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ANTHROPOGÉNIES LOCALES - PHYLOGENÈSE
 


ECONOMIE : LE PASSAGE DE "LABOUR" À "WORK"
DANS "LA GENERAL EQUILIBRIUM THEORY"
 


La définition et la nature du travail ne faisaient pas problème dans l'économie pré-keynésienne, ni même dans l'économie keynésienne, préoccupée de l'offre et de la demande d'emploi. Il allait de soi, pensait-on, que l'emploi concernait le travail, et que celui-ci était pénible : c'était une désutilité compensée par l'utilité du salaire. Au contraire, depuis 1950, il semble qu'à la fois l'économie concrète et la théorie économique sont contraintes d'envisager la nature du travail comme tel.

 

 

1 . FACTEURS EBRANLANT LA NOTION ET LE FAIT DU TRAVAIL

 

Les raisons de cette situation sont multiples et fuyantes, et pour bien poser le problème il faudrait sans doute les dénombrer toutes. Nous en avons retenu cinq qui, si elles n'épuisent pas la question, en montrent au moins l'urgence.

a. Le chômage excessif - Le travail est devenu un bien relativement rare pour de larges populations, et cela dans une société où il est fortement valorisé par ses revenus matériels et immaté­riels, et où il est souvent la seule voie à des « biens «  qui autrefois le débordaient : voir des gens, participer à ce qui se passe...

b. L'informatique et la robotisation - La machine est en train de devenir une travailleuse, et même une travailleuse qualifiée, obligeant ainsi à concevoir plus strictement le travail humain, contrastant pour l'instant avec celui de la machine sur deux points surtout :

- notre cerveau est un computer hybride (analogique et digital) alors que dans l'état actuel nos objets et processus techniques sont digitaux ;

- notre cerveau est bio-chimique, alors que la machine, en attendant le développement de la bio-technique, l'est encore peu ; ainsi notre cerveau est capable de vraie mémoire, tandis que la machine actuelle n'est capable que de stockage; et la vraie mémoire c'est déjà l'imagina­tion, la représentation, la compréhension, lesquelles permettent d'être programmant et pas seulement programmé.

c. La confrontation interculturelle - Les contacts incessants de gens, de marchandises, d'images, de sons entre les civilisations a fait prendre conscience qu'il y a des conceptions actuelles, et pas seulement historiques, très différentes du travail, et que ces conceptions modifient profondément son efficacité, son prix, sa portée sociale. Le travail est devenu un élément très exporté et pourtant difficilement exportable sans perturbation des économies importatrices et des balances internationales ou interculturelles. En particulier, la conception du  travail influence l'attitude à l'égard de la rente : de son absence (Japon), de son excès (Emirats), de son taux moyen (France et Italie)…

d. La plurilocation - Jusqu'à ces dernières années, le travail était assigné à des lieux et à des structures sociales assez stables. Dans plusieurs domaines, il est devenu non seulement mobile, en ce que les ouvriers doivent aller le rejoindre sur les sites industriels en expansion, comme c'est le cas depuis le XIXe siècle américain, mais plurilocal, en ce que le site lui-même est traversé par des lieux différents : dans l'industrie lourde, le même objet est fait d'éléments venant d'un peu partout ; et dans les Industries de software, la localité est d'emblée saisie comme transitoire et ubiquitaire. En sorte que le travail situe moins le travailleur.

e. Les chevauchements du travail et du loisir - Le monde gréco-latin distinguait assez fermement quatre situations humaines :

- Les tâches de recommencement fastidieuses et pénibles (esclave

- Les tâches productrices d'objets stables  (artisan).

- Les activités de décision et compréhension   (civisme).

- Le loisir fructueux (otium et contemplation) ou dissolu.

On fait remarquer que, avec les développements du christianisme, les trois premières situations se sont confondues dans le «  travail  «  ainsi opposé à la contemplation, puis au loisir. Avec les économies modernes, le travail a été alors ce qui était rémunéré, le loisir ce qui ne l'était pas. En raison de nos points b, c et d, cette distinction même s'estompe. Un professeur qui lit des ouvrages qui le distraient et en même temps fécondent son travail, est-il en travail ou en loisir ? De même, le modeste garagiste qui en week-end lit les manuels d'entretien Ford en disant  «  j'arrive à peine à suivre ? Le salaire qu'on lui paie pour ses réparations comprend-il ces heures-là ? Un étudiant aux études est-il un travailleur ? Et l'éducateur des enfants ? Ou le garde-malade familial ? Toutes ces situations nous mettent fort loin d'une activité humaine conçue comme un échange entre  « utilité » du salaire et « désutilité » du travail. Ou encore de l'agrément du loisir contre la « pénibilité » du travail.

Ainsi peut-on dire que, depuis 1950 surtout, le travail fait problème. Comme il est normal en ce cas, on ne s'est guère demandé à cette occasion quels étaient ses fondements anthropologiques. On a plutôt essayé d'en relever des facteurs internes ou externes. Ses effets : paix sociale, productivité, coûts latents. Son organisation : taylorisme, fayolisme, fordisme. Ses stimulants : salaire, bureaux paysages, convivialité. Ses facteurs politiques : abaissements des taux d'intérêts, investissements, conquête des marchés...

Ces approches empiriques ont d'autant meilleure conscience qu'elles supposent que le travail lui-même est une réalité assez évidente, et qu'il n'y a pas à épiloguer sur sa nature ou sur sa notion. Ainsi, au cours de l'histoire, se sont succédées diverses évidences sur ce qu'est le travail. Il n'est pas inutile d'en rappeler quelques-unes : le rachat du péché originel (Bible), le tribut des groupes locaux à l'organisation d'empire (Inca, Egypte, Chine), la solidarité familiale et tribale (Afrique), l'appartenance aux rythmes saisonniers sur le machi (Japon), l'insertion dans la nomie de l'oikos (facteur eco-nom-ique au sens étymologique), une des appartenances à la polis (dans la subordination de l'éco-nomique à la poli-tique à Athènes et Rome), la contre-partie de la protection militaire féodale, la participa­tion à la mécanique mathématique bourgeoise (XVIIe siècle cartésien), un des facteurs de la richesse des nations (XVIIIe siècle), l'objectivation-subjectivation de l'esprit universel (romantisme idéaliste  de Hegel), la même subjectivation-objectivation dans la société sans classe (romantisme positiviste de Marx), un des facteurs dans l'équilibre de l'offre et de la demande (de Ricardo à Pigou), une conséquence sanguine des esprits animaux (animal spirits) normalisée socialement et économiquement par l'emploi, lequel en dépend mais est aussi contrôlé politiquement à travers les taux d'intérêts et les travaux publics (Keynes).

Ce qui montre que la question n'a guère été explorée c'est qu'il n'y a même pas toujours de mot  délimité pour désigner ce que nous avons appelé, de manière volontairement vague, le travail. En anglais, work désigne les activités les plus diverses sans égard à leur rémunération, et est donc trop large, tandis que labour connote l'idée de travail pénible, et est donc trop étroit; l'emploi de labour pour toutes espèces de travaux a pu contribuer, en plus des souvenirs bibliques et de la volonté des modèles d'équilibre de trouver une contrepartie à l'utilité du salaire, à considérer le travail comme une désutilité. La table analytique de la « Théorie générale de l'emploi » de Keynes ne comporte pas d'entrée « work », et à « labour » a pour sous-entrées (marginal) disutility of labour, marginal product of labour, supply of labour, elasticity of demand for labour. En français, travail a une étymologie tortionnaire. Il n'y a guère qu'en allemand que la notion soit riche, ce qui a dû favoriser la réflexion fondamentale de Hegel et de Marx sur le sujet.

Quoi qu'il en soit, les cinq facteurs qui ébranlent actuelle­ment la réalité et la notion du travail obligent sans doute à en prendre une vue fondamentale, c'est-à-dire se situant dans une anthropologie, dont nous allons faire le détour aussi brièvement que possible. On notera que, dans les bibliographies récentes, si le terme  « labour » persiste chez les économistes, il est partout remplacé, en psychologie et sociologie du travail, par le terme  « work », couvrant alors à la fois le travail payé et non payé, tout en s'opposant au loisir et à la retraite.

 

 

2. BASES D'UNE ANTHROPOLOGIE DU TRAVAIL/LOISIR

 

On se rappellera, au départ, que les mammifères supérieurs disposent d'un cerveau anticipateur et pluricentrateur, et qu'ils emploient déjà ces substituts qu'on appelle instruments^ De plus leurs cerveaux connaissent deux régimes : l'un plutôt exotropique, donc tourné vers l'environnement; l'autre plutôt endotropique, donc fonctionnant davantage en circuit fermé. Les différents couplages entre ces deux régimes déterminent leurs huit grands modes dexistence, qu'on retrouve chez l'homme : sérieux/jeu, exploration/coquetterie, bluff/soumission, rêve/rêverie.

A cela la station debout ajoute une suite d'implications qui font de l'homme un mammifère techno-sémiotique. Les principales de ces implications de la station debout sont les suivantes :

- les mains planes, la vue compréhensive, l'ouïe analytique ;

- la substitution  transversale (l'animal est frontal) et comparative ;

- la transversalité possibilisatrice transformant l'environnement en outils-matériaux (et pas seulement en instruments), qui chacun peuvent être autres qu'ils ne sont, et sont indices des autres dans des panoplies ou des inventaires ;

- l'interpossession externe des panoplies : possibilisateur, tout technicien est les autres techniciens ;

- l'interpossession interne, à l'intérieur d'un cerveau dont les pluricentrations ont été multipliées par la possibilisation tout technicien est plusieurs techniciens à la fois ;

- l’établissement du compagnon comme membre de l'interpossession technique, donc comme première constitution du socius ;

- la virtualité de la possibilisation interpossessive externe et interne en direction de la conventionnalisation sémiotique, et en particulier locutrice, ou plutôt intersémiotique et interlocutrice, toujours externe et interne, avec achèvement du socius, et cela par la médiation de l'index entre l'indice et le signe.

Sans qu'ils excluent la convention intersémiotique (externe et interne), et en s'en aidant même, le travail et le loisir couvrent principalement la sphère de l'interpossession technique (externe et interne). Mais ils le font en deux directions opposées. Dans l’interpossession, le travail  souligne les contraintes, ou plus exactement le sérieux, qui est le mode d'existence où les initiatives sont prises par le régime exotropique du cerveau, et donc, pour finir, par le réel, ou du moins par la réalité, c'est-à-dire le réel en tant qu'il est déjà repris dans nos systèmes de signes, d'index et d'indices. Le loisir, au contraire, souligne davantage le jeu, qui est le mode d'existence où les initiatives sont prises par le régime endotropique du cerveau, où les contraintes mêmes sont plus ou moins choisies. Pour ces raisons, le travail s'inscrit plutôt dans le long terme, sinon comme tel travail, du moins comme travail en général, tandis que le loisir s'inscrit dans 1'épisodique, même s'il est envahissant.

Ces indications d'anthropologie générale suffisent à faire voir que le travail, en plus de sa tension avec le loisir, propose un double paradoxe à l'intérieur de lui-même :

1. Etant le lieu de la transversalité comparative et possibilisatrice en régime exotropique, il est un principe de mobilité, de déplacement, de transcodage, de transformation, de subjectivation; et en même temps le lieu d'une contrainte venant du réel-réalité.

2. Mais même sa contrainte n'est pas simple, car d'une part elle est pénible et donc fuie, d'autre part elle est recherchée et même agréable, comme facteur d'interpossession externe et interne activée, voire comme réalisation de la pulsion à l'exploration en tant que celle-ci est exotropique.

S'il est vrai que le travail est le lieu de ce double paradoxe, on s'attend à ce qu'il ne soit pas aisé de le faire entrer dans des modèles économiques d'équilibre, que cet équilibre soit supposé naturel, comme dans les économies pré-keynésiennes, ou contrôlé, comme dans les économies post-keynésiennes. C'est pourquoi nous allons considérer un moment ces modèles d'équilibre pour voir ce qu'on peut attendre de la rencontre  entre leurs exigences et la réalité d'un travail qui a les cinq caractères que nous avons reconnus.

 

 

3. L'EQUILIBRE ECONOMIQUE OÙ INTERVIENT LE TRAVAIL ACTUEL

 

Les systèmes économiques concrets ont toujours connu un certain équilibre de fait, dans la mesure où ils ont assuré leur reproduction. Le potlatch ou la razzia éliminaient certains surplus où assuraient certains approvisionnements dans des groupes nomades. Si l'on disait que le potlatch n'est pas là pour éliminer les surplus, mais en raison de facteurs proprement sémiotiques comme le défi, il y aurait encore équilibre, et équilibre économique, en ce que la destruction ainsi engagée ne peut franchir un certain point au delà duquel le groupe ne serait plus viable. Dans la première lecture, le potlatch assure la reproduction, dans la seconde il ne la compromet pas. Il faut sans doute souvent combiner ces deux lectures. L'équilibre de reproduction de beaucoup d'économies a dû s'établir à la rencontre de ce qui était assuré et de ce qui n'était pas compromis.

 

3A. L'équilibre de convertiblité

 

Cependant, quand on parle d'équilibre économique, on a en vue un phénomène plus exigeant. On pense à l'équilibre quasiment naturel que les facteurs économiques, laissés à leur libre jeu, réalisent, avec seulement quelques frictions et détournements accidentels, dans les économies classiques pré-keynésiennes. Cet équilibre suppose deux choses : que les facteurs économiques soient convertibles, équivalemment substituables les uns aux autres ; et que les agents économiques cherchent à réaliser  au mieux ces convertibilités, ce qui supposent qu'ils soient des calcula­teurs optimisateurs. Pareille conception a supposé un état particulier de la technique, de la logique, de la physique, le tout s'exprimant au mieux dans une théologie. La technique en question c’est l'artisanat devenu rationnel chez les Grecs, puis mathématique au XVIIe et XVIIIe siècles européens. La logique c'est celle du principe d'identité, du tiers-exclu, de la raison suffisante. La physique elle de la causalité parménidienne et kantienne, où il ne saurait y avoir davantage, ni non plus beaucoup moins, dans l’effet que dans la cause. Dans un univers si rationnel, l'agent économique ne saurait être que rationnel, c'est-à-dire calculateur et optimisant. Il calcule et optimise dans ses marchandages temporels mais aussi dans le marchandage éternel concernant son salut, et l'on ne s'étonnera pas que ce soit à propos de ce dernier, avec sa rente (la grâce divine), sa consommation différée (en paradis), ses remises diverses (Indulgences), ses paris et ses choix confrontant des quantités finies et des quantités infinies, que la théorie ait réalisé ses performances exemplaires. II y a de la théologie latente chez les deux Walras, père et fils, comme chez tous les théoriciens ultérieurs de l'équité et de l'iniquité.

Keynes, parti de cette vue comme tout le monde, en a compris les erreurs. L'offre ne crée pas fatalement une demande correspon­dante, seulement différée et gauchie ; un salaire réel n'est pas plus fidèle à la réalité qu'un salaire nominal ; l'agent économique est plus « sanguin », plus porté par des «  esprits animaux », que calculateur et optimisant ; du coup, le long terme est surtout une succession de termes courts, voire extrêmement courts dans le cas de la bourse. Pour faire ces remarques, et donc pour se délivrer des préjugés de la théorie classiques, qu'il estime invétérés et presque indéracinables, Keynes part du bon sens et de l'observation courante. Mais, si on veut bien se remémorer la description faite plus haut du mammifère sémiotique, avec ses transversalités, ses possibilisations, ses interpossessions externes mais aussi internes, ses modes d'existence, les ambiguïtés du travail vs. loisir, comme aussi de la contrainte fuie vs. la contrainte cherchée, on conclura sans doute qu'une anthropologie circonstanciée arrive à la même vue concernant l'absence de calcul, l'insouciance passive et active, le  « je m'en-fichisme » positif qui président à la plupart des comportements humains. Insistons sur le fait que cette lecture n'est nullement psychanalytique, la psychanalyse s'étant encore développée, autour de 1900, dans un contexte homéostatique où les autodestructions elles-mêmes devaient être des inversions calculables de constructions barrées (le masochisme comme renversement des pulsions agressives à l'égard d'autrui). Au contraire, l'anthropologie fondamentale retient surtout la dimension mammifère de l'être humain (la « sanguinité » de Keynes), et les sauts sémiotiques irréductibles à une convertibilité quelconque, à des approximations progressives d'un supposé désir.

Cela fit le passage des modèles d'équilibre à la Marshall première manière aux modèles d'analyse de Keynes. Il faut être rigou­reux, c'est-à-dire procéder à un relevé incessant des facteurs économiques en présence en précisant quelles sont les variables indépendantes et les variables dépendantes. Une conclusion certaine sort de cette approche, c'est qu'il n'y a pas d'équilibre. Pour le reste, on peut dégager des tendances, mais avec précautions. En effet, rien ne dit qu'on ait dénombré tous les facteurs et toutes leurs relations, ni bien analysé leurs interactions ; il est même certain qu'on a pas tout prévu même pour l'état présent. D'autre part, rien ne permet de vraiment prévoir, nous l'avons déjà vu. Enfin, tout ceci se combine avec les structures anthropologiques pour faire que la confiance (confidence) et la dépression soient à la fois les facteurs économiques les plus importants et les plus volatiles. Ainsi l'analyse n'a pas pour fin de dire ce qui va arriver, mais de monter qu'il faudra fatalement intervenir (dans une emprise du poli-tique sur l'éco-nomique), d'indiquer alors où ces interventions peuvent se faire (et surtout ne pas se faire), comment aussi les concevoir pour qu'elles permettent d'incessantes réinterventions ultérieures.

Ainsi comprise, la position de Keynes semble répondre à la réalité. Mais il y a deux difficultés. D'abord, les modèles d'équilibre, si faux que soient leurs présupposés sur les agents économiques et sur la marchandise (ou les prix), montrent une efficacité relative dans l'évaluation et la décision économique, dont les matrices de Leontiev sont un bon exemple. Ensuite, la psychologie et la sociologie élémentaire qui sous-tendent le modèle keynésien sont trop faibles pour rendre compte des régularités que la pratique repère et manipule. En un mot, les réussites partielles mais réelles des deux grands types de modèles économiques ne semblent se fonder suffisamment ni dans la psycho­sociologie extrêmement orgueilleuse de Walras, ni dans celle extrêmement modeste de Keynes. Pour rendre compte des régularités et irrégularités observées de part et d'autre, c'est peut-être non seulement l'anthropologie fondamentale mais aussi la métaphysique sous-jacente qu'il faut mettre à jour.

 

3B. Le soubassement métaphysique des premiers modèles d'équilibre

 

Nous pouvons bien voir aujourd'hui qu'il y a eu à cet égard deux grands moments de la pensée occidentale depuis le XVIle siècle. Le premier est galiléen-newtonien : l'univers y est fait de forces qui agissent de manière continue, dont peuvent rendre compte les équations différentielles ; la gravitation est la force par excellence. Autour de 1850, Walras applique cette vue à l'économie, dont la gravitation est le champ qui s'établit entre les deux pôles de l'offre et de la demande dans un agent économique désirant, dont le désir est lui-même une énergie continue le prix s'établit à la rencontre de la courbe  (continue) de l'offre et de la courbe (aussi continue) de la demande : la détermination se fait par approximations successives, comme l'équilibre d'une bille qui tombe dans une cuvette. L'atome newtonien de l'économie c'est la marchandise, c'est-à-dire tout ce qui, matériel ou immatériel, peu avoir un prix, la généralisation consiste à passer de la gravitation de deux marchandises à un nombre quelconque de marchandises et, de là, à la production, à la capitalisation, à la monnaie. Et, comme l'ordre des choses est assurément bon (la métaphysique gréco-chrétienne est sous-jacente) cela doit donner un équilibre général, voire un socialisme tempéré.

Pour Marx, à peine postérieur, il peut aussi y avoir un ordre bon, l'ordre communiste, quitte à ce que celui-ci suppose quelque révolution. En effet, cette fois les énergies en présence donnent lieu à une dialectique, c'est-à-dire à des retournements de thèse à antithèse avant la synthèse. Mais justement la dialectique suppose également que les forces soient continues, ne fassent pas de sauts inconsidérés ; il y a bien un ordre des choses (Marx se déclare fidèle à Aristote, pour  qui la cause finale est la plus intelligente des causes) ; c'est pourquoi il faut voir comment, derrière la valeur d'échange, il y a une valeur d'usage, comment il y a un juste prix réductible à des prestations de travail moyen dans un moment technique donné, comment il y a une plus-value de la production humaine appelée travail, et comment il y a exploitation quand cette plus-value est accaparée par certains à travers la propriété des moyens de production.

Un second moment de la physique, et sans doute aussi de la métaphysique implicite, s'engage avec la théorie des quanta de 1905. L'énergie n'est pas continue, ni non plus les actions qui en procèdent ; elle est granulaire, et les actions qui en procèdent connaissent des sauts : une particule tombe ou monte d'une orbite à l'autre sans passer par des intermédiaires. Les relations d'incertitudes, de 1927, ajoute à cela que les phénomènes quantiques se présentent comme des trains de probabilités plutôt que comme des événements cernables. La physique est le lieu de sauts et de déclenchements, peut-être d'avalanches. Mais les phénomènes dont il s'agit sont sans doute trop ténus pour ébranler ou inspirer 1'économistes, et c'est pour des raisons empiriques, comme la crise de 1930, puis par analyse de ces situations concrètes, que Keynes commence à voir aussi le champ de l'économie comme un lieu de sauts, de déclenchements, d'avalanches, appelant alors le contrôle politique.

Pour que l'économie ait une vue quantique, il faut sans doute attendre 1950, où commencent à s'affirmer les tous grands groupes industriels, décrits par Galbraith, et qui font apparaître l'importance de la notion (quantique à sa façon) de seuil. Assurément, la notion préexistait ; une faillite avait toujours été un seuil, tout comme le capital de départ d'une entreprise ; et si Keynes proposait que le salaire nominal ne change pas, même si le salaire réel diminuait, c'était toujours jusqu'à un certain seuil. Mais c'est sans doute avec les multinationales, dont les fluctuations affectent non plus seulement une  « oikos » particulière mais la « polis », que la notion de seuil prend toute sa force économique. La théorie des catastrophes est des mêmes années et tente de rendre compte de ces effets de fractures ou de retournements des formes de départ à partir du moment où elles se distendent au-delà de certaines limites. Cependant, les sautes dont il s'agit là demeurent encore dans des continuités, et les catastrophes relèvent d'une topologie différentielle.

Aussi la grande révolution vient-elle de la biologie, après 1950. C'est là  qu'on voit qu'une énergie physique minime, et même une information minime, comme un gène, peut avoir des conséquences sur tout un organisme, puis sur une espèce, puis sur un environnement. Et l'important c'est que, dans ce cas, non seulement une petite énergie déclenche de grandes énergies (c'est l'ouverture d'une vanne de barrage), mais qu'une information (c'est-à-dire une différence transmissible quelconque) insignifiante, et même propre­ment non-sensé (un gène a été affecté par un rayon cosmique tombé là), peut avoir des conséquences informationnelles d'une part très grosses en volume, et d'autre part tout à fait originales et imprévisibles quant aux nouveaux ordres ainsi produits. Et cela répétons-le sans finalité, sans  programme, sans code, sans message quelconque (puisque les multiplications cellulaires sont des polycopies, et que c'est un abus de termes tout à fait trompeur d'avoir parlé en ce cas de programme, de code et de message). Il n'y a là que des actions entraînant d'autres actions, sans intention d'aucune sorte, et les successions des espèces relèvent du cladisme et de ses buissonnements.

Dans les systèmes sémiotiques, il devait en aller de même. Sans doute en ce cas, il y avait  bien une part d'intention des communicateurs et des communicataires, mais aussi une part immense de déclenchements, sauts, instaurations sémiotiques de toutes sortes. Avoir écrit  «  singe  «  au lieu de  «  signe « , ou avoir mis une flamme de trop à la danse de Civa, c'est peut-être avoir fait une faute vite corrigée, mais ce peut être aussi l'idée d'une nouvelle religion qui remuera des nations entières. Ainsi les constellations d'idées sont aussi étranges dans leurs « voies » que les espèces dans leurs successions. Et, comme la technique a également évolué « cladistement », c'est toute l'histoire qui, après avoir été providentielle, puis dialectique, puis évolutionniste rationnelle, est devenue la perception de l'imprévu, du disproportionné, de l'aberrant, du remplacement de la raison suffisante par l'instauration vraiment initiatrice. Il y a là dans les mutations biologiques et sémiotiques quelque chose qui déborde la théorie des catastrophes, laquelle croit encore pouvoir établir des rapports d'implications formelles exprimables ou du moins postulables entre un' ensemble germe et les formes qui en sortent. Et c'est sans doute pourquoi René Thom se montre sourd aux leçons de la biologie moléculaire, insignifiante à ses yeux, tout comme il reconnaît peu d'originalité à l'ordre proprement sémiotique.

Mais, si ceci vaut aussi des économies concrètes, où se rencontrent, dans les agents économiques, quelques imprévus biologiques et techniques, et certainement d'énormes imprévus sémiotiques, ne faut-il pas désespérer de rendre compte des services des économies théoriques, qu'elles produisent des modèles d'équilibre ou même simplement des modèles d'analyse ?

 

3C. Un soubassement scientifique pour des modèles d'équilibre

 

La difficulté est peut-être levée si  l'on regarde de plus près la conception récente de l'histoire (biologique, technique, sémiotique) qui vient d'être évoquée. Les sauts, intervalles, clivages, emballements n'y sont pas seulement des seuils quantitatifs, comme ceux qu'a introduit la grande industrie transnationale après 1950, mais aussi tous ces seuils qualitatifs, ou plus exactement sémiotiques et formels, qui accompagnent l'entrée en scène d'un nouveau mot, d'une nouvelle pratique, d'un nouveau produit, d'une nouvelle perception des rapports maîtres-élèves, patrons-ouvriers (lutte des classes romantique ou solidarité japonaise), d'un autre rapport travail-vacances, ou risque-assurance, etc. A chaque fois, on est frappé par l'orginalité imprévisible des nouvelles constellations, mais en même temps par le fait que ces ruptures, en raison de leur rigidité et paradoxalement de leur labilité sémiotiques, s'affirment, s'installent distribuent des articulations difficilement déplaçables. Et ces nouvelles « espèces » (pratiques, sémiotiques, techniques) une fois apparues et se clivant se confirment encore du poids transna­tional des institutions où elles interviennent et des média qui les répandent, les multiplient, - vivant de la répétition propre à toute interpossession technique et toute interlocution, surtout devenues transnationales, et requérant des homéostasies renforcées.

En même temps, il faut prendre en compte que très peu d'agents économiques ont une action de clivage dans les économies récentes et que ce sont justement les agents calculateurs optimisàrîTs, quitte à ce que leurs calculs aient lieu le plus souvent à court terme, quelquefois seulement à moyen terme, et exceptionnellement à long terme, selon la remarque de Keynes déjà rapportée. Or, l'influence de ces agents rares est double. D'abord, c'est eux qui se trouvent aux « partages des eaux » des économies contemporaines : banquiers et cambistes  pour les flux  de monnaies ; staff des firmes pour les déterminations des marchés, des produits, des jobs ; gouvernants pour les choix relevant de la « polis » (dévalua­tion, détermination du déficit extérieur tolérable, taux d'intérêt, arbitrages entre secteurs, faveur à l'investissement ou à la consommation, etc.). Ensuite, les décisions de ces calculateurs optimisants sont les seules à être suffisamment transmises aux autres, sans doute parce qu'elles influencent les moyens de diffusion à travers les organigrammes d'entreprises et les média, mais aussi du seul fait qu'elles concernent les grands clivages, c'est-à-dire les parties visibles et sensibles de la société. Ainsi les très insouciants qui forment la majorité de la population, - insouciance qui n'exclut pas qu'on s'agite, se donne de la peine, et même se fasse du souci, - n'ont guère de force perturbatrice. Le désordre de leurs décisions est tel qu'elles n'influencent pas plus les directions de l'ensemble que le mouvement brownien n'influence la chute d'un corps. Mais c'est aussi que leurs insouciances au sens défini viennent s'inscrire dans les bassins d'attraction distribués d'avance par les média, les clivages politiques, les hiérarchies, les déterminations préalables de jobs influencées par les calculateurs optimisants.

Ainsi s'expliquerait l'efficacité relative des modèles analytiques et des modèles mathématiques proposés, même si l'immense majorité de la population n'est pas calculatrice optimatrice, et si chez les optimateurs la plupart des décisions sont aberrantes, et que les décisions non aberrantes consistent la plupart du temps à prévoir les aberrances de la foule et des autres calculateurs, selon Keynes. Car ce sont essentiellement les décisions calculatrices optimatrices, si rares, si localisées, si fondées qu'elles soient souvent sur 1'"erreur probable «  sociale repérée par Pascal, qui commandent en gros et habituellement (donc sans exclure de fréquente exceptions) des équilibres généraux. Ceci décrit assez la situation concrète qu'on constate : un monde économique où personne n'a prévu le premier choc pétrolier, où personne ne sait si demain l'ouvrier anglais reprendra le goût de la création industrielle, où chacun ignore les plafonds et les fonds de la cote du dollar ou des matières premières, mais où cependant il est probable que les grands pays endettés ne soient pas mis en banqueroute ou en faillite, que les pensions soient quand même raisonnablement payées durant une période, que les vols dans les grands magasins et les coulages au travail restent  un bon temps assimilables par des compensations.

Bref, il y aurait dans une économie concrète des éléments walrasiens, mais à l'envers. On ne saurait construire un équilibre général, même transitoire, en généralisant le prétendu équilibre qui ressortirait de l'échange de deux marchandises, donc d'un acheteur et d'un vendeur, déterminant ainsi le prix en général de la marchandise en général. Mais on peut prévoir, du moins hypothétiquement et transitoirement, que les bassins d'attractions et les lignes de partage (techniques, sémiotiques, biologiques) soient telles qu'elles stabilisent quelque peu, dans un calcul et une optimation globaux (seulement prétendus, mais avec l'efficacité de toute prétention sociale) l'insouciance et l'irrationnalité des agents économiques impulsifs, et l'impossibilité de déterminer en particulier le prix d'une marchandise en particulier, même en la généralisant de proche en proche. C'est un peu ce qui se passe dans l'évolution des espèces, où celles-ci sont des branches prodigieusement imprévisibles en raison des facteurs génétiques et des mutations d'environnement qui leur donnent naissance, au point d'appeler une lecture cladiste (par ramifications que l'on constate et qu'on ne déduit pas), mais où en même temps les groupes d'individus (singuliers et bizarres), couplés avec un environnement (lui-même très souvent mutant), donnent des ensembles assez homéostatiques pour que la reproduction y soit possible, et qu'on les appelle des espèces, qui alors régularisent les aberrations et instaurations biologiques, psychologiques, environnementales particulières. Les techniques sont beaucoup plus stables que les chromosomes, mais les signes analogiques et digitaux qui organisent l'être humain (ou qui le constituent dans sa spécificité) sont encore plus déroutantes que les crossing-over et autres événements chromosomiques. Les équilibres économiques relatifs ont donc la vie beaucoup plus courtes que les espèces. Mais la façon dont le global y stabilise le particulier n'est pas sans éclairement réciproque. En tout cas, la conception de l'historicité qui sort ainsi de la biologie et d'une sémiotique où l'homme est l'animal signé est sans doute plus pertinente en l'occasion que la métaphysique parménidienne qui avait présidé à l'élaboration de l'économie classique.

 

3D. Trois orientations économiques permanentes

 

Ceci donne les deux ou trois orientations permanentes de l'économie. La première est empirique, elle est si sensible aux mutations permanentes, apparentes et latentes, du champ économique, à sa volatilité, qu'elle se fie à une certaine intuition pour détecter les facteurs qui, à un moment, sont plus influents, et pour voir alors si, en agissant sur l'un d'eux, relativement contrôlable, on obtient des résultats sur un ou quelques autres, dont on souhaite l'évolution en un sens (relation des crédits de la recherche au développement de l'emploi, etc.) ; cette approche est vieille comme le monde ; simplement le graphe et l'ordinateur permettent de lui donner aujourd'hui plus d'efficacité. La deuxième est également attentive à la mutation permanente, apparente et latente, mais, étant donné ces latences, elle veut surtout dénombrer et définir les facteurs en présence à un moment et dans un avenir prévisible, et leurs relations, en sachant que sans cesse des facteurs et des relations apparaissent, souvent non aperçus, et que d'autres s'atrophient; c'est l'approche analytique telle qu'elle a été proposée par Keynes (Marx, malgré le dogmatisme de son positivisme romantique, en fut un précurseur, reconnu par Keynes). Enfin, étant donné les effets de stabilisation globale, même relative et transitoire, des situations économiques, il est normal qu'il y ait, depuis plus d'un siècle maintenant, un courant économique qui s'attache aux équilibres économiques comme tels, équilibres statiques de Walras à Pigou, équilibre fatalement dynamique, depuis les démonstrations de Keynes à cet égard. Il est dans la logique de cette dernière tendance d'axiomatiser. En effet elle est moins anxieuse de savoir quels sont les facteurs économiques effectivement actifs que de jouer  sur les relations possibles de facteurs approximativement repérés, dans le cadre d'un équilibre dynamique.

Nous avons déjà rappelé les objections faites à cette dernière démarche : facteurs économiques mal repérés et définis, relations inspirées d'une métaphysique surannée. Mais nous avons tenté de comprendre aussi comment, en raison des rapports inégaux entre calculateurs et insouciants, et aussi de certaines globalisations et articulations sémiotiques permanentes renforcées dans la transnationalité contemporaine, il peut se faire que des présupposés inexacts ou franchement fantasmagoriques ont l'heureuse chance de rendre des services pratiques dans l'évaluation des situations et le dessin de scénarios. Nous en voyons peut-être mieux maintenant une autre fécondité. C'est qu'à force de travailler sur des relations pures plutôt que sur des facteurs concrets, les propriétés mathématiques de ces rapports, ou bien d'autres rapports mathématiques connus par ailleurs, proposent des redécoupes imprévues des situations globales. La notion de « coalition »  dans la « coalition production » en est un exemple.

Reste à se demander dans quelle mesure ces édifices mathémati­ques sont suffisamment axiomatisés. En tant qu'ils ont la cohérence interne de la mathématique, ils le sont dans la limite de tout système mathématique (dont on sait que certaines notions, comme celle de limite, ne sont pas axiomatisables). Ils ne le sont plus dès que des dictionnaires font correspondre aux facteurs et relations mathématiques des facteurs et relations économiques concrètes. Il y a là deux moments dont les rapports ne sont féconds que s'ils sont fermement distingués. Et ils ne sont bien distingués et articulés que si le dictionnaire, comme disent parfois les physiciens, est franchement explicité, et si l'on prend en compte des interactions inévitables entre traduit et traduction. Ceci ne tient pas seulement au fait qu'en ces cas la théorie la plus pure lorgne déjà vers la pratique, et que la pratique lorgne vers la théorie, mais bien à ce que, d'entrée de jeu, les éléments pratiques sont déjà découpés par une théorie, théorétisé, comme les physiciens l'ont bien vu dans la premier moitié de ce siècle. La notion de « coalition production », que nous venons d'évoquer, peut à nouveau servir d'exemple.

 

 

4. LE TRAVAIL ACTUEL DANS DES MODELES ECONOMIQUES ACTUELS

 

Que les modèles économiques actuels, qu'ils soient d'équilibre ou simplement d'analyse, aient à prendre en compte la nouvelle nature du travail, c'est l'évidence, dans la mesure où le travail devient un facteur économique à la fois saillant et problématique. Si certains modèles se révèlent inefficaces, c'est pour diverses raisons, mais en particulier sans doute parce que le travail, passé largement de « labour »  à « work »  pour un grand nombre, a non seulement une nouvelle découpe, de nouveaux ingrédients ou composants, mais aussi d'autres interrelations avec le reste des facteurs économiques repérés.

Mais la réciproque est-elle vraie, et peut-on dire que les modèles une fois remis à jour seraient susceptibles de revenir vers la réalité d travail concret, pour l'éclairer en retour ? Sans doute, et en ce sens-ci. Le travail tel qu'il apparaît aujourd'hui, et tel qu'il est appelé aujourd'hui par les structures techniques contemporaines (on se reportera aux cinq points de notre introduction) est protéiforme. C'est un fonctionnement multidimensionnel spatialement et temporellement multifactoriel. Il offre le paradoxe d'exiger à la fois la souplesse la plus grande possible et, en même temps, ces contraintes, ces délimita­tions préalables que les spécimens humaines requièrent pour se percevoir en société. De la même manière il exige de chevaucher le loisir sans se confondre trop avec lui. De ne pas s'enfermer dans la convertibilité du salaire, tout en demeurant relativement et même perceptiblement convertible.

C'est là que les modèles d’équilibre (dynamique) sont utiles, en ce que, confrontant ces diverses relations, avec leurs tensions, ils peuvent voir qu'elles comportent des impasses dans certaines directions, des ouvertures dans d'autres. Repartons du fait qu'avaient nié certains modèles d'équilibre classiques, et qu'avaient souligné certains modèles d'analyse à la Keynes, et que confirme le bon sens, à savoir que ce n'est pas le travailleur mais le patron (la firme) qui est le proposeur et délimitateur non seulement de l'emploi (du job) mais aussi du travail. Alors, jusqu'où le patron (la firme) job-setter peut-il proposer des contrats de travail différenciés pour répondre aux exigences multidimensionnelles, multitemporelles et multilocales d'un travail actuel dans beaucoup de branches de la production ? Quels sont les coûts de cette différenciation, d'une offre de travail pertinente comparés aux coûts latents d'une offre de travail moins pertinente (absentéisme, coulage, distraction) ? Tel est le genre de question où les convertibilités (même hypothétiques) réinterviennent, et où les modèles d'équilibre retrouvent donc leur office. On voit du même coup qu'ils auront alors à s'affiner à propos de sous-facteurs, qui n'ont sans doute pas les mêmes coûts de prise en charge et les mêmes coûts liés à leur non-prise en charge : ainsi le taux souhaité (individuellement) et souhaitable (techniquement) d'indépendance et de hiérarchie, de détermination endogène et exogène, de conditionnement par l'espace ou la distribution temporelle (distribution temporelle qui comprend non seulement les temps et moments de travail, mais les durées de contrats)...

L'action de modèles théoriques mis à jour n'est pas seulement pratique. Elle peut puissamment contribuer à dissoudre les métaphysiques surannées. Car c'est dans les modèles d'équilibre traditionnels que les préjugés métaphysiques se sont dissimulés et ont persisté au mieux, - presque invinciblement, pensait Keynes pour les autres et pour lui-même. C'est en eux que le travail s'est confirmé longtemps comme désutilité, comme contrepartie d'un salaire, comme quantité estimable par les approximations successives walrasiennes, etc. La métaphysique occidentale du travail est actuellement ébranlées, purifiée, déplacée par les échecs du travail, par sa pratique dans d'autres cultures comme le Japon, par l'éthique générale ambiante, par la biologie cladiste et la sémiotique de l'animal signé. Il est bon qu'elle soit rectifiée jusque dans la théorie pure qui en a été, très occidentalement, la source la plus pure : la convertibilité du même au même, en l'occurrence celle de la compensation réciproque de l'utile et de l'inutile. L'anthropologie fondamentale montre assez le travail comme un des facteurs les plus productifs du non-même, de l'instaurateur, en même temps comme imprévu subjectivant et comme stabilisation objectivante.

 

Henri Van Lier

 
 
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