Retour - Back    |    Accueil - Home    |    English version
 
 
 
Texte de l'auteur (7 pages) en PDF
 


ANTHROPOGÉNIES LOCALES - PHYLOGENÈSE
 


HISTOIRE PHOTOGRAPHIQUE DE LA PHOTOGRAPHIE (1992)
 


ERNST HAAS (Autriche, 1921),
HELMUT NEWTON (Australie, 1920),
LENI RIEFENSTAHL (Allemagne, 1902)
 


Le noir de la couleur

 

C'est pour des raisons pratiques d'impression que nous avons dû regrouper en fin de parcours les photographes qui illustrent les virtualités de la couleur, même si nous troublons ainsi l'ordre des dates de naissance et si plusieurs d'entre eux ont travaillé également ou surtout dans le noir et blanc. Mais peut-être ce regroupement n'est-il pas trop préjudiciable. Parce qu'il fait sentir à quel point la couleur définit un monde à part.

Les animaux ont une vue adaptée à leur situation. Un carnassier, qui doit frapper instantanément sa proie, ne pourrait qu'être embarrassé par une discrimination trop fine des couleurs. Par contre, des poissons et des oiseaux peuvent en avoir hautement besoin. Notre œil de primate semble avoir été sélectionné dans la forêt haute, où il s'agissait de distinguer des fruits parmi la frondaison, et de les atteindre à vitesse réduite ; il perçoit ainsi des dizaines de milliers de couleurs, c'est-dire de combinaisons entre une teinte, une luminance et une saturation ; du même coup, il a contribué à une vie sociale différenciée, car il y a sans doute une jolie causalité circulaire entre vision discriminatrice de primate et épouillage. De plus, chez le mammifère signé qu'est l'homme, donc chez un animal qui cherche l'ambiance mais en même temps se sent isolé par l'abstraction des signes qui le constituent, la couleur joue un rôle affectif considérable, réchauffant et rapprochant l'environnement par ses teintes «chaudes», le refroidissant et l'éloignant par ses teintes «froides». Du reste, indépendamment de ce confort affectif, l'extrême variété des couleurs contribue à différencier les topologies, les cybernétiques, voire les logico-sémiotiques que sont nos partis d'existence, y multipliant les ruptures, les fusions, les courbures et inflexions de toutes sortes.

Or, tandis que la peinture dispose de dizaines de milliers de couleurs, la photographie est à cet égard assez grossière. Le nombre de teintes y est réduit, leurs délimitations flottantes, leurs imprégnations sur la pellicule lentes. Oublions même que longtemps leur conservation fut particulièrement hasardeuse.

La photographie couleur suffit alors à certaines missions pratiques, comme de décider de la maturité des moissons. De même, elle convient bien aux usages affectifs simples, comme pour ces amulettes que sont les photos de famille et d'identité ; elle fait alors oublier le côté seulement indiciel de toute photo, et favorise la présence de l'absent, même la présence pure, comme chez Boltanski. Un peu dans la même ligne, Walker Evans, très remémorant, a pris du plaisir à faire dans ses vieux jours des photos couleur d'archi-tectures perdues dans la prairie américaine, d'autant plus disponibles à la remémoration qu'elles étaient petites : Of Time and Space, le titre de Christenberry qui en recueille, montre bien qu'en ce cas le temps est plus sensible que l'espace. Enfin, la photo couleur manifeste bien les réactions chimiques complexes dont elle résulte, ce qui s'ajoute à son aspect remémorant ; la chose est particulièrement sensible dans les polaroïds, où le photographe-regardeur assiste au processus d'où l'image sort progressivement, génétiquement.

Cependant, pour les sujets photographiques qui requièrent des effets de champ perceptivo-moteurs ou logico-sémiotiques puissants, la couleur photographique semble trop pauvre, flottante, lente, comme Cartier-Bresson l'a marqué dans L'instant décisif de 1952, avant d'y revenir dans son post-scriptum de 1985 (CP,20). Et il n'y a sans doute que la lumière de l'Inde, humide, floue, compénétrante et justement «lente», dont des photos aient pu donner des «équivalents» stieglitziens, chez Eliot Elisofon. Quant au dye-transfer et au cibachrome, qui permettent de prévenir la confusion des teintes en les saturant, leur insolite ne convient qu'à certains cas, comme par exemple au reportage que fit Susan Meiselas au Nicaragua en 1988 (AP,429,431), où la découpe et le contraste violents des figures concordent avec la lumière constrictive de l'Amérique centrale.

Mais, ces derniers exemples nous en préviennent, une combinaison de carences et de forces suscite des virtualités imprévues. Autant que ses capacités, les limites de la photo couleur ont stimulé de nouveaux sujets photographiques de portée parfois universelle, dont nous allons retenir quelques-uns assez saisissants.

 

1. Ernst Haas et l'énergie fantomatique

En 1952, Ernst Haas, déjà photographe confirmé, introduit dans son Leica une pellicule couleur. Et il ouvre un nouveau monde.

Le plus simple est de le suivre d'abord à travers les bougés proprement dits. Dans sa Tauromachie de 1956 (*Life, Couleur, 147), nous ne saisissons guère le taureau, ni le torero, ni leurs mouvements réciproques, mais quelque chose comme leur polarité d'énergie, qui est l'essence de leur combat. Puisque les pellicules couleur sont lentes, tout objet en mouvement y donne une image transparente, dit Haas. Transparente jusqu'au flou. Mais ce flou, au contraire du bougé noir et blanc, n'est pas fatalement mou, puisqu'il véhicule de l'énergie colorée, qui, conjuguée avec lui, crée une effervescence diffuse. Et du même coup ce combat n'a pas lieu quelque part, ni à un moment; ce que nous avons sous les yeux est un phénomène d'Univers ; non pas une image correspondant à une réalité extérieure, qui aurait été; mais une image induite très indirectement par des effets lointains, - tenant aux carences de la photo couleur, - un peu comme une particule est saisie à travers des transpositions multiples dans une chambre à bulles.

 

Mais cette saisie à la fois énergétique et évanescente à travers des effets indirects, n'a même pas besoin du bougé. En raison des défaillances (fécondes) de la couleur, Haas s'est si bien installé dans les évanouissements, les transparences, les bilocations, les spectralités des choses que non seulement les fameux pigeons de la Piazza San Marco à Venise, lesquels bougent, mais les routes et les buildings américains, lesquels ne bougent pas, deviennent des fantômes, se déchirant, s'effîlochant dans l'épais rideau lumineux qui nous les livre. Les Cow-boys rentrant au crépuscule sur la prairie californienne de 1958 (Life, Couleur, 147) n'émergent pas de leur milieu, mais y rentrent, s'y perdent, - oserait-on dire y meurent? Dans ce dernier cas de façon patente, puisque c'est le soir, mais ailleurs aussi l'effilochement de la vision finit par donner un certain noir de la couleur, qui est un peu l'inverse de la couleur du noir que nous avaient montrée Alvares Bravo, Bill Brandt, Eugene Smith.

Pour comprendre pourquoi ce vertige et cette fantomatisation colorée, qui eussent été possibles auparavant, se sont introduits dans les années 1950, il faudrait sans doute répéter ce que nous avons dit, à l'occasion d'Irving Penn, de la révolution scientifique, technique, industrielle, informaticienne, de ce moment.

 

2. Helmut Newton et la cristallisation

Helmut Newton a pour sujet photographique le noir dense, tranchant, impénétrable, minéral, immobilisant. Chez d'autres, on voit souvent le blanc déchirer le noir; chez lui c'est l'inverse, le noir déchire le blanc. Parmi les Portraits publiés chez «Nathan Image» en 1987, quand on s'arrête à celui .de Grace Jones et Dolph, de 1985 (HN,162), on voit bien que son corps noir à elle déchire, foudroie, fige son corps blanc à lui, tandis que son ombre opaque à lui déchire, foudroie, fige les briques blanches du mur du fond. Ce sujet photographique trouve une image archétypale dans Bordighera Detail de 1983 (AP,449), où se fige un œil féminin dont les cils en bagarre sont collés en pointes noires par le Rimmel.

Pourquoi alors avoir situé ce photographe du noir suractif dans nos chapitres sur la couleur? Parce qu'il confirme paradoxalement le «noir» de la couleur, que Ernst Haas nous a fait pressentir.

Le Portrait de Julian Schnabel de 1985 (**HN,145) reprend le schéma typique de Newton : le sombre agressant le clair, mais en l'adaptant à l'énormité de l'univers sculpturalpictural de Schnabel. L'essentiel en est les deux puissantes mâchoires d'ombre, l'une courbe et englobante par-dessus, l'autre rectiligne et horizontale par-dessous, qui mordent la clarté du feuillage luisant, cristallographique, impitoyablement proliférant sur lequel le peintre-sculpteur est assis. Puis, dans ce dispositif général de triomphe du naturel, tout semble un moment se retourner, puisque explose au beau milieu le faune qu'est l'artiste, avec le rosé de sa chair, le blanc vif de son tricot de peau, le blanc plus vif encore de la monture des lunettes. Cependant, le dernier mot revient au sombre, et la clarté du personnage est bue par le bleu du pantalon et du veston (ainsi confondus avec le vert de l'herbe), et trouée par les étoiles noires des verres des lunettes.

 

Il n'en fallait pas moins pour trouver un «équivalent» du sujet plastique de Schnabel, le peintre-sculpteur fusionnel qui a pu évoquer La Mer par un immense panneau d'assiettes cassées, ou la Voix de la Callas par un jet retourné de couleurs s'élevant et se rabattant sur une surface presque aussi grande. Nature regardée non du dehors, mais du dedans de ses ombres et de son lierre débordant. C'est vrai. Mais en même temps le «kitsch» des lunettes évacue le naturalisme naïf et montre que l'après-midi d'un faune contemporain fusionne nature et artifice, art et toc, lointain stellaire et proche feuillu, pop art et sentiment cosmologique de la «new image». Ce noir-là seule la photo couleur pouvait nous le donner.

 

3. Leni Riefenstahl et la densité

La cinéaste épique qui avait tourné l'apothéose de Hitler au rallye de Nùrenberg, puis avait photographié les Jeux Olympiques de Berlin en 1936 (NV,82), devait, dans sa vieillesse, trouver chez les Nouba de Kau, publié au «Chêne» en 1976 (***), l'aboutissement de son sujet cinématographique et photographique, et donc aussi de son parti d'existence. Elle avait peu auparavant photographié les Nouba Masakin.

Les Nouba de Kau c'est cette peuplade qui, avec la civilisation japonaise, a déclaré le plus clairement que l'homme est l'animal signé, et qui a reconnu ce statut non pas dans quelques rares moments de la vie, dans des cérémonies exceptionnelles comme le carnaval de Rio, mais en faisant de l'existence humaine entière une immense cérémonie, une presque incessante transformation du corps masculin et féminin en sculptures vivantes, en une adéquation formidable de l'animalité et des signes, du Signe sous ses quatre modalités d'indice, d'index, de signe référentiel analogique et de signe référentiel digital.

 

La rencontre entre Leni Riefenstahl et les Nouba de Kau fut une culmination. Faisons le compte. (A) D'une part, une photographe dont le sujet cinématographique-photographique est très proche de celui d'Eisenstein, et qui donc ne manque jamais un volume poussé par sa pression interne, un mouvement croissant à partir du sol, une lumière engendrée par les densités et les éclats des corps. (B) D'autre part, les terres ocre dense de l'Afrique, qui poudroient ou rutilent sur les corps jeunes luisants d'huile. (C) L'adéquation des corps lustrés et du Signe, à travers les peintures faciales et corporelles dont l'artifice est exalté par l'extrême dissymétrie et variété. (D) Enfin, entre la photographe et les rutilances du spectacle jusqu'au ruissellement du sang dans les combats rituels, l'entremise de la photo couleur, avec ses lenteurs d'inscription, ses simplifications minéralisantes et ici rutilantes, ses épaisseurs de teinte, son glissement au noir résultant de la rencontre souvent annulatrice des énergies colorées.

Dans cette histoire, il nous manquait encore l'anthropologie poétique. Leni Riefenstahl, aidée de la photographie couleur, l'a accomplie. D'autant qu'en ce cas, une civilisation particulière, en prenant pour thème essentiel et presque permanent la signature du corps, nous fait déborder l'anthropologie locale vers l'anthropologie fondamentale.

 

* © Ernst Haas / Magnum.

 

Henri Van Lier
Histoire Photographique de la Photographie
in Les Cahiers de la Photographie, 1992

 
Renvois aux documents adéquats

PN : Photography Until Now, Museum of Modern Art.
NV : The New Vision, Metropolitan Museum of Art, Abrams.
AP : The Art of Photography, Yale University Press.
FS : On the Art of Fixing a Shadow, Art Institue of Chicago.
BN : Beaumont Newhall, Photography : Essays and Images, Museum of Modern Art.
LP : Szarkowski, Looking at Photographs, Museum of Modern Art.
PF : Kozloff, Photography and Fascination, Addison.
CI : Camera International, Paris.
PP : Photo Poche, Centre National de la Photographie, Paris.
CP : Le Numéro spécial des «Cahiers de la Photographie» consacré au photographe envisagé.
PHPH : Philosophie de la Photographie.