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Texte de l'auteur (5 pages) en PDF
 
 
 
ANTHROPOGÉNIES LOCALES - SÉMIOTIQUE
 
 
 
L'ANIMAL SIGNÉ - Quatrième partie - LES GRANDS MOMENTS DU SIGNE
 
 
 
Les plans d'architecture sont des signes à la fois analogiques et digitaux. C'est pourquoi ils offrent un des meilleurs résumés des quatre moments de l'histoire du signe et des civilisations. Ici, un établissement de l'âge de la pierre (d'après Hilberseimer) pour le monde dit sauvage (1); une maison à Babylone (d'après Lunberg) pour le monde dit barbare (2) ; une maquette de Priène pour le monde gréco-renaissant (3) ; un quartier résidentiel projeté par Utzon pour le monde contemporain (4).
Le tout dans Norberg-Schulz, Intentions in architecture, 1966.

 
 

S'il est vrai que le signe c'est l'homme même, faire l'histoire du signe serait refaire toute l'histoire de l'humanité, avec ses contingences. Ce serait montrer pour chaque événement qu'il est une coïncidence singulière infiniment compliquée de réactions organiques, d'interactions du milieu, tout cela traversé par des signes analogiques et des signes digitaux.

Mais, comme la signification a des articulations, - nous y avons observé des termes et des niveaux, - il faut s'attendre à ce que les événements contingents montrent certaines grandes structures selon que ces articulations sont accentuées.

Pour saisir les structures, la méthode la moins imparfaite serait de partir des événements, et de voir comment ils manifestent une accentuation particulière de l'espace et du temps, de toutes les dimensions de l'existence, qu'on retrouverait alors de façon patente dans l'organisation des signes proprement dits. Une approche plus cavalière irait droit aux signes, tenterait de dégager leur structure à un moment donné, pour voir ensuite comment ils organisent les événements. Plus sommairement encore, on fixerait son attention sur une espèce particulière de signes, élue pour sa richesse présumée.

C'est ce que nous allons faire ici, en privilégiant l'écriture, parce qu'elle est à la fois digitale et quelque peu analogique, et parce qu'elle engage le langage courant, qui est un système sémiotique fondamental.

 
 
 
Chapitre 12 - L'ÉNONCÉ ET L'INTERPRÉTANT. PULSATION ET MARQUE
 
 
 

II n'y a pas encore, dans les groupes tribaux, d'écriture proprement dite. C'est-à-dire que n'intervient pas le grand facteur qui pourrait introduire des arrêts précis dans la chaîne de l'énoncé. En particulier, rien ne vient contredire la pente naturelle de la voix, qui est de s'avancer par flot continu, de souffle en souffle, de battement en battement; et aussi de résonner dans la profondeur du corps, charriant, en même temps que la distinction des phonèmes, la profusion des timbres, le bruit, et donc la non-information, sans montée et descente trop unifiantes de la phrase.

Ainsi l'énoncé va de proche en proche, de contiguïté en contiguïté, de similitude en similitude, métonymiquement, métaphoriquement. Le remplacement et le déplacement qu'est toute signification n'a pas l'urgence de se définir comme un code explicite. La palabre procède de segment en segment. L'inscription, squelette indispensable de toute culture, n'ayant pas à s'écrire, se marque directement sur la Terre-Mère et sur les corps qui en sont les formations transitoires; inscrire c'est scarifier, exciser, inciser; et la maison Dogon, avec ses pierres du foyer qui sont des yeux, ses meules qui sont des testicules, sa cinquième tour qui (ajoutée aux quatre membres que sont les autres) dresse un sexe, figure un homme couché sur le côté et procréant. En sorte que tout se répond, du travail à la génération [1]. Si l'on se rappelle que les quatre termes de la signification que contrôlent le destinateur et le destinataire sont le désignant, le désigné, le schème mental, et l'interprétant, c'est ce dernier qui est ici l'élément central (le signe reste l'élément saillant). Et, parmi les quatre niveaux du signe, à savoir le trait, le phonème, le monème et l'énoncé, c'est bien l'énoncé encore peu ponctué qui se pratique de la façon la plus ostensible, dans ses remplacements et déplacements infatigables.

Les Indiens Navahos inscrivent toujours les relations cosmiques et sociales sur le premier support d'inscription: la Terre-Mère.
Photo I.P.S., Paris

 
 

Le pouvoir, l'économie, le régime matrimonial, la guerre, le loisir ne se séparent que très modérément, puisque se tisse tel segment de bien avec tel segment de parenté, avec tel segment d'alliance guerrière, avec tel segment de grade, tel bénéfice ou maléfice des morts. Pratique moins du troc, ou même de l'échange, que de différenciations minimales se tenant au plus près de la similitude et de la proximité [2]. Point de place pour des hiérarchies fortes de haut en bas, sinon dans de courts moments d'urgence, puisque tout se meut au fil du mouvement d'interprétant en interprétant. Quant à la temporalité, elle n'est ni stagnante, ni cyclique, ni historique, ni orientée vectoriellement vers des fins, car il ne saurait y avoir de commencements ni de fins véritables là où il n'y a pas de ponctuations nettes, donc de naissance et de mort tranchées, mais seulement, dans l'énoncé continu de l'univers, un incessant gonflement et dégonflement de la vitalité, de ce que les Mélanésiens de Leenhardt appelaient Kamo.

En Afrique, l'instrument de musique est souvent appliqué sur le ventre. De ce centre, comme de la tête, rayonne l'énergie cosmique.
Musée de l'Afrique Centrale, Bruxelles

 
 

Les images et les produits techniques ont corrélativement une structure où chaque élément de l'ensemble renvoie d'abord à l'élément voisin, pulsatoirement, et non directement à des touts, qui ne s'affirment jamais. Et cela depuis la Vénus de Willendorf jusqu'aux objets africains, polynésiens, esquimaux, nomades, même contemporains, à condition qu'ils ne soient pas acculturés. Jamais le produit ne se prélève sur son environnement, dont il reste un battement parmi les autres, tout comme les vivants qui l'emploient. Son pouvoir, qu'il soit d'utilité, de culte, de magie, de grade, d'alliance, se confond avec sa qualité que nous dirions artistique, et qui tient justement à son rythme visuel ou sonore, c'est-à-dire à sa consanguinité avec le flux, les clivages et les champs de l'énoncé cosmique.

Et, comme la marque s'inscrit sur la Terre et sur les corps, la figure et la matière ne sont quasi pas dissociées. Si l'une conduit l'autre, c'est plutôt la matière, chair vivante du grand corps initial de la Terre-Mère, qui inspire les lignes et les ponctuations du marquage. Celui-ci, dans son activité de différenciation, s'évertuera à compromettre au minimum la similitude, la contiguïté, la filiation, l'image, c'est-à-dire l'imitation maternelle. En l'absence d'écriture, l'analogique et le digital sont encore tout mêlés l'un dans l'autre, sous la domination du premier.

Les patenteux du Québec démontrent que la continuité énergétique avec l'environnement proche est encore d'aujourd'hui.
Musée de l'Afrique Centrale, Bruxelles

 
 

Henri Van Lier

Le Poët-Sigillat, 15 août 1978

 
Notes:
 

[1] Griaule (M.), Connaissance de l'homme noir,La Connaissance de l'homme au XXe siècle, Neuchatel, La Baconnicre, 1952.
[2] (P.), Archéologie de la violence, «Libre 1», Paris, Payot, 1977.

 
 
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