Cosmos, le
bien-propre (cosmétique), que les Latins ont traduit littéralement par Mundus,
le bien-nettoyé, (non immonde) est distinct de Chaos, la non-information,
le bruit. C'est le réel en tant que ressaisi dans la réalité, et dont l'homme
peut être vraiment le dominateur et le résumé, le Microcosme. Tout cela
est, de diverses manières, le milieu naturel des arts anciens. La photo nous
précipite dans (vers) l'Univers, où rien de commun et de généralement
organisateur ne peut être dit de rien, sinon que tout, ordre et désordre,
information et bruit, néguentropie et entropie, improbabilité et probabilité,
continu et discontinu, mise au point et obscénité, appartient à l'interinfluence
du tourné-vers-l'un, du versus-unum, de l'Univers. Toute photo est
extraterrestre pour les extraterrestres. Ce que nos enfants sont déjà
largement...
21. Ce qui jette décisivement le photographe dans
le réel et dans la science, par-delà les conforts de la réalité et du savoir, c'est
son commerce incessant avec les deux conditions fondamentales du Cosmos-Monde
et de l'Univers, les deux constantes cosmiques, c et h. La constante c, vitesse
constante de la lumière, symbolise bien cette propriété des ondes
électromagnétiques de se transmettre sans guère de déformations, et de faire en
sorte qu'à un mètre de nous, mais aussi à des années lumière, il y ait des
formes identifiables, nos ustensiles, nos congénères, nos constellations et les
nébuleuses spirales : le photographe touche littéralement du doigt ce
moyen par lequel il y a un monde et un univers visibles dans le choix de ses focales.
La constante h, quantum ou plus petit grain d'énergie, fait que tout
ne soit pas qu'une continuité confondue mais qu'il y ait des choses avec des
oppositions et des découpes, pourtant en même temps elle rend toute apparence
aléatoire et statistique : le photographe touche à nouveau cette condition
déréalisante dans son grain de pellicule et son grain de tirage.
Certaines expérimentations scientifiques mises à part, il n'y a pas, dans la
pratique quotidienne, d'occasion plus vive de se frotter au fond des choses, ou
à leur absence de fond, aux actions du monde avant, après et en dehors de tout
acte.
4. LA NON-MAÎTRISE
22. De ce qui précède on peut déduire la hiérarchie
des initiatives dans les démarches photographiques. II y a d'abord et avant
tout le processus technique mondial appelé Photographie, de quoi tout le reste
dépend. Puis, au sein de ce processus, les initiatives canalisées de la Nature,
et en particulier les ressources et les surprises liées aux deux constantes
cosmiques, c et h. Puis viennent les initiatives du Spectacle, naturel
ou culturel. Enfin, celles du Photographe. Par opposition au peintre, au
sculpteur, à l'architecte, qui l'ont précédé, celui-ci se trouve donc dans une
situation de non-maîtrise et, en bonne partie, d'après-coup. En
cela il ressemble au musicien contemporain qui travaille à ses côtés, et qui,
quand il se trouve devant ses générateurs de son et ses tables de montage à
vingt-quatre pistes, se rend bien compte lui aussi qu'il ne pourra qu'influencer
très partiellement des processus largement indépendants de lui, et ayant leur
logique propre, alors que ses prédécesseurs étaient au sens fort des maîtres de
chapelle.
23. Et ceci entraîne ce qu'on pourrait
appeler le chevauchement des différents usages de la photographie :
usage scientifique, usage pragmatique (pornographie, publicité, mode), usage
sentimental (Barthes), usage artistique (art quotidien, confirmant les codes,
art extrême, les subvertissant), usage testimonial. Une photo a une telle
indépendance à l'égard de nos actes et de nos intentions, qu'elle les
déplace toujours, et qu'un cliché prétendument scientifique est aussi
artistique, sentimental, testimonial, comme la photo pornographique la plus
élémentaire se retourne en science ou en art. Et cette situation hors de nos
prises fait sans doute que, parmi ses lectures, celle qui se réimpose sans
cesse, malgré les précautions pour (‘écarter, est la testimoniale. Le
témoin est celui qui n'a aucune prétention, aucun message, et dit seulement :
voici l'empreinte reçue, à vous de savoir ce que cela veut dire, et si ça dit
quelque chose. On a compris que, dans notre cas, ce n'est pas le
photographe qui est le témoin, mais une épreuve négative et les épreuves
positives qui en seront tirées. Dorothea Lange savait bien qu'elle n'avait pas « fait »
la figure de Migrant Mother, et son modèle non plus.
24. Y a-t-il quelques termes positifs qui
conviennent au peu d'acte du photographe? Affairement ne décrit pas trop
mal les opérations du touriste et de l'amateur, qui faute d'oser vivre une
situation se donnent bonne conscience en l'enregistrant pour la revivre après. Professionnalisme
ne sera guère refusé par les professionnels, qui se rassurent des critères
objectifs de lisibilité et d'équilibre. Restent les photographes tout courts
qui, sans être toujours Robert Capa, Cartier-Bresson, Avedon ou Hiro, font les
photos des quelques grandes agences dont les produits, bien qu'inégaux, ne sont
cependant jamais en contradiction avec l'insolite et l'insolence de la photographie
comme telle. Songeant à eux, Weston parlait de modestie, d'humilité, de
disponibilité, termes un peu généraux. Chasse et chasseur d'images sont
certainement détestables, tandis que trappe et trappeur marquent
un peu l'attention flottante et la nécessaire complicité avec le gibier. On
songe alors à Saint Paul ou aux Indiens : agir comme n'agissant pas. Mais
c'est peut-être les Japonais qui sont le moins mal lotis avec leur acte humain
aussi peu réflexif qu'une action physique, plus émotion que sentiment. C'est
dommage que le mot grâce fasse vieux jeu, car il pourrait servir.
25. Comment alors concevoir un écolage des
photographes tout court? Cela ne semble pas impossible, puisque Brodovitch y a
bien réussi. Assurément pas en parlant technique. Ni en parlant d'avance. Mais
en parlant parfois après. Et pas pour louer. Mais surtout pour refuser. Refuser
tout ce qui restait sans doute d'acte voulu, et donc humain. La
photographie, pour finir, est toujours inhumaine. Pré ou post-humaine.
Pourrait-on imaginer des conseils? Peut-être s'ils sont négatifs. Si vous voyez
dans votre viseur une scène reconnaissable et bien en place, ne tirez pas. Si
vous voyez plusieurs séries homogènes se comptabiliser, ne tirez pas. Si se
rejoignent deux séries hétérogènes, ne tirez pas non plus. Si tout dans la
structure se répond, fuyez à toute jambe. Si ça ne peut pas se feuilleter, si
ça souffre au moment où la page précédente commence à découvrir, où la suivante
commence à recouvrir, ne tirez pas. Si vous voyez de riches dénotations et de
non moins riches connotations, même si elles s'habillent décemment d'un effet
de champ perceptif, ne tirez pas. Par contre, si d'abord ça se tend peut-être
déflagre, s'il y d'abord un effet de champ perceptif puissant (et aussi moteur,
et éventuellement sémiotique), et que dénotations et connotations n'en sont que
des particularités locales, alors...
26. Somme toute, n'importe quelle photo
est, dans notre environnement, l'objet le plus philosophique qui soit.
Aucun objet ne pose autant de questions aussi radicales sur ce que sont la
réalité et le réel, l'actuel et le possible, l'événement et l'éventuel, l'indice
et l'index, les implications épistémologiques et pratiques de c et h, le
rapport de l'information et du bruit, du probable et de l'improbable, de l'entropie
et de la néguentropie, de l'agir et du non-agir, du cosmos-mundus et de l'univers.
27. On doit s'attendre à ce qu'un objet
aussi perturbateur que la photo provoque un refoulement, qu'on pourrait appeler
le refoulement photographique. L'homme est l'animal signé ; de
cette proposition on peut déduire toutes les propositions fondamentales de l'anthropologie.
Il est donc normal qu'il soit plus à l'aise, quelle que soit sa culture, dans
les signes (au sens courant de désignants), qui sont les éléments saillants de
la signification, plutôt que dans les indices, qui s'y dissimulent dans
leur complicité avec les schèmes mentaux, lesquels en sont l'élément le
plus secret et le plus chevauchant de tous, eux aussi se mouvant entre réalité
et réel. Mais la photo suscite un refoulement particulier à nous, hommes
occidentaux, soucieux que nous sommes de demeurer comme des sujets au principe
de nos actes. Aussi n'en finirons-nous sans doute pas de sitôt, parlant d'elle,
de dire qu'elle se réfère à un réfèrent, que « cela » a été, qu'elle
est une image au sens naïf, qu'elle est la chambre claire, alors qu'elle est
bien la chambre noire, et même très exactement la botte noire, ou tout
au plus la boîte grise, celle dont nous voyons l'entrée et la sortie, mais sans
savoir jamais trop ce qu'elle nous ménage dans l'entre-deux. Du reste, le mal n'est
pas bien grand, sauf peut-être dans les écoles. Ailleurs, des millions de
photos, avec leurs millions de redécoupages et de remontages incessants, sont
assez fortes pour n'avoir pas besoin de la pertinence de nos commentaires. Le
gigantesque pêle-mêle où elles nous roulent, les innombrables feuillettements
où elles nous effeuillent, leur distance infinie à l'égard de nos prises, ne
nous laissent même pas l'honneur de nous être trompés, mais la déconvenue de
nous retrouver, selon l'expression brutale, à côté de la plaque.