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Texte de l'auteur (4 pages) en PDF
 


ANTHROPOGÉNIES LOCALES - PHYLOGENÈSE
 


HISTOIRE PHOTOGRAPHIQUE DE LA PHOTOGRAPHIE (1992)
 


ANSEL ADAMS (U.S.A., 1902-1984)
 


La sériation de la lumière

 

Malgré leurs parentés, il y a une grande différence entre Stieglitz et Weston, d'une part, et Ansel Adams, de l'autre. Et c'est de nouveau la frontière entre l'avant et l'après 1930, déjà rencontrée à propos de Brassaï. Adams a quelque chose de naturel, de familier, de proche de la perception courante, là où ses prédécesseurs, contemporains des grandes mutations perceptives des trois décennies précédentes, avaient toujours soutenu quelque chose d'extrême, de tendu, de spécialisé. Tout comme Brassaï, Ansel Adams privilégie le lieu comme introréverbération de l'espace. Seulement, son lieu à lui ce n'est pas les «brothels» parisiens, ni les lumières de Paris la nuit. C'est la nature dans ses manifestations les plus embrassantes : Yosemite National Park et la chaîne de montagnes qui l'entoure, la Sierra Nevada californienne, The Range of Light.

Yosemite Valley est sans doute, sur notre planète, l'endroit où la sériation de la lumière est la plus large et la plus subtile. L'endroit donc où l'on peut le mieux tester la perception visuelle d'un primate adaptée aux ondes électromagnétiques comprises entre 400 et 700 nanomètres, les plus énergiques pour un Soleil de 5800° K en surface, comme le nôtre. Là, le jour et la nuit ont la franchise californienne, et la géologie est telle que, les pentes étant plus éclairées au-dessus qu'en bas, la lumière tombe en cascades hautes, larges et détaillées, sorte de Niagara de photons. La Chine, d'un génie différent, présente les mêmes chutes lumineuses, la même multiplicité, mais pas avec cette décision à travers le multiple. Dans Yosemite and The Range of Light, titre du somptueux ouvrage publié par Thames and Hudson en 1979, «range» a ses deux acceptions anglaises : la chaîne montagneuse, qui fut le thème ou le motif d'Ansel Adams, et la disposition sérielle lumineuse, qui fut son sujet photographique.

Ce dernier exigeait un calcul permettant, en présence d'une distribution de la lumière, d'en ouvrir l'éventail au maximum, ou du moins selon le gré. Ce calcul s'incarna dans le «zone-système», qu'Ansel Adams développa à la fin des années 1930 avec Fred Archer, stimulé comme lui par les relations entre exposition et densité des films étudiées par Daven-port : «The Zone System correlates essential information, including effective film speed, subjects luminances, meter, lens, and shutter calibrations, and film processing, along with own concepts and récognition of image qualifies in a subject. » En retour, le zone-système appliqué à un motif aussi vaste que Yosemite National Parc entraîna un nouveau régime du cadre. Déjà Hill and Adamson nous avaient conduits à distinguer du cadre-index, propre à la peinture traditionnelle, le cadre-limite, ou cadre-indice, propre à la photographie. Or, chez Ansel Adams, la conjonction de l'ampleur du spectacle et de sa différenciation lumineuse non seulement produisit presque fatalement un cadre-limite, donc l'ouverture des bords, mais aussi une sorte d'ébullition de spectacles partiels, mobiles, erratiques, en chevauchement, déroutant toute référence, tout axe de coordonnées, qu'on peut appeler un multicadre interne.

L'action photographique se déroule alors selon un protocole qu'Adams a maintes fois commenté : on circule en voyageur dans un paysage de commencement du monde; voici qu'on y éprouve un mélange de perception et d'émotion intenses, non pas devant un spectacle, mais parmi des spectacles multiples; ces spectacles ne sont pas seulement visuels, ce sont aussi des engendrements tactiles et proprioceptifs; si l'on est photographe, on «prévisualise» ce que pourrait être une photo qui, une fois imprimée, donnera un «équivalent» de cet engendrement-perception-émotion-là (nous avons vu la notion d'équivalence introduite par Zayas à propos de Picasso se répandre à travers Stieglitz). C'est cette photo qu'on va tenter de faire. Ce qui suppose le zone-système et entraîne le multicadre interne.

On l'aura compris, «ça», en ce cas, ce n'est pas Yose-mite comme réalité physique (inaccessible), ni Yosemite comme objet de perception visuelle et tactile directe (inacces­sible), mais une perception-émotion qui s'est produite dans un certain cerveau à telle seconde parmi un lieu de Yosemite, et qui plus tard suscitera, dans le même cerveau ou dans d'autres, un «équivalent» grâce à une photo. Rien là du réalisme. Ni du romantisme. Mais une saisie-construction ouvrant béant le Réel au-delà, ou plutôt en deçà, de la Réalité. Ou bien, si l'on préfère, entre un cerveau et un morceau de papier impressionné, un aperçu de la nature naturante. Donc pas des manifestations naturelles, mais quelque chose de leur principe, selon la doctrine toujours présente du transcendantalisme américain.

Alors, le photographe gagne à tout coup. Car il est trop heureux, presque mystiquement heureux, si c'est «ça» qu'il obtient. Mais, si cela rate, il est heureux aussi. Car il aura appris, par son erreur même, erreur relativement repérable et maîtrisable grâce au zone-système, quelque chose de nouveau sur une des étapes du processus photographique (pellicule, ouverture de diaphragme, temps d'exposition, mode de conservation) qu'il pourra communiquer à Land, l'éminent physicien et naturaliste inventeur du polaroïd, avec lequel il entretient le contact le plus constant. En d'autres mots, la démarche photographique est à la fois perceptivo-motrice et presque scientifique. Tel était le genre d'ambition qui animait aussi le groupe F/64, fondé par Weston à San Francisco en 1932, et qu'Ansel Adams rejoint deux ans plus tard : «64» désigne la plus petite ouverture des lentilles conjuguant la haute définition et la profondeur de champ. Si la photographie des années 1930 a montré une proximité, une quotidienneté inconnues auparavant, il faut y ajouter l'humilité scientifique. Avec comme corollaire, le contrôle des variables. Le lecteur français mesurera commodément cette attitude en circulant dans les deux cents pages de Le Zone-Système publié par «Les Cahiers de la Photographie».

Pour illustrer la géologie poétique d'Ansel Adams, nous avons choisi Mount Williamson, qui occupe une double page dans «The Family of Man» (*FM,69), parce que cette photo démontre la force du système à la fois dans le lointain et dans le proche ; d'autre part, elle a dû être choisie par Adams et par Steichen, concepteur de l'exposition, qu'elle éclaire du même coup. Pour mesurer à quel point nous sommes passés là à la saisie-construction du MONDE 3, donc par éléments indépendants reliés par leur seul fonctionnement, on comparera cette prise de vue à celles que Witkins faisait en 1866 dans le «garden paradise» de Yosemite à peine découvert, et qui, isolées (AP,n°l 13-120) ou juxtaposées en «mammoth plate» (AP,n°112), appartenaient encore largement à la saisie-construction unitaire et même « formelle » du MONDE 2.

 

Si des extra-terrestres en visite chez nous se proposaient d'emporter vers leur région éloignée une seule photographie, nous pourrions leur confier un Ansel Adams. En l'honneur de notre planète, de sa lumière, de ses virtualités, de l'humilité scientifique, mais aussi des saisies qu'un regard terrien (œil et cerveau) a pu élaborer, et aussi s'interdire d'élaborer, à leur propos. Le dernier choix ferait néanmoins problème. Car qu'est-ce qui est le plus géologique et cosmologique chez Adams? Ses paysages? Ou le portrait qu'il a fait de Brassaï en 1974 justement à Yosemite (PHPH,130)? Si l'on était sûr que nos visiteurs ont l'œil, on pourrait leur passer le portrait, lequel contient virtuellement les paysages. Mais, pour être prudents, passons-leur quand même un paysage.

Henri Van Lier

Histoire Photographique de la Photographie

in Les Cahiers de la Photographie, 1992

 
Renvois aux documents adéquats

PN : Photography Until Now, Museum of Modern Art.
NV : The New Vision, Metropolitan Museum of Art, Abrams.
AP : The Art of Photography, Yale University Press.
FS : On the Art of Fixing a Shadow, Art Institue of Chicago.
BN : Beaumont Newhall, Photography : Essays and Images, Museum of Modern Art.
LP : Szarkowski, Looking at Photographs, Museum of Modern Art.
PF : Kozloff, Photography and Fascination, Addison.
CI : Camera International, Paris.
PP : Photo Poche, Centre National de la Photographie, Paris.
CP : Le Numéro spécial des «Cahiers de la Photographie» consacré au photographe envisagé.
PHPH : Philosophie de la Photographie.