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Texte de l'auteur (8 pages) en PDF
 


ANTHROPOGÉNIES LOCALES - PHYLOGENÈSE
 


HISTOIRE PHOTOGRAPHIQUE DE LA PHOTOGRAPHIE (1992)
 


DUANE MICHALS (U.S., 1932),
RALPH GIBSON (U.S., 1939)
 


La figuralité immanente

 

D'après le programme de radicalisation et de conceptualisation des années 1950-1975, il était normal que des photographes thématisent une des caractéristiques de base de la photographie, sa propension à dégager des figures, propension si forte que nous l'avons vue se manifester dès 1865, chez Margaret Cameron. A cette occasion, nous avions sommairement défini la notion. Il faut y insister.

La figure n'est pas la forme. Selon un vocabulaire strict, la forme appartient aux vivants et aux objets techniques. Un lion au repos ou en chasse a une forme naturelle. Une table construite ou en construction une forme technique. Une forêt est partiellement une forme naturelle et une forme technique.

Une figure est alors la représentation d'une forme par contours et par articulations principales : on dit une «figure» géométrique. Pour autant la figure dégage, essentialise, abstrait la structure d'une forme (formae figura, dit déjà le latin). Ainsi entendue, la figure est décalée, à distance, soustraite au temps, figée, dégagée de toute causalité précise, mais en même temps elle est virtuelle, grosse de possibles, prophétique (les «figures» du Christ, chez Pascal), pleine d'omen (présage) et de numen (signe de tête oui/non par lequel Zeus prenait ses décisions imprévisibles par rapport aux formes concrètes de la vie courante). Une porte ou un corridor avec quelque chose qui y avance ou y recule lentement est une figure en ce dernier sens. Une masse centrale entre deux masses plus petites (l'homme entre deux bêtes de Baltrusaitis) est aussi une figure, et pas seulement un signe référentiel de la triade, de la domination, de la médiation, etc. Une forme vue dans un miroir y perd son volume et surtout sa masse ; et ainsi, présente et absente, elle tend vers la figure à son tour. Les positions sexuelles du temple de Khajuraho en Inde sont des figures plus que des formes.

La photographie, et c'est une singularité, a une accointance avec les figures. Un texte littéraire peut parler de figures, il est rare qu'il en soit une, sinon par des dispositions qui échappent le plus souvent à l'auditeur et au lecteur. La musique de Bach aussi recèle des figures multiples, mais encore une fois accessibles aux seuls initiés. La peinture traditionnelle, procédant de trait en trait sous la conduite d'une main et d'un cerveau, engendrait presque fatalement non des figures mais des formes. Et, si Magritte est souvent figural, n'est-ce pas qu'il pensait photographiquement, en publicitaire qu'il fut aussi? Car, en fait, la photographie travaille par contrastes d'ombres et de lumières, et comme celles-ci y sont produites d'un coup, le cadrage y groupe souvent des plages simples ayant l'abstraction, le détachement, et donc aussi la force «omineuse» et «numineuse» de figures. D'autre part, la photo, sans être un miroir, en a certaines qualités de minceur et d'impondérabilité, où les formes massives et substantielles se muent facilement en épures, virtuellement figurales.

Chez Margaret Cameron, en 1865, les figures appartenaient encore largement au MONDE 2, et elles viraient donc à l'allégorie : les deux enfants qui s'embrassent dans The Double Star représentent une étoile double, le titre nous en prévient. Par contre, les personnages que nous avons rencontrés chez Ueda et Suda, cernés et prélevés par leurs arabesques non-médiatisantes, s'ils avaient quelque chose de figural, c'était en annonçant, comme toujours au Japon, une saisie-construction par éléments en fonctionnement, c'est-à-dire le MONDE 3.

C'est à ce dernier que nous passons résolument avec la figuralité de Duane Michals et de Ralph Gibson. Selon deux directions inverses.

 

1. De la forme à la figure : Duane Michals

D'ordinaire, les photographes ne font pas de théorie. Et, même quand ils en font, ils n'expliquent pas point par point leur démarche. Ce n'est pas le cas de Duane Michals, qui pratique une narration en images dont les photos sont presque toujours accompagnées de textes concordants avec elles, «figuraux» comme elles, archétypaux comme ceux des romans photos. Somme toute, il n'y a qu'à le suivre. Et c'est ce que nous allons faire, en feuilletant la suite d'histoires qu'il a rassemblées dans «Photo Poche», et dont le choix mais aussi l'ordre sont de la plus grande importance. Pas de pagination. Cela nous obligera à citer chaque fois le titre, ce qui n'est pas plus mal.

Il commence par une déclaration d'homosexualité en six images, Rencontre Fortuite. Puis, de la situation homosexuelle telle qu'il la vit il donne la conséquence plastique la plus évidente, la transformation des formes prégnantes en figures, et particulièrement en figures glorieuses; c'est ce qui arrive à son Andy Warhol en trois images, dont le visage propose d'abord une forme mais déjà double, déjà habitée par une autre forme, au point de se brouiller dans la seconde image, et de s'évanouir dans la troisième jusqu'à une illumination en gloire, comme on dit un Christ en gloire, pure figure.

Dans l'homosexualité, on trouve un être-même-et-autre, longuement décrit par Proust, où toute perception et toute imagination sont aussi mêmes-et-autres, en des surimpressions multiples ou indéfinies, non sans extase. Mais la fîguralité provoquant l'extase peut tenir en une luminescence subtile, comme d'habitude chez Proust, ou violente, comme cette lumière qui foudroyait Roland Barthes dans certains personnages de Racine. C'est cette gloire vive, ce foudroiement, que rencontre Duane Michals, et pas seulement dans Andy Warhol, le saint. La condition humaine nous montre comment sur un quai de gare un beau jeune homme peut, en six images, se transformer en nébuleuse spirale. L'Homme illuminé (*PP) résume la glorification foudroyante en une seule photo détachée, qui, pour cette homosexualité chrétienne et plus précisément catholique, consonne avec le Christ transfigure, objet ultime de l’identification, dans Le Christ à New York.

 

Cependant, on remarquera que, pour ce foudroiement, la gloire a partie liée avec l'écran ; et un autre Andy Warhol, qui conclut le volume, nous propose son visage caché derrière ses deux mains très allongées, nouvelle figure. Pareillement, il faut observer que, dans la mesure même où elle foudroie, la gloire est à la fois vie et mort, comme nous en prévient La mort vient à la vieille dame, au point de provoquer la question : «Comment puis-je être mort?», dans Le voyage de l'esprit après la mort. Enfin, parmi ce contexte chrétien, tout le jeu de l'être-même-et-autre n'est pas sans culpabilité, et la figure de fange devient, après le coït, la figure de l'homme repentant, dans L'ange déchu. En tout cas, il ne faut jamais dichotomiser : gloire ou effacement ; lumière ou disparition ; triomphe ou péché. Mais remplacer ou par et. La pratique homosexuelle de la disjonction inclusive privilégie les Acrobates, en groupe et surtout en duo (PP). C'est du reste le et-et qui pousse Duane Michals à la narration en images multiples, comme Jean Genêt fut poussé au théâtre, ou plus exactement à la cérémonie. A moins qu'une seule photo, par exemple celle des lesbiennes dans Certains mots devaient être dits, où l'une est la figure du vers-le-dedans, l'autre la figure du vers-le-dehors, soit intrinsèquement double. Comme les glorifications.

On voit assez comment ce passage de la forme à la figure pouvait ou devait appeller la photographie. Par ses expositions successives, celle-ci facilite les surimpressions. La gloire est réalisée au mieux par la solarisation. Surtout, la façon dont la prise de vue peut à loisir rapprocher ou éloigner l'objet, ou le retourner haut/bas, avant-arrière, engage celui-ci à toutes les métamorphoses. Dans Prends-en une (une pilule) et vois le Fujiyama, la femme d'abord détachée comme forme globale dans une embrasure, se figuralise en contre-plongée, se gonfle au grand angulaire, se retourne toujours aussi figuralement, puis devient figure d'oppression et de nuit, puis lueur, sur quoi se dresse la figure du Mont Fuji qui redevient prosaïquement pour finir la forme du sous-vêtement masculin érigé : forme > figure(s) > forme. En un mot, la photographie figurale peut promettre à une certaine homosexualité Le paradis retrouvé. Ou «la chambre claire». Ce que ne pourrait pas le cinéma, qui ne procède pas par succession d'immobilités, mais par séquence de mouvements.

Habituellement, chez Duane Michals, les surimpressions, les surexpositions, les variations d'angle sont au service de ses figures à lui. Mais, dans les portraits, elles peuvent fonctionner aussi au service d'autres figures, comme celles du très figural mais très hétérosexuel Magritte, chez qui la figuralité ne résulte pas d'évanescences mais de la surdensité frontale des formes, comme celle du chapeau melon, incapables de communiquer en raison de leur densité même. Dans le Portrait de Magritte de 1965 (**PP, ou Life, Thèmes.115), on laissera alors le lecteur décompter les figures magritiennes : réflexions dans le miroir, mais franches ; transparences, mais dans le cadre strict d'un chevalet ; scénarité, mais définie par des rideaux à plis tendus en cannelures ioniques ; poses multiples, mais chaque fois décidées, etc. Et on soupçonnera combien d'accommodements ont dû avoir lieu, en l'occur-rence, entre le portraitiste et le portraituré.

 

 

2. De la figure à la forme : Ralph Gibson

Ralph Gibson suit un chemin inverse de celui de Duane Michals. Avec lui, on ne remonte pas de la forme à la figure, la forme découle de la figure, laquelle découle du cadre photographique comme donnée physique de départ. Pour suivre cette déduction, nous avons reproduit Bergamo 1987 (***CP,138) et Stomy Brook 1987 (****CP,117). L'énumération qui suit n'est pas seulement pédagogique, elle appartient à l'essence de la démarche.

 

(A) Le cadre photographique comme tel est la figure des figures, le «numen» et l'«omen» premiers, avec sa limite physico-chimique qui tranche oui/non, comme Zeus, une portion d'espace d'une découpe absolue, la séparant sacralement de tout autre espace, et de tout autre temps (se-cernere est une étymologie possible de «sacré»). (B) A chaque déclic, se déposent là, puisque nous sommes en photographie, la lumière et l'ombre, figures primordiales, avant toute détermination, avant même d'être jour et d'être nuit. (C) Par la rencontre du cadre d'aplomb et du couple lumière/ombre, les verticales doivent tendre à s'affirmer sur les horizontales, étant donné le système privilégié optiquement et kinesthésiquement par le cerveau d'un primate debout, avec sa gravitation et sa contre-gravitation indexées haut/bas, et son asymétrie cérébrale et physique de la droite et de la gauche. (D) Parmi les résultantes de ces forces peuvent émerger alors figuralement le distinct et le confus, le dur et le mou, tout comme les autres grands partis topologiques, c'est-à-dire des TAUX de proche/lointain, ouvert/fermé, englobant/englobé, pénétrant/pénétré, noué/dénoué, compact/ diffus, aigu/obtus, ou encore de plis, fronces, etc. (E) Dans la rencontre de la topologie générale ou différentielle avec la gravitation s'articulent les linéaments d'une géométrie de proportions (euclidienne-cartésienne), dont l'étalon est le cadre, où le format 35 mm, par sa proximité du nombre d'or, invite à une distribution selon la section d'or, rapport harmonique où le grand est au petit comme la somme des deux est au grand. (F) Enfin, commencent à se cerner des «choses » (causae, causes), donc des faisceaux de relations opératoires, en cours d'objectalisation et de nomination. Le dur-net et le mou-flottant sont devenus une colonne dure-nette et une main molle-flottante, ou ailleurs une main molle sur un appui dur (CP,117). Mais au plus tard au mieux. Chacun étant resté, aussi longtemps que possible, non médiatisé, irréférable, irréfutable, immense, sans mesure.

 

Il faut donc revenir à Vision, allégué plus haut à l'occasion de Giacomelli. Après avoir proposé les étapes computa tionnelles qui à partir du donné rétinien conduisent à la perception d'un objet en 3 dimensions (object centered), David Marr se demande pour finir comment l'objet ainsi perçu peut encore être nommé, donc situé parmi les classes d'objets. Il propose que cette classification s'opère par référence à un cylindre idéal, dont le nombre de segments et les proportions entre segments caractérisent l'objet. Selon cette vue, l'Italien Giacomelli et l'Américain Gibson se complètent. Si l'on prend pour point de départ le moment de l'objet perçu à 3 dimensions (object centered), Giacomelli nous ferait remonter vers l'amont, à ces stades qui sont tout au plus à 2,5 dimensions (viewer centered) ; Gibson, au contraire, nous ferait descendre vers l'aval selon les spécifications progressives du cylindre de référence nominative, mais en nous arrêtant juste avant la nomination achevée.

Voilà pour l'aspect épistémologique. Et, affectivement, au lieu d'être des signes, les objets gibsoniens, demeurés figuraux, garderaient ainsi leur statut de stimuli-signes, correspondants humains des stimuli-signaux dans le monde animal. C'est le cas d'un soulier (CP,125), d'un pied (CP.131), d'une oreille (CP,124), d'un revolver (CP,115), d'un serpent (CP,118), d'un col (CP,117), d'un anus-fleur-étoile-œil (CPJ07). D'où sans doute l'espèce d'éblouissement (immédiat) que cause Gibson.

L'essentiel quand on regarde ces photos est donc de ne pas descendre trop vite, de descendre même le plus lentement possible la suite des étapes qui vont du cadre, avec ses virtualités «omineuses» et «numineuses», à la dénomination des objets particuliers. Ainsi ce serait une précipitation malencontreuse que de voir et de nommer immédiatement dans le cliché de New York 1974 (CP,136) deux visages de femme, l'un de trois-quarts, l'autre de profil, l'un dans la lumière, le second dans l'ombre. Dans le numéro spécial des Cahiers de la Photographie que nous suivons, cette photo a été judicieusement publiée en regard de Bergamo 1984 (CP,137), dont la similitude saute aux yeux, bien que s'y modularisent des classes différentes : «bouteille», «vitre», etc. A travers cette similitude dans la différence, on ne pouvait mieux faire saisir la suite générale partout partagée : cadre > ombre/lumière > vertical/horizontal > dur/mou > etc., selon la déduction produite plus haut. Et ce serait une précipitation pareillement abusive que de réduire le dispositif gibsonien à une fantasmatisation fétichiste ou homosexuelle, sous prétexte que la bouche ou le sexe sont presque chaque fois gommés par l'ombre (CP,130) ou par l'excès de clarté (CP,132), ou encore déplacés au sens freudien en une sublimation lunaire (CP,126).

On comprend rattachement de Gibson à l'Italie. Car la figuralité telle qu'il la pratique a des ancêtres chez Pisanello, Mantegna, Signorelli, Angelico, Piero di Cosimo particulièrement dans la chevelure-orfèvrerie de la Simonetta, à laquelle il est peut-être fait explicitement allusion (CP,122). Le rapprochement auquel nous avons été forcés avec Giacomelli confirme cette accointance. Comme le Suisse Robert Frank fut sidéré par l'Amérique plus qu'aucun Américain d'origine, l'Américain Gibson est sidéré par l'Italie plus qu'aucun Européen d'origine. Un sujet photographique est d'abord affaire d'éblouissement.

 

note : FIGURES MATHÉMATIQUES ET FIGURES PLASTIQUES

Ralph Gibson déclare bien le rapoort entre figures et index, ou indexations. Pour finir, les figures ne seraient-elles pas ces formes où les index-indexations, signes référentiels vides (sans référents déterminés), seraient prévalents? Ne fournissent-elles pas l'instrument tangible des mathématiques, lesquelles sont la pratique de la coordination générale des index (ou mieux des indexations), c'est-à-dire des signes purs de directions (géométrisation euclidienne), de succession (ordinalité) et de collection-répétition (cardinalité) ?

Mais, au vrai, la figure plastique déborde la figure mathématique, puisque, comme nous en prévient Bergamo 1987 (***CP,138), elle comporte la gravitation (haut/bas) et la latéralité (droite/gauche) d'une manière «physique», qui renvoie à la Physique. Les «à gauche» et «à droite» du mathématicien sont seulement oppositifs, structuralistes au sens étroit. Beaucoup d'études expérimentales sur les phénomènes plastiques sont inopérantes parce qu'elles ne tiennent pas compte de la gravitation «physique» des formes et des figures perçues.

 

 

Henri Van Lier
Histoire Photographique de la Photographie
in Les Cahiers de la Photographie, 1992

 
Renvois aux documents adéquats

PN : Photography Until Now, Museum of Modern Art.
NV : The New Vision, Metropolitan Museum of Art, Abrams.
AP : The Art of Photography, Yale University Press.
FS : On the Art of Fixing a Shadow, Art Institue of Chicago.
BN : Beaumont Newhall, Photography : Essays and Images, Museum of Modern Art.
LP : Szarkowski, Looking at Photographs, Museum of Modern Art.
PF : Kozloff, Photography and Fascination, Addison.
CI : Camera International, Paris.
PP : Photo Poche, Centre National de la Photographie, Paris.
CP : Le Numéro spécial des «Cahiers de la Photographie» consacré au photographe envisagé.
PHPH : Philosophie de la Photographie.