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Texte de l'auteur (5 pages) en PDF
 


ANTHROPOGÉNIES LOCALES - PHYLOGENÈSE
 


HISTOIRE PHOTOGRAPHIQUE DE LA PHOTOGRAPHIE (1992)
 


ATGET (France, 1857-1927)
 


Erosion et recyclage

 

Avec Atget, nous passons à 1900, ou un peu avant, et il faut mesurer le chemin parcouru. En 1871, Maddox avait remplacé la plaque sensible humide, peu transportable, par la plaque sèche à la gélatine ; en 1880, un journal de New York inaugure un procédé de photogravure permettant la reproduction illimitée à bas prix ; en 1887, est annoncé le Blitzlicht-pulver, poudre permettant le flash; en 1888, Eastman, alors âgé de 35 ans, conçoit et commercialise la première boîte Kodak chargée d’un film en bobine (gélatine sensibilisée sur papier) de cent vues, dont il avait mis au point le principe en 1884. La phonie de k-o-d-a-k (k-k,o-a,d) évoque à la fois le déclic et la mise en boîte.

Ainsi deviennent possibles des photos faites n’importe où, n’importe quand, sous tous les angles, par n’importe qui : « You press the button. We do the rest ». La photographie se met à visualiser la vie courante et intime ; elle devient un moyen d’investigation scientifique sur le mouvement animal avec Muybridge, sur les oscillations avec Marey ; elle soutient de grands inventaires sur les transformations urbaines et sociales induites par la révolution industrielle. Atget, qui de 1896-98 à sa mort en 1927 obéit à la commande officielle d’un inventaire du patrimoine immobilier français dans ses singularités, et pas seulement dans quelques généralités, est un confluent de cette situation.

Pour le cerner, voyons bien que la photographie permettait désormais de suivre les menus effritements, délitements, porosités, invasions secrètes de la pierre et du bois par le vent, l’eau, les corrosions. Atget va prendre pour sujet photographique cette aptitude des plaques sèches et des chambres de son époque à suivre le cycle cosmogonique complet selon lequel tout produit naturel ou culturel s’édifie, stocke de la mise en forme, de l’énergie utile, de l’intelligence et de l’amour, - ce que, au même moment, le physicien appelle de l’information et de la néguentropie (Pierre Curie, qui introduit la notion, meurt en 1906), - et en même temps commence à se dégrader en fissures et poussières, pour tantôt devenir franchement rebut, tantôt vieillir en continuant de servir, tantôt disparaître plus ou moins au profit d’une autre vie partielle ou complète, - et dans ces trois cas participer de l’entropie et du bruit, également au sens du physicien (la page épouvantée d’Henri Poincaré sur l’inexorable entropie générale de l’Univers est des mêmes dates). Ce programme ne contredit pas la vision physiologique de Nadar, mais la généralise en activant le cycle entier : destruction > réaménagement partiel > destruction...

Ce cycle-là aucune représentation antérieure n’avait pu le suivre, même les extraordinaires dessins géologiques de Bruegel l’Ancien dans les Alpes. Par manque de détail et de continuité. Mais aussi parce que la main et le cerveau qui produisent une peinture, une sculpture, une architecture, introduisent de la construction même dans la destruction. Velasquez et Goya avaient enregistré les déchéances des corps, Canaletto les décolorations de Venise salpêtrée, mais toujours selon une saisie dominatrice. Au contraire, largement indépendante du cerveau, faite d’indices et non de signes réfé-rentiels sinon ses index, la photographie était en mesure d’enregistrer les moindres modalités du  bruit et de l’entropie autant que de l’information et de la néguentropie, au point de témoigner de leurs engendrements réciproques.

S’appliquant à une rue ancienne, à une façade, à une allée ou un escalier dans un parc, ce sujet photographique d’Atget supposait une approche particulière du motif. Il fallut chaque fois trouver le point d’où rien n’était mis en évidence ou en prépondérance, où rien ne trancherait ni ne saillerait ni ne se découperait ni ne se centrerait, où tout serait laissé à son être local, momentané, égal, à la fois fait et défait, donc très exactement à son devenir. Le plan de meilleure définition, trop déclaratif, dut se subordonner à la profondeur de champ par réduction du diaphragme, quitte à décapiter la scène. Il fallait que les indices photoniques mènent une existence aussi libre (indicielle) que possible, à la fois déchif frables et indéchiffrables, recyclés et décyclés, sans être survoltés par aucun index. On était ainsi passé du MONDE 2 au MONDE 3, comme Hill and Adamson, mais cette fois sans crier gare, sans non plus les paradoxes logico-sémiotiques de Nadar.

Si les négatifs 18 x 24 d’Atget étaient très fouillés, ses tirages positifs furent souvent archaïques, par retard de la chimie sur l’optique, mais peut-être aussi par l’intention latente, sous l’excuse « ce ne sont que des documents », de les garder fanés et tièdes, en l’accord du prenant et du pris. Notre « Entrée de la cour du Dragon, 50, rue de Rennes » (*) vient de la page 33 de VAtget des éditions Le Chêne/Hachette, qui propose 150 photos exemplaires, mais retirées à partir des négatifs plus puissamment que ne l’aurait fait Atget lui-même. Ce survoltage est discutable. Mais l’est-il tellement plus que celui de Mozart joué sur un piano Steinway par Frank Braley? En tout cas, la primauté de la texture sur la structure, phénomène essentiel au monde délité et germinatif d’Atget, s’y confirme, s’il en était besoin.

 

Il y a, on le voit, une rhétorique d’Atget, mais qui est à contrepied de l’éloquence. Une théâtralité aussi, - il rêva de théâtre pendant trente ans, avant de se consacrer à la photographie, - mais pas celle qui crie sur la scène, celle plutôt qui hante les réserves de vieux décors empilant, derrière la scène, les sens et les non-sens des sémiologies séculaires. Quelque chose de la théâtralité neuve (1892) et de la musique neuve (1902) de Pelléas et Mélisande. Toute émotion définie, toute pointe, toute violence, toute totalisation eussent compromis la généralité du cycle fondamental au profit de l’anecdote, ou du moins de l’événement.

Rien ne permet mieux de cerner Atget que son contraste avec Marville, qui vers 1865 photographiait les mêmes thèmes, rues, placettes et parcs, mais justement avec un sujet photographique tout autre, cherchant le frontal et l’angle acéré (**PN,108), le discontinu (PN,70), la décision, le contraste, le cadre index, la séparation non médiatisée des plans (AP,68), le temps immobilisé, le miroitement (AP,74).

 

Atget était impossible avant son temps. Rappelons-nous à quel point les Anciens s’intéressèrent peu au cycle culturel, sauf Ibn Khaldoun, dans un contexte non proprement historique. Il a fallu une révolution à la fois radicale et parlée comme la Révolution française, ainsi que le séisme de la Révolution industrielle et le pressentiment d’une géologie évolutive pour que Chateaubriand perçoive, autour de 1800, la profondeur du temps passé (la tradition à la chinoise est l’inverse d’un temps spatialisé). Et il faudra encore un siècle pour que Spencer vulgarise un évolutionnisme généralisé, avec ses vies et ses morts concomitantes, et que Curie et Poincaré s’étonnent de l’entropie et de la néguentropie comme principe d’univers. Dès 1885 s’activa une remémoration fervente et silencieuse, impondérable, qui engendra les surimpressions du Symbolisme européen avant celles de Proust. Mais voyons bien que c’est seulement avec le Proust A la Recherche du temps perdu, avec sa phonie grise et sa syntaxe en compénétrations charnues et fluides des moments (celles aussi de la durée bergsonienne) qu’Atget s’accorde. Les dates sont impitoyables.

Atget n’eût pas davantage été possible sans Paris. Paris n’est pas une ville comme les autres. C’est, comme Rome, un cas patent du recyclage culturel, mais avec moins d’à-coups créateurs et destructeurs, avec moins de grandioses cataclysmes. La désagrégation et la réhabilitation y affectent l’architecture la plus globalisatrice, la plus quotidiennement charnue qui fût jamais. Atget, ce théâtreux et ce peintre infortuné jusqu’à la quarantaine, a sans doute trouvé là, dans la réserve de décors calmement séculaires recyclés par son sujet photographique l’essentiel des tableaux et des drames qu’auparavant il avait fantasmes en vain.

Ses déambulations dans la ville au gré des commandes officielles et privées, et aussi de quelques hasards, montrent à quel point c’est le sujet photographique qui appelle les thèmes ou motifs photographiques, et non l’inverse. Atget s’arrangea pour ne jamais montrer la Tour Eiffel, qui trop jeune échappait encore au cycle cosmogonique, mais surtout dont le squelette, où il y avait plus de vides que de pleins, ne serait jamais propice à mettre ce cycle en valeur. Par contre, Notre-Dame pouvait s’apprivoiser, à condition d’être prise de l’autre côté de l’eau, à travers un branchage d’hiver, où, tout immense qu’elle fût, elle n’apparaissait elle-même que comme un état désagrégé-réagrégé d’un cycle plus vaste. C’est ainsi qu’il osa l’aborder en 1925, deux ans avant sa mort (FS, n° 244), trois ans après la mort de Proust.

Paradoxalement, Atget fut aussi contemporain des cubismes analytique et synthétique et du passage à l’atonalité. Somme toute, la révolution énorme qu’a été le passage du MONDE 2 au MONDE 3 s’est faite selon deux voies principales. Ceux qui dépassèrent la « forme » totalisatrice grecque au profit des éléments en fonctionnement en brisant la « forme », selon la voie du discontinu : Rimbaud, Mallarmé, Picasso, Schonberg. D’autres opérèrent le même décentrement par des compénétrations chevauchantes, selon la voie du continu : Bonnard, Debussy, Proust, Valéry, Bergson. Comme Stieglitz que nous allons rencontrer à l’instant, Atget s’inscrit dans cette deuxième voie.

 

Henri Van Lier

Histoire Photographique de la Photographie

in Les Cahiers de la Photographie, 1992

 
Renvois aux documents adéquats

PN : Photography Until Now, Museum of Modern Art.
NV : The New Vision, Metropolitan Museum of Art, Abrams.
AP : The Art of Photography, Yale University Press.
FS : On the Art of Fixing a Shadow, Art Institue of Chicago.
BN : Beaumont Newhall, Photography : Essays and Images, Museum of Modern Art.
LP : Szarkowski, Looking at Photographs, Museum of Modern Art.
PF : Kozloff, Photography and Fascination, Addison.
CI : Camera International, Paris.
PP : Photo Poche, Centre National de la Photographie, Paris.
CP : Le Numéro spécial des «Cahiers de la Photographie» consacré au photographe envisagé.
PHPH : Philosophie de la Photographie.