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Texte de l'auteur (8 pages) en PDF
 


ANTHROPOGÉNIES LOCALES - PHYLOGENÈSE
 


HISTOIRE PHOTOGRAPHIQUE DE LA PHOTOGRAPHIE (1992)
 


STEICHEN (U.S., 1879-1973),
PAUL STRAND (U.S., 1890-1976)
 


La positivité de l’ombre

 

L’ombre est la bonne à tout faire dans la photographie, définie par Talbot comme «  thé art of fixing a shadow  ». Mais en ayant le plus souvent le rôle modeste de fond pour les lumières. Au mieux, chez Hill and Adamson ou Margaret Cameron, l’ombre partageait l’espace moitié moitié avec la clarté, en des effets de vitrail, chez le premier, de figuralité, chez la seconde.

N’y aurait-il pas pourtant une positivité de l’ombre? Nous avons vu Peter Henry Emerson la pratiquer secrètement comme le lien unanimiste des interrelations naturelles entre les êtres (AP,149-156). Et, à partir de 1900, moment où Emerson cesse d’occuper le devant de la scène, elle joue un rôle déclaré chez deux jeunes photographes. Steichen semble avoir été surtout frappé par sa capacité de mettre en déroute la scène classique. Paul Strand par sa disponibilité aurorale. Etant donné leur propos, on ne s’étonnera pas qu’ils soient partis l’un et l’autre du pictorialisme, aient été liés avec Stieglitz et aient collaboré à « Caméra Work » durant toute son existence, donc de 1903 à 1917.

 

1. L’ombre et la non-scène : Steichen

Comme Stieglitz, Steichen, de quinze ans son cadet, accompagne presque toute l’histoire de la photographie de son temps : il propose constamment une théorie ferme; il produit dès 1900 des photos révolutionnaires ; il essaye très tôt la couleur unie puis différenciée ; il exerce la photo aérienne pendant la Première Guerre mondiale ; il cherche en 1920 des équivalents photographiques de la science, voulant suggérer l’espace-temps d’Einstein ; devenu chief-photographer du groupe de presse Condé Nast (Vogue) en 1923, il met au point le système d’éclairage à sources multiples qui va devenir celui de toutes les publications de mode, mais aussi de la publicité appelée par le styling à partir de 1930 ; il passe à la photographie navale pendant la Deuxième Guerre mondiale. Tout cela en organisant une cinquantaine d’expositions importantes jusqu’à « The Family of Man » en 1955, ce qui supposait le don d’entrer dans les sujets photographiques d’une bonne centaine de photographes de tous horizons. Pour cette activité protéiforme, on doit, comme chez Stieglitz, supposer des qualités de caractère. Mais il a fallu aussi, comme chez le grand aîné, un sujet photographique permettant d’épouser tous les autres, ou du moins la plupart. Ce sujet ce fut la non-scène, liée à la photographie pour toutes sortes de raisons, et en particulier par le rôle qu’y jouent les ombres envahissantes et divagatrices.

Afin de mesurer les enjeux, rappelons-nous que le MONDE 2, c’est-à-dire la saisie-construction par des « touts » composés de parties intégrantes, avait appelé la scène, la «  skènè  », ce lieu où les événements et les objets se donnaient dans la bonne distance, ni trop loin, ni trop près, se détachant comme des « formes » sur un « fond ». Cela commanda la disposition des théâtres grecs semi-circulaires. «  Theatron  », de même que «  théorie  », venait de «  theasthai  », qui signifie justement regarder d’une vue totalisatrice, à la façon d’un géomètre euclidien regardant un triangle. C’est cette vue « scénique » que la photographie, initiant le MONDE 3, mit en déroute, provoquant même un culte de la non-scène. Car Steichen  cultive littéralement la non-scène en débridant les envahissements de l’ombre. Il dit lui-même de son Vase Noir de 1901 (BN,174) : « C’est une de ces choses bizarres qui ne sont rien, et ne signifient rien, mais auxquelles, néanmoins, il est impossible de dénier une large mesure de sentiment artistique. (...) Mais pourquoi doit-il être appelé Le Vase Noir plutôt que, de façon plus obvie, la fenêtre blanche ou le cou tendu, cela n’apparaît pas.  » En 1907, sa vue de Versailles (AP,167) est presque un cas d’école, puisque d’un monument et de jardins qui sont un chef-d’œuvre de la mise en scène classique il ne garde qu’une lueur au-dessus de l’ombre énorme de l’escalier de l’Orangerie. Et sa démonstration est plus exemplaire encore dans le Parthénon de 1921 (*LP,77), car là c’est un bâtiment « formel » au point d’être réglé au nombre d’or qu’il réduit à deux tambours entre deux colonnes elles-mêmes coupées par un violent chiasme ombre/ lumière, tandis que trois seulement des cariatides de l’Erech-teion s’entrevoient dans un lointain décentré.

 

Nous venons de parler de démonstration, et c’est vrai que Steichen est non seulement réfléchi mais réflexif. Son Self-Portrait with Brush and Palette (BN, p. 172) de 1901 est une méditation sur les situations respectives de la peinture et de la photographie. Au départ, tout se passe comme s’il s’agissait de fixer dans un solide cadre-index pictural la scène des scènes, celle du peintre figuratif en train de se peindre. Mais tout de suite les ombres disparates inhérentes à la photographie ont dispersé brosses, palette, col, bout de porte, demi-visage dans des espaces quasiment sans lien, et selon des angles qui ont fait sauter le cadre index. Ce qui règne c’est un rythme dont le seul correspondant est celui du jazz et donc aussi du cubisme, en train de se chercher au même moment. Grâce à l’éclairage à sources multiples, le rythme jazzique se retrouvera pleinement épanoui dans le ragtime de la Marlène Dietrich de 1932 (**Vogue, 50 Années, p. 12), non sans rapport avec un certain Nu couché de Picasso de 1933. Stravinsky avait publié son Ragtime en  1920.

Un des actes les plus significatifs de Steichen, praticien et théoricien, aura été la collection qu’il a rassemblée de clichés aériens pris pendant la Guerre de 1914, souvent sous sa direction, et dont il confia judicieusement des exemplaires au Muséum of Modem Art de New York. Il y a là toute la philosophie de la photographie comme phénomène indiciel, non référentiel, à peine indexé. Après les photos d’étoiles et de galaxies, rien ne fait mieux éclater la non-scène, et le rôle qu’y joue l’ombre, qu’un champ de bataille vu d’avion.

 

 

2. L’irradiation  de l’ombre : Paul Strand

De dix ans plus jeune que Steichen, mais ayant participé comme lui au pictorialisme de « Caméra Work », Paul Strand, qui témoignera de la même longévité créatrice, conçoit aussi la positivité de l’ombre. Cependant, ce n’est pas ses éruptions jazziques qui le frappent, mais plutôt son calme, ses possibilités d’ouverture inchoative, du dedans, vers la lumière, sans être encore la lumière. Il fut peut-être influencé en cela par Peter Henry Emerson, qui vers 1885 déjà avait vu le devenir calme de l’ombre, quoique dans le sens inverse, comme enfoncement unanimiste dans une racine commune (AP,149-156). Ou tout simplement il appartient à cette époque qui chez plusieurs, Proust, Atget, Debussy, fut sensible aux ténuités initiales. Du même coup, l’ombre est chez lui porteuse d’une élévation du sens littéral vers le spirituel. Anagogique.

C’est cette inchoation et cette anagogie qui expliquent sans doute que Paul Strand est un des rarissimes photographes dont les photos font attendre quelque chose. Un peu comme une vignette de bande dessinée. Mais pas par le suspense, ni par l’énergie potentielle accumulée, ni par la métastabilité transmutationnelle. Au contraire, il laisse le spectacle à sa placidité maximale, avec le minimum d’indexation, comme Atget et Proust, afin que le devenir provienne de la surface impressionnée comme telle, de sa nuance infinitésimale (au sens valéryen contemporain de « déjà ta nuance varie »), sans destination fonctionnelle.

Et c’est ainsi qu’en 1915 les grands rectangles hauts des fenêtres de Wall Street « font » un petit soir, ou plutôt un petit matin (***AP,183), non par une lumière tombant sur eux, mais par leur ombre commençant à irradier un très intime et très secret commencement. Que trente ans plus tard, Suzan Thompson (AP,192) vient à notre rencontre en étant immobile, tout comme l’Eglise sur la colline dans le Vermont (AP,190). Qu’encore en 1967 un jeune couple de Paysans roumains exprime on ne sait quel avenir (AP,196).

 

Un des moments parfaits de cette vision-construction aura été, en 1923, sa femme Rebecca (FS,208) essentialisée en sa simple tête couchée à laquelle sont accolés deux bras relevés multipliant entre elle et eux les ombres en éveil, l’aisselle découverte épousant cette naissance dans sa pilosité qui pointe allusivement du bord inférieur de l’image. A moins qu’on trouve encore plus archétypale ïAveugle de 1916, donc du tout début, pour qui phénoménologiquement du moins la lumière n’était plus qu’une naissance infime et lointaine dans une ombre immense (****pp,49 ; FS n° 195).

Mais, bien sûr, pareil goût de la nativité et de l’inchoation devait s’essayer à l’abstraction que venaient d’engager Malevitch et Kandinsky en peinture, et Paul Strand donna en 1917, dans le dernier numéro de « Caméra Work », sous le titre Photography, deux photos dont l’une, moyennant une palissade (PP,Camera Work,59), l’autre, moyennant des poutres (Ibidem,61), montraient sous forme quasiment d’épuré les deux grands statuts naturels de l’ombre : être fond d’objets, être projection d’objets. Avec ceci que chez lui, dans les deux cas, c’était les ombres qui étaient lieu d’engendrement, non les lumières.

Strand, juif très tourmenté d’options spirituelles, connut une conversion violente en 1932, passant de la mouvance esthétique de Stieglitz à celle, éthique, d’un socia­lisme convaincu, assez militant en tout cas pour lui créer des problèmes avec le McCarthisme, et le contraindre à voyager. Cette conversion morale entraîna-t-elle une conversion photographique? Nullement. L’anagogie de l’ombre n’avait aucune raison de faire mauvais ménage avec le devenir social. En fait, ici, le sujet photographique et l’intention sociale se renvoyaient l’un à l’autre. Les auteurs de On thé Art of Fixing a Shadow ont judicieusement mis en regard The Blind de 1916 (****, n° 195) et Chair Abstract (n° 196), une épure de fauteuil de la même année.

N’y aurait-il pas une exception : le foudroyant regard de face du Jeune garçon pris en Charente en 1951 (AP,194)? Mais, à y regarder de près, si psychologie il y a, elle aussi sourd de l’étalement égal des ombres, en gestation de la lumière.

 

 

Henri Van Lier
Histoire Photographique de la Photographie
in Les Cahiers de la Photographie, 1992

 
Renvois aux documents adéquats

PN : Photography Until Now, Museum of Modern Art.
NV : The New Vision, Metropolitan Museum of Art, Abrams.
AP : The Art of Photography, Yale University Press.
FS : On the Art of Fixing a Shadow, Art Institue of Chicago.
BN : Beaumont Newhall, Photography : Essays and Images, Museum of Modern Art.
LP : Szarkowski, Looking at Photographs, Museum of Modern Art.
PF : Kozloff, Photography and Fascination, Addison.
CI : Camera International, Paris.
PP : Photo Poche, Centre National de la Photographie, Paris.
CP : Le Numéro spécial des «Cahiers de la Photographie» consacré au photographe envisagé.
PHPH : Philosophie de la Photographie.
Les sigles (*), (**), (***) renvoient respectivement à la première, deuxième, troisième illustration du chapitre. Donc, la formule (***AP,417) se lira : « Ceci a trait à la troisième illustration de notre chapitre, et vous en trouverez une reproduction meilleure, ou autre, avec les spécifications techniques souhaitables, dans The Art of Photography sous le numéro 417 ».