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Texte de l'auteur (9 pages) en PDF
 
 
 
ANTHROPOGENIES LOCALES - SEMIOTIQUE
 
 
 
SIGNES ET SYMBOLE DANS L’ACTE SEXUEL
 
 

Avant-propos

Dans l'anthropogénie, la sexualité a une importance extrême du fait (a) de l'évidence organique du corps humain due à la station debout, (b) du rythme croisé de l'orgasme bisexuel, (c) du ralentissement des comportements en particulier dans la caresse. En même temps, la description phénoménologique du coït et de l'orgasme a été d'ordinaire insuffisante, parce qu'elle contraste trop avec celle des comportements techniques et sémiotiques pour lesquels le langage a été créé et se développe. L'Intention sexuelle (1968) et le présent article, d'abord publié dans les Cahiers du Symbolisme (1970), tentent de combler cette lacune.

 

Texte

 

L’être humain vit au milieu de signes. On peut même le définir comme le principe instaurateur des signes, et, avec le structuralisme, décrire sa conscience comme le vide, la case vide, grâce à quoi les signes permutent et se réorganisent éventuellement en signes nouveaux.

Le signe a pour caractère de s'enlever sur un fond, d'émerger ; en même temps, il assume des parties intégrantes ; il présente ainsi les traits essentiels de la forme (Gestalt). Mais, outre qu'il est plus conventionnel que la forme, il joint au donné perceptif un concept ; il se compose d'un signifiant (par exemple, un mot) et d'un signifié (le concept désigné par ce mot). D'autre part, il renvoie à son environnement de manière définie : un signe renvoie toujours à un autre signe, dit Peirce ; dans le monde des signes, dit Saussure, il n'y a que des différences ; en sorte qu'un signe ne signifie qu'à l'intérieur d'un système de signes ; il donne toujours lieu à un discours dans l'énonciation, ou du moins à un parcours dans l'effectuation. Le langage est assurément le réseau de signes le plus élaboré ; mais il faut en rapprocher les systèmes de signalisation, voire tous les objets artificiels et naturels, soit qu'ils s'aperçoivent à travers les langages et les écritures, soit qu'ils se proposent eux-mêmes comme écritures. On le voit, le monde des signes, si riches et si ambigus soient-ils, met l'être humain en présence de structures précises, intelligibles, efficaces. Mais ces structures sont relatives, c'est-à-dire localisées et successives, spatio-temporelles. Et elles demeurent devant le sujet, comme des objets (ob-jecta). Bref, le signe suppose de toutes parts l'abstraction. Facteur de lucidité et d'action, il fournit l'étoffe de la connaissance empirique et scientifique comme de la vie pratique et de l'organisation sociale. C'est dire qu'il ne devait atteindre sa pureté qu'en Occident. Mais, même là où son statut reste flottant, comme dans les cultures qui ne dérivent pas de la Grèce technicienne, il montre, par rapport à la nature, une discontinuité, un détachement suffisant pour témoigner de l'humanité.

Or il semble que l'être humain ne se contente pas de cette aire des signes. On trouve chez l'homme non occidental jusque dans la vie courante, et chez l'homme occidental dans certaines activités exceptionnelles, des expériences d'absolu, nous voulons dire de total et d'immédiat, abolissant l'espace et le temps, l'opposition du sujet et de l'objet. Ces expériences sont au nombre de trois : l'acte sexuel, la saisie artistique, la fulguration mystique. Dans chacune, la nature des signes est profondément altérée. Le corps de l'aimé et de l'amant (ou le couple des deux) ; l'oeuvre d'art majeure sous ses différentes formes de poème, de peinture, d'architecture, de musique, de danse ; le Soi auquel aboutissent les châteaux intérieurs, tout cela n'offre ni le prélèvement sur l'environnement, ni l'articulation des composants, ni la situation rigoureuse dans un système, ni la possibilité de parcours stricts dans la désignation ou l'effectuation, ni l'objectivité devant le sujet, ni même la distinction du signifiant et du signifié. Au contraire, ces phénomènes, chacun à leur manière, abolissent ou englobent leur environnement, et par là sont infinis ; les parties y sont déjà le tout, et le tout y résonne intégralement dans les parties ; ils triomphent donc de l'espace et du temps ; le signifiant comprend en soi le signifié ; l'opposition du sujet et de l'objet se surmonte ; l'actif et le passif fusionnent en spontanéité. Par conséquent, bien qu'il y ait ici un sens, on ne peut parler de signes, ni de signification, et il eût été commode de réserver à cette fin le terme de symbole, en l'opposant à signe. Mais symbole, symbolique, symbolisme désignent souvent les signes et la capacité de signifier en général. On devrait donc, pour éviter les équivoques, préciser à chaque coup que les expériences d'absolu comportent des symboles « pléniers », « radicaux ». Nous conviendrons pourtant, dans cette étude, d'appeler symbole tout court ces manifestations de sens qui débordent — au delà ou en deça — le monde des signes.

Le mot a l'avantage de marquer que le thème des expériences en question n'est pas des entités mais des relations, — ce qui ne dépasse pas encore les signes, — mais que, de plus, les relations dont il s'agit ne sont pas postérieures à leurs termes, qu'il serait même insuffisant de dire que leurs termes viennent y prendre place. Au contraire, comme le symbolon grec (objet coupé en deux, dont deux hôtes conservaient chacun une moitié leur permettant de se reconnaître, explique Bailly), le symbole est une relation antérieure à ses termes, et qui les engendre, une unité dont la partition n'est qu'une fructification, une polarisation interne. Cette Conjonction, préalable aux conjugués, gouverne à deux titres ce dont nous parlons. D'une part, elle définit les rapports entre les parties et le tout dans l'objet : cette manière dont, dans le corps aimé, dans l'oeuvre d'art, dans le Soi mystique, les parties ne sont plus des parties (même gestaltistes) mais des résonances internes, et chaque fois intégrales, du tout. D'autre part, elle régit le contact entre l'objet de l'expérience et son sujet, ou plutôt elle fait en sorte qu'il n'y ait plus un sujet devant un objet (Gegenstand, voor-werp, pred-met), mais précisément un couple, où l'aimé et l'amant, l'œuvre et le contemplateur, le Soi et le moi s'éprouvent littéralement engendrés par une unité antérieure à leur distinction, une unité dont ils sont la dialectisation sans laquelle elle stagnerait dans l'identité. Ces deux aspects se répondent : c'est parce que les parties et le tout sont en résonance intégrale dans l'objet qu'il y a couple entre le sujet et l'objet, et réciproquement. En un mot, le symbole est absolument concret.

Ceci montre qu'il n'est pas quelque chose de total, d'immédiat, et qu'il y a moins des symboles que des symbolisations. Dans certaines concordances (ou discordances) des conditions subjectives et objectives, dans certains de leurs moments dialectiques, voici que la perception, au lieu de rester perspectiviste et successive, comme dans la vie ordi¬naire, anticipe, dans chaque profil de l'objet, son tout. L'imagination ne se repaît plus d'images, également délimitées et successives, matières de mémoire et de besoin, mais de fantasmes, matières de réminiscence et de désir, ou plus exactement du fantasme, par quoi nous voudrions désigner (dans un usage un peu différent de celui de la psychanalyse) la liaison originaire et individualisante d'un corps conscient avec le monde. Enfin, l'effectuation cesse d'être un travail qui produit ou construit ; comme elle déploie l'unité au lieu de la faire, elle se montre aussi passive qu'active ; ou mieux, spontanée, elle dépasse l'opposition de l'activité et de la passivité par le même mouvement qu'elle dépasse celle du sujet et de l'objet. Alors, perception, imagination et réalisation, devenues immédiatrices et totalisatrices, non seulement se rendent mutuellement possibles, comme dans la vie courante, mais se vivent comme des aspects les unes des autres, comme les aspects d'un corps rendu à sa pure présence en même temps qu'à la pure présence de l'univers dont il s'éprouve foyer.

Il ne faudrait pas séparer la sphère des symboles de celle des signes. Le symbole est une négation de détermination, mais on a remarqué, depuis le néo-platonisme, qu'une négation de ce genre n'a de sens que par la détermination qu'elle nie ; elle est d'autant plus riche que les déterminations niées sont plus nombreuses et plus fines. Ainsi le symbole sexuel, artistique et mystique a besoin qu'il y ait un monde des signes, un monde de la vie quotidienne ou de la science, pour que sa négation ne soit pas vide. Comme, en retour, le monde de la vie quotidienne et des signes a besoin — existentiellement sinon formellement — de la présence sous-jacente des symboles pour garder le lien vivant sans quoi les relations se perdent dans le cliquetis de leurs renvois sans fin.

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On pourrait définir le coït comme la symbolisation obtenue par l'orgasme au terme d'une caresse croisant les corps de deux sujets suivant les modalités du masculin et du féminin.

Physiologiquement, l'orgasme comporte une synchronisation des neurones montant brusquement vers un climax avant de craquer en trous d'énergie. Psychiquement, il conjoint d'une manière extrême l'intensité avec l'expansion. Ne discriminant rien, il ne transmet aucune information, il ne capte ni ne transmet aucun signe ; c'est une perception, une imagination, une motricité non informationnelles, et par là indéfinies, infinies, comme du reste la sensation génitale qui le prépare. Trouvant son point d’application au centre de l'organisme, il le rassemble en entier, obtient la fusion de ses parties, et leur diffusion en même temps. Eprouvé à partir de la région abdominale, et du plus bas de cette région, il reconduit le corps vivant à son niveau de continuité avec la nature. C'est encore une expérience de fusion du fait qu'il prend son départ sensible dans des tissus érectiles, aboutit à une effusion, projette le sujet hors de soi d'une manière qui a fait parler de son extase, tant le jeu de la sensation et du désir y devient sensation de désir. Sa passivité, ou si l'on préfère sa spontanéité, est telle qu'elle peut passer pour un automatisme. On voit ses prédispositions à l'expérience symbolique.

Cependant, si l'orgasme n'était que cela, il serait confusion, inconscience ; sa: totalisation et son immédiation seraient vides. Mais il est rythmique, c'est-à-dire retour en même temps qu'aller, va-et-vient. On s'en aperçoit dans ses échecs chez l'homme : trop abandonné, il se perd dans l'éjaculation précoce ; trop retenu, il se diffère dans l'éjaculation retardée ; et il y a des troubles comparables chez la femme. Comme Ferencsi l'a bien vu, la réussite orgastique est un subtil équilibre d'abandon et de reprise, de transcendance et d'immanence, d'extase et de conscience, d'indétermination et de détermination. Projection à l'extrême bord de soi, mais en restant en soi. Elan et retenue alternés, alternés assez vite pour ne faire qu'une conscience, une erlebnis.

Mais, à cause de ce rapt, l'orgasme, trop bref, ne réussirait pas encore à assurer la symbolisation, s'il n'était lié à la caresse, plus calme, qui le prépare et culmine en lui. Elle aussi a deux pôles. C'est une démarche de fusion, de liaison des parties entre elles, d'engendrement des parties l'une par l'autre, ou plus exactement à partir de leur unité préalable ; elle vit de vertige, depuis le moment où elle devient sexuelle (la simple caresse familière ne nous concerne pas ici) ; elle ne distingue pas le sujet et l'objet, mais les invite à résulter de leur couple ; culminant au foyer génital, elle fait fusionner et rayonner l'organisme à partir de son centre ; jamais elle n'explore, ni ne manipule, ni ne discrimine ; elle s'aide de parfums, de pénombre, de babil, pour mieux couler. Mais, en même temps, tout en fluidifiant la détermination, et en s'interdisant de l'apercevoir comme telle, elle l'introduit, puisque ses parcours ont beau fondre et se fondre, ils restent quelque peu des parcours ; puisqu'elle est attentive au moindre détail, même si, dans ce détail, c'est toujours le tout qui est perçu ; et le caressant résume le caressé dans un lobe d'oreille. Elle développe d'ailleurs l'éveil d'une séduction, même si le sujet s'abandonne. Ainsi la caresse, indétermination déterminante, a la même structure antinomique que l'orgasme dans son va-et-vient. Elle articule également assez de fini, de partiel, de successif, à l'infini, au total, à l'éternel — mais du dedans, sans les compromettre — pour qu'ils ne se perdent pas dans l'indifférence.

Il faut donc bien voir que la caresse et l'orgasme sont deux temps, deux aspects, d'une seule et même expérience : la caresse est l'orgasme commencé, conduit, différencié ; l'orgasme est la caresse aboutie, fulgurante, ravie. Ainsi amorcent-ils l'ambiguïté de la symbolisation chacun à l'intérieur d'eux-mêmes, mais aussi dans leurs rapports. Car l'articulation d'immédiat et de médiat, de conscient et d'inconscient, indispensable au symbole, la caresse la réalise en privilégiant les premiers termes, et l'orgasme les seconds.

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Néanmoins, quelque proche et si fluide que soit l'objet, le sujet, s'il n'en recevait pas de réponse, resterait devant lui, et l'extériorité, l'opposition, l'activité propres au monde des signes ne seraient pas vraiment surmontées. En vérité, l'objet sexuel est lui-même sentant, et sentant au même rythme caressant et orgastique que le sujet. En sorte que la sensation de l'un, au lieu de se terminer à quelque chose d'étranger, de se rétracter ou de se perdre, revient à soi à travers la sensation de l'autre, achevant de se clore. Ainsi les partenaires affrontés en un circuit sensible referment à deux un monde comprenant en lui le monde et la conscience du monde. Et ils n'ont pas à être actifs, naissant chacun de l'autre.

A condition toutefois que le tact réciproque ne conjugue pas simplement le même au même. Car alors le circuit sensible, renvoyé de l'identique à l'identique, tournerait sans repère ; ou bien encore, ne donnant à chacun qu'une réponse équivalente à sa question, ne le ferait pas sortir de soi. Le simple désir du désir de l'autre, si les deux désirs ne sont pas qualifiés, aboutit à un tourniquet et ne dépasse pas le solipsisme. Seulement, le couple du coït n'affronte pas le même au même, il le renvoie à son plus proche. En effet, si l'on réfléchit au rapport minimal où la perception, l'imagination et l'effectuation sensibles — qui seules conviennent à la visée concrète du coït — peuvent plurifier l'unité sans la distendre, on trouve celui du tenon et de la mortaise ; toutes les autres partitions du bloc initial donnent une moindre intimité dans leur acte et dans leur résultat. Or le coït non seulement actualise ce rapport, mais il en fait le foyer de son attention. Il est la relation tenon-mortaise devenue sensible, et thème primitif du désir. Les partenaires conjugués, et plus seulement affrontés, n'ont pas entre eux une relation qui les lie en unité ; ils diversifient, le moins loin possible de l'origine, l'unité antérieure dont ils sont le partage. La sensation génitale s'éprouve incluse par la médiation de l'incluant, incluante par la médiation de l'inclus. Et de façon si originelle qu'elle se vit cosmogonique.

Ainsi le coït ne favorise pas de prévalence du masculin sur le féminin, ni l'inverse, et il n'y a sans doute pas à se demander s'il n'existe qu'une libido, masculine, comme le pense Freud, ou s'il en existe une seconde, féminine, comme le veut Mélanie Klein. Il ne règne, de part et d'autre, qu'un seul désir, qu'une seule libido, celle de la Conjonction. Le coït c'est la Conjonction, unité antérieure à ses termes, qui se diversifie, se polarise dans les rôles du tenon et de la mortaise charnelles, selon les possibilités anatomiques et physiologiques de chacun.

Cette antériorité de la copulation (du moins fantasmée) sur ses partenaires est si vraie qu'il n'y a pas à proprement parler d'organes sexuels, c'est-à-dire de dispositifs préalables à l'acte sexuel, comme la main est préalable à la préhension, la bouche à la manducation. Le pénis ne devient organe que dans son érection, la bouche vaginale dans son ouverture, comme le montre le vaginisme. Ce n'est pas tout constitués qu'ils suscitent l'image de leur union, puis cette union même, mais au contraire le fantasme de leur conjonction, nourrie de leur virtualité érectile, les met en forme. C'est pourquoi ils n'appartiennent à personne : Lacan y a insisté pour le phallus à partir de considérations sémantiques, et Claude Simon, dans la Route des Flandres, à partir de l'expérience naïve ; on en dirait autant du vagin. Les organes sexuels ne font pas la Conjonction, auquel cas ils appartiendraient aux partenaires. Une fois mis en forme par le fantasme conjonctif, ils sont la Conjonction même — perceptive, imaginaire et motrice — se réalisant. Ainsi n'y a-t-il pas attrait ni besoin d'une configuration féminine par une masculine, ni l'inverse, mais désir de l'accouplement.

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Nous avons vu que le symbole suppose les signes, parce que le dépassement n'a de sens que par rapport au dépassé. Pour achever de comprendre le coït, il faut donc voir comment il s'articule avec la vie quotidienne. Saisie en lui, la différenciation des sexes n'est qu'une surabondance de l'unité, et pas encore, à proprement parler, une détermination. Mais, engagée dans la vie courante, elle se détermine vraiment.

Il y a en effet dans l'être humain un appel simultané à deux orientations contraires : privilégier le discontinu, et vivre comme un sujet face au monde et le modifiant par le travail dans un dynamisme transformateur ; vivre comme un sujet-objet épousant le monde et favorisant sa germination et son laisser être dans un dynamisme adaptatif se plaisant aux continuités. Il est impossible à l'individu d'accomplir avec la même intensité ces deux aspects de son destin ; il doit en privilégier un pour se donner une cohérence. Or l'organisation génitale masculine, convexe et discontinue, invite davantage à la première attitude, tandis que l'organisation génitale féminine, concave et continue, invite davantage à la seconde. D'où, quelles que soient les différences des cultures, on voit une complémentarité des styles existentiels de l'homme et de la femme (Buytendijk), qui est une première manière de détermination.

Et, comme l'être humain est un animal classificateur, les groupes se sont emparés de cette distinction pour édifier des systèmes allant des phénomènes astronomiques jusqu'aux liens de parentés, aux stratifications sociales, aux protocoles culinaires, aux désignations techniques. C'est ce qui a fait les apparentements du masculin au lumineux, au solaire, au montagneux, au sec, et du féminin à l'ombreux, au lunaire, au déprimé, à l'humide, avec des inversions, parfois notables, selon les peuples. Le procédé est très sensible dans les cultures dites primitives, mais on en retrouve des échos dans les cultures dites évoluées, et cela jusqu'au coeur de la spéculation scientifique, comme Bachelard l'a montré.

Il faut donc soigneusement distinguer trois couches : (a) la partition élémentaire de la Conjonction en tenon et mortaise sensibles telle qu'elle est vécue dans le coït lui-même ; (b) la complémentarité des styles existentiels entraînée par cette partition ; (c) les formes concrètes que prennent les stylistiques existentielles dans la systématique particulière des cultures. La première de ces couches est celle du symbole. La troisième, celle des signes. La seconde est la médiation grâce à laquelle le symbole se donne les signes dont la négation fait son sens ; grâce à laquelle, en retour, les signes s'assurent, dans la dispersion quotidienne, la réminiscence du lien originaire. Cette couche intermédiaire est assez proche de la Conjonction pour que, par elle, les modalités quotidiennes du masculin et du féminin prennent, jusque dans leur artifice, valeur de complémentarité ontologique.

Du reste, le coït ne s'articule pas seulement avec l'existence entière de l'individu, mais avec son au-delà, son après, dans l'éventuelle fécondation. Comme propagation de vie, en tant qu'elle introduit une combinaison de gènes qui est le couple continué et devenu visible, la fécondité ouvre la Conjonction (sans la rompre) sur une nouvelle prolifération des signes et des opérations. Comme arrêt de mort, car elle sonne la relève d'une génération par une autre, elle la rappelle, de façon extrême, à la négation de tout signe et de tout individu. La fécondation comporte sans doute la distension ultime du symbolique.

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La nécessaire articulation du symbole sexuel sur les signes fait que, malgré la logique interne du coït, et malgré son intention fondamentale, se tranchent, selon les individus et les cultures, des sexualités diverses. Ainsi le perverti, dont le propre est de ne pas accéder à la symbolisation, contracte les symboles en signes : son désir, au lieu de libérer dans les corps conjoints l'infini et l'immédiat du fantasme, se crispe sur des objets ou des organes (fétichisme, voyeurisme, exhibitionnisme, sadisme, masochisme), ou bien s'enferme dans des rôles préalables à la Conjonction (homosexualité). Sans aller si loin, l'Occident, qui a eu le mérite d'abstraire les signes purs, devait exprimer l'acte sexuel en un vocabulaire le plus possible opératoire : ce furent les conceptions reproductrice et hygiéniste, le réduisant à un moyen de la propagation de l’espèce ou de l'équilibre physique, ou la conception hédoniste, y voyant un simple plaisir. Semblable activisme frôle la perversion, — phénomène principalement occidental, — mais d'habitude il reste suffisamment théorique pour ne pas compromettre vraiment les actes, et sauver dans le fait la dimension symbolique refoulée (ou forclose) dans la théorie.

Par contre, les peuples non occidentaux ont toujours conçu le coït comme symbole : sous une forme cosmo-vitale en Afrique et en Inde, « érotique » dans la Grèce de l'ésotérisme, créationiste en Israël, orgiaque dans d'innombrables milieux dissidents. Même alors les signes, sous forme de prolifération mythologique, menacent le symbole, et la mythification sexuelle tient dans ces groupes le rôle que la perversion joue chez nous. Enfin, dans les pays de technique avancée, est née une sexualité d'un type nouveau, qu'on pourrait dire interpersonnelle. Alors qu'ailleurs les partenaires estompent leur singularité au profit de la Conjonction, maintenant ils la soulignent, et c'est la chair personnalisée, cette invention récente, qui, dans sa singularité, conjoint la détermination du signe et l'infinité du symbolique. Du reste, la perversion rôde toujours, et Sartre a décrit une nuance interpersonnelle du sadisme et du masochisme.

L'appel des signes par le symbole explique aussi le développement génétique de la sexualité, dont on trouve les premières manifestations dans les érections du nourrisson, liées, ainsi que les premiers sourires, au sommeil dit paradoxal, où apparaîtront les rêves. S'il est vrai que l'érection commence déjà la Conjonction désirée ; si le sourire est, comme le pense Freud, une complaisance non dans le particulier mais dans le monde en général ; si le rêve fournit la libération la moins retenue du fantasme, nous avons là la nébuleuse originelle du symbolisme sexuel, et même du symbolisme en général. Alors, dans la manière dont l'apprentissage entreprend d'enregistrer ou d'instaurer des signes différenciés, on peut voir une recherche d'autorégulation stimulant l'individu à s'annexer des milieux de plus en plus larges et abstraits : c'est le point de vue des logiciens, tel Piaget, pour qui le vrai réel se trouve en définitive dans le fonctionnement de signes compréhensifs. Mais ce mouvement peut être aussi celui de la symbolisation, qui pour croître, ou simplement pour demeurer consciente, a besoin de médiations circonstanciées. Une dialectique de ce genre est particulièrement claire dans la résolution du complexe d'Oedipe, où la sexualité dépasse le cercle familial vers les préoccupations sociales de la période de latence, puis vers le choix adulte d'un partenaire sexuel étranger au cercle familial, et cela moins en raison d'une défense irrationnelle barrant le père et la mère, — sauf accident historique, — que d'une exigence de l'intention sexuelle elle-même, dont la visée symbolique finirait par échouer si elle s'enfermait dans la sémantique, bientôt stagnante, du triangle parental.

Il faut donc être prudent avant de décider si la symbolisation sexuelle est archaïque ou créatrice. En tant que symbole, elle renvoie toujours à la première nébuleuse. Mais cette nébuleuse, pour se survivre, pour ne pas perdre conscience, doit se différencier d'une différenciation qu'à chaque fois elle nie. Pareil déploiement sans cesse reconnu vain est sans doute le mouvement propre, le flux et le reflux simultanés, de l'existence. C'est en toute rigueur que plus le coït est archaïque, plus il est proversif. Comme l'art est d'autant plus créateur que le fantasme initial y est plus libéré. Comme la culmination mystique est d'autant plus inspiratrice d'action que son abandon est sans retour.

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De toutes les expériences de symbolisation, le coït est la plus primitive. Nous l'avons pressenti dans les sourires et les érections précoces du nourrisson au cours du stade paradoxal du sommeil, qui sera celui des rêves. Mais on peut en donner des raisons théoriques. C'est dans l'expérience sexuelle que l'articulation du symbole en signes trouve son lieu fondamental : le corps du sujet affronté à un autre corps de même espèce, celui-ci étant convoqué par l'érection (masculine ou féminine), de soi conjonctive. L'art, lui, a pour matière un objet qui n'est qu'un quasi-sujet (Mikel Dufrenne), et le Soi mystique suppose le monde. Quant à l'acte de symboliser, puisque nous avons vu qu'il prime le symbole, il prend également dans le coït, au moins fantasmé, la forme la plus élémentaire : celle de l'orgasme poursuivi pour lui-même. Au contraire, la création artistique ou l'infusion mystique recourent à des synchronisations neuroniques de type orgastique, — sans lesquelles il n'y a pas de symbolisation possible, — mais avec des subtilités et des suspens qui introduisent, dans la perception, l'imagination et l'effectuation (comme dans le perçu, l'imaginé et l'effectué), la distance des médiations savantes.

S'il est faux que l'acte sexuel soit le modèle de tout symbolisme et de toute sémantique, il en est la racine permanente. Les autres niveaux de symboles, l'art et la mystique, les autres systèmes de signes, la science, la technique, la logique, déploient des virtualités qui lui sont irréductibles. Mais son antériorité temporelle et dialectique fait qu'ils perdent le lien originaire, qu'ils s'affolent ou s'étiolent — névroses ou psychoses — dès qu'ils négligent sa reprise ou sa réminiscence.

 

 
Henri Van Lier

transl. E. E.

Source: Cahiers intemationaux de symbolism. Numeros 15/16, 1967-68. pp. 93-101.
 
 
 
Bibliographie
 
 
 
Le lecteur qui voudrait prolonger cette étude pourra se référer à notre livre L'Intention sexuelle, publié chez Casterman en 1968, où il trouvera les dévelop¬pements des points de vue suggérés ici, ainsi que des indications bibliographiques sous la forme de notes en bas de page. Une bibliographie en règle est difficile à établir dans ce domaine, parce que la description du coït comme symbole n'est nulle part abordée systématiquement.

Ce qui s'en rapproche le plus est peut-être la méditation biologique (fantasmatiquement biologique) de Ferencsi dans Thalassa (1924, trad. Payot 1962). Maslow, lui, a aperçu le phénomène, généralement négligé, de la perception totalisatrice, dans Cognition of being in the peak-experiences. Am, Psych. Assoc. Chicago, sept. 1958. Sur les différences existentielles des sexes, F.J.J. Buytendijk a dit l'essentiel dans Sexualité de la femme, P.U.F., 1957) que, pour Freud, « dans l'observation du coït des adultes par l'enfant, celui-ci, qu'il soit mâle ou femelle, s'identifie toujours, dans des proportions variables, à la fois aux deux adultes accouplés (rien ne montre mieux l'antériorité de la Conjonction). Il arrive aussi que la psychologie expérimentale donne des indications précieuses, et nous avons tiré parti des études de Françoise C. Y. Tcheng et J.-L. Laroche. Phases de sommeil et sourires spontanés (Acta Psychologica, 24, 1965) et d'Olga Petre-Quadrens et J.-L. Laroche, Phases paradoxales spontanées et provoquées (Journal de psychologie normale et pathologique, I, 1966).

Evidemment, il y a des lumières inépuisables dans le Banquet de Platon ou chez Plotin (sur la partition interne de l'Un), dans la théologie négative (sur la négation déterminée par ce qu'elle nie), dans la philosophie de Schelling et surtout de Hegel (encore sur la dialectique de l’un), dans plusieurs descriptions, ou dérives fantasmées, de la Route des Flandres de Claude Simon (sur la non-appartenance du phallus), et évidemment dans Amers de Saint-John Perse, dont la dernière partie Etroits sont les vaisseaux est le plus important poème jamais consacré à l'union sexuelle (s'y dégage en particulier le primat du fantasme).