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Texte de l'auteur (5 pages) en PDF
 


ANTHROPOGÉNIES LOCALES - PHYLOGENÈSE
 


HISTOIRE PHOTOGRAPHIQUE DE LA PHOTOGRAPHIE (1992)
 


SANDER (Allemagne, 1876-1964)
 


Entre organisme et rôle

 

La photographie sèche, qui s’ouvre dans les années 1870, ce n’est pas seulement Atget et Stieglitz, c’est aussi Riis et Hine, c’est-à-dire ces deux photographes qui, munis de leur trépied devenu plus léger, et éventuellement d’un flash permettant de travailler de nuit, se mirent à descendre dans les slums de New York pour y prendre et montrer les défavorisés.

Cette fois, le médium était largement au service du thème. Mais le thème en retour stimula le médium, dont il révéla des virtualités formelles neuves (ombres insolites, cadrages sectionnant les objets à la diable), mais surtout politico-sociales : la photographie comme moyen de prédication. Riis et principalement Hine en vinrent à organiser des séances de diapositives savamment orchestrées. Riis, qui commence en 1887, dès l’invention du flash, voulait seulement que ses photos soient «  a way of putting before thé people what I saw there ». Hine, qui commence en 1904, fut plus ambitieux. Selon le rêve américain, il exhibait le « good material at first », les forces vives des jeunes, qu’il fallait libérer du « making junk » qu’était leur exploitation. Riis et ses suppléants étaient accablants. Hine fut tonique. Et dans les années 1930 il photographiait encore, intrépide, les ouvriers acrobates construisant des gratte-ciels.

Sander, lui, n’est pas un assistant social ni un prédicateur, mais un sociologue, et même un anthropologue. Lorsque, dans ses débuts, il allait photographier les paysans dans les campagnes des environs de Cologne, lui qui avait d’abord travaillé chez un mineur du fer, au lieu de regarder de haut en bas, comme Hine, il regarde de bas en haut, et ainsi n’aperçoit pas seulement des riches et des pauvres, mais, à la façon du prolétaire selon Marx, il voit l’Homme lui-même ou du moins la Société même, dans la société allemande de son temps. Son grand œuvre projeté, « L’homme du XXe siècle », aboutira en 1929 à Antlitz der Zeit, titre de la partie qui en fut publiée de son vivant. Le mot « Antlitz » est un substantif poétique et mystique à charge forte, qui est formé de « ant-ent » (venant à la rencontre) et du gothique « wlaiton » (promener son regard autour de soi). Il y a une dimension heideggerienne dans le « Visage » qui vient à la rencontre de Sander. Sein und Zeit est de 1927.

Le projet de Sander déboucha sur l’anthropologie fondamentale. Sans qu’il le sache explicitement, l’homme est pour lui l’animal signé; c’est un organisme investi d’indices d’état (pâleurs, rougeurs, tremblements), comme tout organisme animal ; mais, en tant que primate dressé et disposant de mains planes, c’est aussi un organisme investi d’index (le doigt, le nez, le sexe), de signes référentiels digitalisâmes (les doigts peuvent figurer un carré, un cercle, un triangle, ou compter de 1 à 10), et assurément de signes référentiels analogiques, en particulier une image du corps propre plus ou moins consciente.

Il faut alors mesurer le chemin parcouru depuis Nadar. Pour ce dernier, au moment où le romantisme virait au positivisme, les couches hétérogènes entre elles de l’organisme et des signes, de l’organisme et du rôle, de l’organisme et du métier, s’unifiaient assez sous la pression chaude de la physiologie «  géniale  ». Mais, à travers les évanescences fin de siècle, puis la grande Guerre, puis la République de Weimar, ce rapport s’était distendu. A partir de 1920 en tout cas, le rôle, et en particulier le métier, commencent à être saisis comme une mécanique décomposable et recomposable, dont le corps n’est qu’un support. Le Bauhaus de ces années analyse en leurs éléments premiers pour les recomposer ensuite non seulement tous les produits industriels, artistiques, sémioti-ques, mais aussi les gestes humains qui les font, jusqu’au geste théâtral, selon une Combinatoire universelle, qui rappelle le projet de Leibniz. Donc, pas de meilleur moment possible que ces années-là pour saisir ce que c’est qu’un corps notarial, un corps ingénieur, un corps pictorial, un corps musicien, etc. Pour suivre également certaines structures humaines circulant et se variant d’un métier, d’un rôle à l’autre. Dans la tradition de la Kulturgeschichte allemande, Spengler publiait, de 1918 à 1922, le prodigieux Der Untergang des Abenlandes, une anthropologie des civilisations à la fois structurale et existentielle.

La photographie là-dedans? Elle était prédestinée. D’abord parce qu’elle captait autant et plus d’indices que d’index et de signes référentiels, et pouvait donc laisser parler les articulations entre le corps et le rôle, entre le corps et le métier, indépendamment des intentions du portraitiste. Puis, elle permettait au corps portraituré d’animer lui-même consciemment ou inconsciemment les signes dont il s’investissait. A la condition de travailler surtout à la chambre et en studio, sous les contraintes du rendez-vous et de la pose, faisant songer à la séance psychanalytique. Et, toujours comme Nadar, d’exclure le plus souvent les pieds et même les jambes du modèle, qui l’eussent mis en marche, et du coup eussent dissipé sa structure. Enfin, détail d’importance, de proposer le produit fini sur un papier dépouillé; les paysans qu’il photographiait dans leurs campagnes se moquaient des tirages de luxe, ils voulaient leurs images; or, faisaient remarquer les amis de Sander, combien ces images pauvres étaient plus structurales et plus existentielles que des images riches ! Quand l’imprimé à grande diffusion l’emporta sur l’épreuve singulière, s’acheva, note Szarkowski, l’essentialisation des rôles et des organismes : dans un tirage de 1910, un paysan serf est encore tout en nuances infiniment subtiles (PN,240) ; après 1920, les figures, pour répondre aux détails plus grossiers de la photogravure, n’en trahissent que mieux leurs « éléments » au sens bauhausien (PN,241).

 

Cela donna la Combinatoire ethnographique de Sander. Portraituré par lui, ou plutôt se portraiturant avec son assistance le chef d’orchestre Wilhelm Furtwàngler (*PF,153) nous donne à savoir, en 1928, quel veston et quelle cravate (justement Bauhaus) il faut revêtir, quels angles établir du dedans entre ses membres et son tronc, quelles tensions entre ses yeux, ses sourcils et son nez, quelles assises prendre sur son siège, quel malaise diffus entretenir, quelle trame exacte et dense (quel timbre) doit montrer son vêtement, pour avoir été capable de susciter les neuf symphonies de Beethoven comme jamais personne ni avant ni après n’y est parvenu, même Toscanini. Corps et rôles proposent là un jeu d’éléments en fonctionnement, propres au MONDE 3, plutôt qu’une gerbe d’attributs procédant d’un foyer, comme chez Nadar, qui par là appartient encore largement au MONDE 2. Ce n’eût pas été le cas si Furtwàngler avait comparu la même année devant la caméra «  criminologique  » d’Erfurth, pourtant du même âge (PN, 174-5).

Cependant, tous ces effets de champ logico-sémiotiques, où se croisent organismes, indices, index, signes référentiels analogiques et digitaux dans des torsions compatibilisatrices, ne doivent pas faire oublier les effets de champ perceptivo-moteurs de Sander, intensifiés en retour par les effets de champ logiques qui les traversent, comme chez Nadar. C’est affaire de structure, et en particulier d’une mise au carré, d’un carré ni trop grand ni trop petit, qui permet toujours de savoir où l’on est, sans quoi les rôles perdraient leur articulation combinatoire pour virer au pittoresque. Mais c’est affaire aussi de texture, d’un grain (de la peau, du vêtement, des feuillaisons, du bois de construction) qui doit être ferme, cellulaire, et lui aussi ni trop grand ni trop petit.

 

En son acmé de 1926, Sander a photographié ce qu’il a titré L’œil droit de ma fuie Sigrid (**BN,232). Rien ne montre plus sémiologiquement certains concepts, comme les rapports entre l’organisme (l’œil) et le sens (le regard). Mais rien n’indique mieux non plus quels rapports plastiques entre l’horizontal et le vertical, le vide et le plein, le clair et l’obscur, le glabre et le pileux, le lisse et le granuleux (de la peau), etc., donc quelles topologie et cybernétique perceptives il a fallu entretenir pour recueillir « Le Visage du Temps  ».

Szarkowski a choisi pour la photo de couverture de Photography Until Now la petite Foraine de Sander de 1932 (PN,241). Elle nous regarde de la fenêtre ouverte à côté de la fenêtre fermée de sa roulotte, son bras formant à l’extérieur un angle droit pour atteindre la clef de la serrure. Parmi tous ces rectangles verticaux et horizontaux, son visage lui aussi est fait de rectangles verticaux et horizontaux. Et le bois a exactement le grain qu’il faut pour étaler la combinatoire de la structure et de la texture.

 

Henri Van Lier
Histoire Photographique de la Photographie
in Les Cahiers de la Photographie, 1992

 
Renvois aux documents adéquats

PN : Photography Until Now, Museum of Modern Art.
NV : The New Vision, Metropolitan Museum of Art, Abrams.
AP : The Art of Photography, Yale University Press.
FS : On the Art of Fixing a Shadow, Art Institue of Chicago.
BN : Beaumont Newhall, Photography : Essays and Images, Museum of Modern Art.
LP : Szarkowski, Looking at Photographs, Museum of Modern Art.
PF : Kozloff, Photography and Fascination, Addison.
CI : Camera International, Paris.
PP : Photo Poche, Centre National de la Photographie, Paris.
CP : Le Numéro spécial des «Cahiers de la Photographie» consacré au photographe envisagé.
PHPH : Philosophie de la Photographie.
Les sigles (*), (**), (***) renvoient respectivement à la première, deuxième, troisième illustration du chapitre. Donc, la formule (***AP,417) se lira : « Ceci a trait à la troisième illustration de notre chapitre, et vous en trouverez une reproduction meilleure, ou autre, avec les spécifications techniques souhaitables, dans The Art of Photography sous le numéro 417 ».