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ANTHROPOGÉNIES LOCALES - SÉMIOTIQUE
 
 
 
LE BRUXELLOIS, CE SÉMIOLOGUE NÉ
Une sémiologie bruitée, basale et bourrue
 
 
 

 
 
 
TABLE DES MATIÈRES
 
 
 
1. DES CAS EXEMPLAIRES
 
2. DES RÉSONANCES GÉOGRAPHIQUES ET HISTORIQUES
 
3. UNE PRATIQUE PARTICULIÈRE DU LANGAGE
 
4. DES EXTRÊMES CULTURELS QUI SE RENVOIENT L'UN À L'AUTRE
 
5. UNE ÉTHIQUE À DOUBLE FACE
 
 
 

 
 
 
LE BRUXELLOIS, CE SÉMIOLOGUE NÉ
 
 
 

L'anthropologie et l'histoire s'intéressent souvent aux  phénomènes majeurs, tels les peuples tranchés dans leurs époques tranchées. Mais une anthropogénie ne peut oublier les phénomènes mineurs, hésitants, intermédiaires, périphériques, qui souvent recèlent des singularités uniques, voire révolutionnaires. C'est le cas de la culture du Canada français, de la Suisse romande, de la Belgique, et éminemment de Bruxelles, retenu ici pour son rôle de future capitale de l'Europe.

 

Presque toutes les entreprises culturelles des Bruxellois, savantes ou populaires, procèdent, depuis un demi-siècle au moins, d'une attitude sémiologique, et même d'une sémiologie particulière. Il s'agit d'une conduite où les images, les mots, les sons se traitent pour eux-mêmes, et avec une inconvenance, une non-pertinence, une anti-pertinence, une pesanteur et un embrouillement, un bruit du corps et du monde, qui les subvertit jusqu'à leurs racines.

 

 

1. DES CAS EXEMPLAIRES

 

Magritte instaure une sémiologie radicale de l'image, à fleur de mots et à fleur de corps : bouches sexes, nuages pains "français", visages pommes, "to be or not to be" de la pipe peinte qui est et qui n'est pas une pipe, bois hésitant entre la porte et la forêt, arrière-plans passant devant des premiers plans. Le Tintin d'Hergé fait l'inventaire systématique, en même temps physique et naïf, des images clés et des mots clés de chaque grand territoire du Monde : Congo, Amérique, Chine, Egypte, Mexique, Lune, etc. ; et cela après que Quick et Flupke, précisément gamins de Bruxelles, aient vagabondé sous l'oeil complice du policier de quartier à travers les paradoxes logiques ; et avant que Peyo pose lourdement le problème de la sémantique : quelle quantité de différences faut-il pour faire passer une différence, une signification, puisque "Schtroumpf" et "Schtroumpfer", en allemand "chaussette" et "chaussetter", prononcés dans un contexte, suffisent presque à signifier n'importe quoi ? Le dessin de Franquin ramène les corps, les objets, les sons à des poulpes, filaments et vésicules, qui se gonflent et se dépriment à loisir, sens dessus dessous, sans système de référence physique ni non plus moral, et où la loi et l'impulsion, le mot et l'image se confondent, "gaffent", au point que la signature de l'auteur, l'élément le plus juridique, se transforme en histoire, en gags, comme tous les gestes de Gaston.

On retrouve la même démarche en dehors du visuel. Brel est le chanteur par excellence parce qu'il ne chante jamais directement, il mime sans cesse en tous sens, voix et corps ébranlés, tous les genres de la chanson, en une sorte de métachanson ou hyperchanson (Johnny Hallyday et Plastic Bertrand sont aussi vocalement et corporellement mimétiques). Les carnavals de Michel de Ghelderode ne font pas seulement un théâtre masqué, mais un vrai théâtre des masques, où le tourniquet de la politique et de l'art, donc du Roi et du Bouffon, se réduit pour finir, sur la même hampe charnelle, à deux images et à deux voix en pile ou face. Norge, claudélien, est un poète pasticheur de lui-même.

Ces exemples sont seulement plus célèbres. Car les tableaux-fables de Marcel Broodthaers ont continué les expériences sémiotiques de Magritte, avec cette différence que là où Magritte est frappé par le "mystère" de l'impact frontal des images et des mots (comme la caméra immobile de Chantai Akerman), Broodthaers est touché par les écritures mollusques de leurs propagations latérales. C'est à Bruxelles qu'un psychanalysé, Abrahams, a jeté une lumière crue et incongrue sur la tragi-comédie de la séance psychanalytique en perpétrant l'inconvenance, publiée par Sartre, de l'enregistrer sur magnétophone, d'abord secrètement, puis au su de l'analyste. Et il n'y a sans doute qu'ici qu'un professeur patenté, Jacques Sojcher, voulant rendre sensible le balbutiement inhérent à tout discours radical, se présente comme « le pro le pro le professeur de phisophobie, de phipholobie, de fifilofie".

Quasiment rien ne fait exception. Au Théâtre Laboratoire Vicinal, I de Frédéric Baal embrouillait et débrouillait Anne West dans toutes les intersections de la langue, de l'écriture, du geste et du corps brut, comme les Logogrammes de Dotremont. Pierre Sterckx poursuit la sémiologie de la création artistique inaugurée par Queneau dans "Le Vol d'Icare", mais en une a-théâtralité a-professionnelle, tintinesque et lagaffienne. La Braban-conne des Tueurs de la Lune de Miel déglingue l'hymne national jusqu'à une contre-musique. Dans la narration, les Sept machines à rêver de Gaston Compère tournent autour de "L'Eloge des fesses", moules ciliées et odorantes, pendant que les Figures de poupe de Marcel Mariën, pour pratiquer un mystère clair, tranché, éblouissant d'intelligence à la Magritte (et mimant Borges), ne situent pas moins le "secret du bonheur" dans 1'"endolorissement unanime" du savetier de la Forêt-Noire.

Même l'art de bâtir est subverti. L'architecture "impure" de l'Américain Venturi est presque académique en regard du bric-à-brac provocateur de l'an-architecture de Lucien Kroll, ourdie pour socialiser les étudiants en médecine de l'U.C.L. Les fausses perspectives du peintre Paul Degobert détraquent les façades au lieu de les intégrer. Les architectures minimissimes de Philippe Degobert intervertissent les perceptions de l'englobé  et de l'englobant.

 

 

2. DES RÉSONANCES GÉOGRAPHIQUES ET HISTORIQUES

 

Autour de ces cas exemplaires, on observe alors des résonances, selon qu'on s'éloigne de Bruxelles, ou qu'il s'agit de démarches sémiologiques aussi radicales et somatiques de thème, mais plus neutres de ton. Ainsi, le Liégeois Simenon a été, pour Anaïs Nin, un meilleur repéreur de signes que Zola ou Balzac, et il osait la sémiologie subversive de la veulerie. Les grandes épreuves de l'esprit d'Henri Michaux, Namurois élevé en Flandre, sont aussi bien les grandes épreuves du corps, ou même celles de la pulsion, si cette dernière est cette couche de l'être humain où le signe et le corps se tissent au plus près. Une tentative extrême d'une sémiologie du féminin, situé justement comme anti-discours et anti-forme, a été menée, thème et langage, par Luce Irigaray, d'origine boraine.

Et, malgré la neutralité du style, les Etudes sur le temps humain de Georges Poulet lisent Montaigne, Corneille ou Diderot à partir de l'espace-temps quasiment physique supposé par ce qu'ils disent. Mes propres travaux, qui se résument assez dans L'Animal signé, ajoutent que le texte littéraire, la sexualité, l'architecture, la peinture, les objets, la distribution des grandes aires de civilisation obligent à considérer, en plus des articulations dénotatives et connotatives des signes, les effets de champ perceptifs qu'ils déclenchent dans des expériences rythmiques qui engagent le corps entier et diffus en présence du monde entier et diffus. La Nouvelle Alliance d'Ilya Prigogine et Isabelle Stengers, célébrant les noces devenues possibles des sciences de la nature et des sciences de l'homme, considère des états loin de l'équilibre, des fluctuations significatives produites par des conditions aléatoires, la fécondité du bruit au sens informatique et cosmologique du terme.

En remontant plus haut que les cinquante années auxquelles nous voulions nous tenir, d'autres apparentements nous alertent. Au cours du XIXe siècle, Quetelet fonde la statistique sociale en définissant justement "l'homme moyen". Adolphe Sax crée le saxophone, le plus vocalement bruité des instruments de musique. Decroly, partant des "centres d'intérêt" de l'enfant, inaugure un courant de pédagogie somatique qui se maintient jusqu'à l'actuelle "orthographe phonergique" de Jean Camion, où les sons s'incarnent dans une présentation non plus digitale mais analogique. Au tournant de 1900, aucun architecte n'exprime la fracture sémiotique entre deux mondes de façon aussi corporellement double que Horta, dont le métal, matériau de l'avenir, célèbre oedipiennement le passé, et van de Velde, dont le bois, matériau traditionnel, s'exerce au fonctionnalisme du Bauhaus. Et, dès le XVIe siècle, le plus grand des Brabançons, Bruegel le Vieux, ne préfigure-t-il pas toutes ces destinées, puisque les Proverbes, les Saisons, les Babels (babelen, parler confusément) le montrent comme un sémiologue très local (ses paysages sont encore là le long de la Senne à Gaasbeek) et très planétaire (ses Alpes cosmiques), mais aussi très basal (jusqu'au thème défécatoire) ?

Enfin, on fera des observations curieuses sur les rapports de quelques écrivains français avec la zone d'influence que nous envisageons. Rimbaud, sémioticien bourru (tout est pastiche chez lui, même Le Bateau ivre), n'est guère concevable ni trop au sud ni trop au nord de Charleville. Né au Havre, Raymond Queneau, sémioticien corrosif, a légué tous ses manuscrits à la bibliothèque de Verviers, que" dirige André Blavier, le découvreur et l'ami définitif, du reste parfait éditeur de Magritte ; sa Tintin s'appelle Zazie. C'est à La Monnaie que tout un courant de la danse contemporaine s'est inventé pendant vingt ans à travers le corps trapu et bruité (déjà body builder) de Maurice Béjart. Et l'on sourira d'apprendre que Claude Lévi-Strauss a cru bon d'au moins naître à Bruxelles ; ce qui invite à souligner que sa démarche est, comme toutes celles dont il est ici question, une sémiologie où l'on n'oblitère pas le référent, où les signes, en plus de leurs cohérences, sont engagés dans des décalages incessants, qui tiennent à leurs variations musicales, mais aussi aux mouvements géologiques du monde et physiologiques des corps, qui les mettent sans cesse en état de pertinence et d'impertinence, dans les rationalités et les béances croisées qu'orchestre Tristes Tropiques.

 

 

3. UNE PRATIQUE PARTICULIÈRE DU LANGAGE

 

On peut trouver des raisons à cet état de choses. Bruxelles et ses environs se trouvent entre deux groupes culturels très décidés, qui durant les derniers siècles ont dominé l'Europe, puis le monde. Et ces deux groupes, germanique et latin (nous simplifions en négligeant l'anglo-saxon), y sont présents sous une forme hésitante. Le flamand, représentant l'attitude germanique, a oscillé pendant des siècles entre le statut de langue et celui de patois, ses locuteurs actuels ayant encore le sentiment que c'est leur patois qu'ils parlent de manière maternelle, tandis que l'A.B.N., ou néerlandais véhiculaire, reste une langue apprise, certains disent : une seconde langue, mimée. De même, le français, assurant la présence latine, est parlé en Wallonie provincialement, comme une langue dont le foyer est ailleurs, supposant corrections et surcorrections, et par là à nouveau un comportement non immédiat, mimétique. Or, être pris entre deux groupes culturels puissants et décidés exclut déjà de s'identifier clairement à l'un des deux. Mais si l'on n'est en contact avec chacun qu'à travers des formes hésitantes, l'embarras ne peut qu'augmenter.

Ainsi le Bruxellois a été invité séculairement à cultiver l'indifférenciation. Il n'y a sans doute guère au monde d'accent plus relâché que l'accent bruxellois, lequel est en partie une superposition de codes (des mots français auxquels on applique les déplacements de la tonique propres aux langues germaniques), mais pour une part aussi un inter-code, un anti-code, privilégiant toutes les manifestations phonématiques du "bruit, par l'addition de semi-voyelles (y et w) initiales et finales, par l'allongement des occlusives sourdes (p,t,k, très éclatés), des tenues (f,s,z, m,r,ch) : ouei, beau(w), schtroumpf, stoemp, michmach, flache, zwanze, stouf. La sémantique est aussi flottante : bazar, morceau, pouvoir, savoir. Et la syntaxe : "oui mais non". Les restes de pertinence s'estompent timidement dans d'innombrables diminutifs (-ke, -tche) : "Vous n'avez pas un petit franc?"

Ce relâchement linguistique va de pair avec une pratique appuyée du corps. Ailleurs le corps n'est guère concerné, à l'occasion de la parole, que par des gestes codés, qui renforcent rhétoriquement un langage déjà dominé. A Bruxelles, le corps est impliqué pour compléter un système linguistique mal maîtrisé, pour désigner ce que le mot ne désigne pas, pour créer le contexte qui fait que schtroumpf et schtroumpfer aient un sens acceptable : d'où un mime perpétuel des objets et de soi, qui peut aller jusqu'à l'impudeur désignative dans les classes populaires. Mais le corps est aussi mobilisé pour faire descendre le vague linguistique dans le vague organique, dans un certain manque de tenue, renforçant ce qu'un informaticien appellerait le bruit. En mettant ensemble ces deux fonctions, le corps comme information gestuelle et le corps comme accroissement du bruit, on s'explique que, même quand la gesticulation n'est pas effective, elle est au moins pratiquée mentalement. Ce qui fait un genre de comique corporel, visuel, mental tout à fait singulier : "Monsieur le conducteur, c'est vrai qu'on peut être électrocuté quand on met son pied sur le rail? - Oui, madame, si tu mets ton autre pied sur le fil." Ce genre de somatisation en esprit est partout chez Hergé, Franquin, Magritte, Ghelderode, Brel, Dotremont. On ne s'étonnera pas que métaphores et métonymies soient prises ici, si l'on ose dire, au pied de l'image. Et aussi qu'on aime mettre germaniquement l'adjectif avant le nom ("une incroyable gaffe"), sans doute pour que la définition (le substantif) soit perçue à travers la qualité sensible (l'épithète), et non l'inverse, à la française.

L'urbanisme, ou 1'anti-urbanisme, manifeste et entretient cette pratique du langage. Sauf quelques exceptions dues à la grandeur de vue de Léopold II le mal aimé, le plan de la ville redoute les perspectives d'ensemble, qu'on estompe là où elles s'imposeraient (le trafic principal est actuellement disposé de manière à ce que les automobilistes roulent sous l'arcade du Cinquantenaire ou en lui tournant le dos). Bruxelles est, dit-on, un haut lieu du façadisme ? Mais la disparate des façades ouvragées est telle, et les rues sont si peu organisées pour les percevoir, que l'individu qui les a choisies pour sa demeure s'y réalise mais sans s'y déclarer. Si les étrangers déclarent se sentir tellement à l'aise à la Grand-Place, c'est qu'elle résume cette aisance non rhétorique : la multiplication des dorures pour s'assurer qu'on ne manque de rien ("qu'on a à volonté"), mais en même temps l'absence de toute déclaration forte, de tout message, qui contraindrait le passant à se montrer intelligent ou raffiné, comme il se croit obligé de l'être à la Piazza del Campidoglio à Rome, ou tout simplement à la Piazza San Marco de Venise.

Le reste consonne avec 1'anti-perspective urbaine et le brouillement du langage : l'obscénité bon enfant des moules et frites et des gauffres sucrées chaudes ; la grisaille du vêtement cossu ; le décor brunâtre des émissions de télévision socialisantes, du reste remarquables de solidité ; l'anarchie de la signalisation routière ; la médiocrité voulue de la publicité. Plus que partout, le chien est ici 1'alter ego de l'homme. Il n'aura donc ni les rodomontades du dogue de Bordeaux, ni le stretch du pointer anglais, ni l'énergie du berger allemand. Modestement fière de sa bâtardise, "zinneke", la "pauvre bête" par ses défécations envahissantes symbolise la liberté individuelle entendue comme absolue mise à l'aise, comme perfection du fameux "sans façon". Quant au maître du chien, habitué à voir ainsi le fond des choses, l'envers de toute information, il fera rarement des étincelles, mais en revanche il ne sera jamais bête. Sceptique devant tout risque inutile, défiant de toute culture d'où qu'elle vienne, s'il doit être héroïque, "car il y a toujours des guerres", il le sera sans forfanterie, boy scout, Tintin de son Milou. En temps de paix, il renoncera à sa priorité de piéton dans les bandes blanches. Mais qu'on n'y voie ni couardise ni vraie peur, seulement peut-être un peu trop de bon sens, une modestie devant l'existence confinant à la timidité, dont les "ttîmmîddes" de Brel sont l'hyperbole. En tout cas, au bout de la route, et malgré les restes de la Malibran au cimetière de Laeken, il n'y a pas pour lui de Père Lachaise, mais le "kiekepuet", le trou aux déchets de poulet.

 

 

4. DES EXTRÊMES CULTURELS QUI SE RENVOIENT L'UN À L'AUTRE

 

Les habitants ne s'y sont pas trompés, Manneken-pis est bien le plus vieux citoyen de Bruxelles. Conçu en pleine ère du baroque et de ses fontaines, il s'intéresse au liquide. Mais son liquide est de rebut. Et, tandis que le jet urinaire de Gargantua, dans la générosité de la Renaissance française, fait trembler les cathédrales, le sien, minuscule, se contente de tomber médiocrement dans une vasque coincée entre deux rues, ou encore selon sa légende d'éteindre un engin explosif, ou de railler la prétention des Croisés qui, revenant de la Croisade, se prenaient au sérieux. Ses fervents ont pour rite de boire au moins symboliquement de la bière dans un pot de nuit. On ne peut mieux parfaire la confusion entre nourriture et déjection, input et output ("mangez, mangez, ça est quand même pour jeter"), information et bruit, énergie utilisable et énergie inutilisable, néguentropie et entropie. Il y a dans le Manneken-pis un manque de tenue si complet, une impertinence si amusante et inquiétante, que les hommes viennent encore des quatre coins du monde pour s'en étonner. L'enjeu est philosophique et politique. En notre siècle MLF, Félix Roulin, sculpteur des "alliages", a projeté de dresser devant le World Trade Center, comme fontaine du Millénaire, son équivalent féminin.

Mais, en même temps, 1'intercode et le bruitage entre deux cultures à la fois puissantes et seulement entrevues ont produit, faut-il le redire, une sémiologie active, où les signes sont mimés, jamais désincarnés, lourds du poids et du vague du corps, lourds du poids et du vague du monde, toujours immergés (parfois noyés) dans le référent, jamais texte pur ou écriture pure, jamais surface, au contraire déclencheurs d'effets de champ perceptifs autant que d'articulation, mystère (insiste Magritte) mais mystère potentiellement bouffon, jamais cérébral, jamais dadaïste. Subversion, non perversion.

On voit la différence avec les autres grands sémiologues : l'Allemand Handke, l'Argentin Borges, le Viennois Freud, l'Italien brésilianisé Hugo Pratt, l'Américain MacCay, le Roumain Français Ionesco, le Grec Français Fred. Là également la démarche sémiologique a été favorisée par une situation de frontière, celle aussi du Suisse Saussure, du Danois Hjelmslev, des linguistes du melting pot américain. Mais, comme chez eux elle est menée de l'intérieur d'une culture dominante et maîtrisée, elle prend une acuité tragique, métaphysique, théologique, psychanalytique, magique, selon les cas. Nulle part il n'y a cette indifférenciation, cette disponibilité molle, ce brouillement, cette minimisation, cette somatisation diffuse, ces paradoxes gamins, cette façon de rester à quia, ou de faire qu'on reste à quia. Ou bien encore le refus de choisir entre le signe digital et le signe analogique, en analogisant les signes digitaux. Et peut-être enfin en confondant plus que de coutume métaphore et métonymie.

 

 

5. UNE ÉTHIQUE À DOUBLE FACE

 

Si dans les cultures marquées les créateurs culturels, industriels et politiques s'exaltent entre eux ou s'affrontent, dans une région de dégonflement des signes il faut s'attendre à ce qu'ils s'ignorent. D'autre part, la timidité ambiante rend improbable la reconnaissance franche d'une pensée, d'une oeuvre ou d'un quelconque grand dessein, et la consécration en tous ordres ne peut guère venir que de l'étranger, intervenant généralement post mortem, ou chichement ante mortem. D'où un choix simple. Tantôt l'exil du corps ou de l'esprit pour ceux qui supportent mal la méconnaissance incurable, ou tout simplement un monde trop peu tranché. Tantôt, chez ceux qui restent, l'acceptation consciente que l'originalité et la méconnaissance de leur travail s'impliquent mutuellement.

Est-ce là un destin ? Oui, pour le coup d'oeil sociologique, si l'on voit à quel point, ici comme dans toutes les situations humaines, les ouvertures sont liées à des limites. Non, pour le même coup d'oeil, si l'on remarque, comme nous avons essayé de le faire, que le déterminisme en question impose des amoindrissements qui favorisent en retour les entreprises les plus singulières, celles de Magritte, de Brel, d'Hergé, de Ghelderode, de Kroll, ou invitent Bruxelles à être la capitale du Marché Commun Européen pour des raisons qui ne sont pas seulement géographiques mais aussi sémiotiques. Il y a des défaillances culturelles qui, affaissant les signes, affaissent aussi les frontières culturelles. Au "II faut bien !" du Bruxellois défait un hebdomadaire du même lieu associe depuis 70 ans : "Pourquoi pas".

 
 

Henri Van Lier

in La Revue Nouvelle, 1968

 
 
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