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Texte de l'auteur (28 pages) en PDF
 


ANTHROPOGÉNIES LOCALES - PHYLOGENÈSE
 


CINQUANTE OPÉRATEURS DU MONDE 3
 


Il existait en Belgique, en 1979, un hebdomadaire pour « cadres et dirigeants » intitulé INTERMEDIAIRE, où Georges Lurquin, directeur-fondateur de LE LANGAGE ET L’HOMME, était chargé de la partie culturelle. Il décida d’y publier les Opérateurs en feuilleton par deux. Que ces textes aient été ainsi diffusés à plusieurs dizaines de milliers d’exemplaires montre le bouillonnement intellectuel qui régnait à ce moment.

Chaque époque s'éclaire d'un certain nombre de mots et d'objets clés. Qui sont à la fois idées, images, gestes. Appelons-les OPERATEURS pour signifier que ce qui importe c'est les déclenchements, les figures et les carambolages qu'ils suscitent.

Des FICHES, parce que le monde et le cerveau sont un fichier. Bibliothèque de Babel, avec des entrées et des sorties innombrables. En cercle. En-cyclo-pédie. Où l'on ajuste et soustrait sans arrêt. Une POCHETTE, pour célébrer la mort du livre. Pour bien faire sentir que l'ordre est interchangeable. Qu'il est bon que les fiches s'emmêlent et se redistribuent de temps en temps. Comme dans un cerveau qui apprend. Comme dans la vie qui invente des espèces.

L'accolement des fiches deux par deux permet la MULTIPLICATION. Tous droits de reproduction non réservés. La DATE rappelle que cette démarche doit être sans cesse mise à jour.

 

I.1. Force de production

Dans une industrie avancée, les forces de production deviennent au moins aussi importantes que les rapports de production. Les affiches des publicitaires communistes cubains étaient sensiblement identiques de structure, vers 1969, aux affiches du très capitaliste américain Peter Max. Influence de style ? Surtout, action d'un mime environnement technique et de mêmes moyens techniques (nouvelles encres, etc.) de part et d'autre.

Les forces de production d'une époque comportent des textures, des figures, des taux de transparence et d'opacité, de poids et d'impermanence, qui de soi, et avant même les rapports de production, suggèrent un espace-temps, une perception du corps propre, des logiques, un fantasme fondamental. Elles font qu'on puisse spontanément ou non croire à une immortalité ; que 1'individu s'éprouve comme un moi ou comme une colonie ; qu'il parle hot ou cool ; que la plupart recherchent un travail concret ou abstrait ; qu'on accepte ou rejette l'avortement. Utiliser des plastiques, des transistors ou de simples machines comptables change fatalement à la longue la conception de la matière et de l'esprit, ou rend ces deux concepts caducs.

Avec une pointe bic, il est impossible d'écrire ; "Celui qui règne dans les cieux, et de qui relèvent tous les empires, à qui seul appartient la gloire, la majesté et l'indépendance…" Impossible d'écrire le Discours de la Méthode, ni la Phénoménologie de l'Esprit, ni la IXe Symphonie, ni le Don Juan de Mozart. Et même le Capital. Ou l'Interprétation du rêve. Lorsqu'on manipule des photographies de soi-même, ou des enregistrements de sa voix, il est malaisé d'orthographier MOI en majuscules, comme la jeune Parque de Valéry. Et difficile de se considérer comme un centre de référence dernier, et donc comme un sujet au sens fort, parmi des graphes, qui font apparaître tout cerveau et tout corps comme relais de réseau.

Ceci ne doit pas faire oublier l'inertie des rapports de production, et en général des systèmes d'images et de symboles. Dans les moments d'évolution technique rapide l'ajustement des rapports et des forces de production suppose une thématisation permanente de ces dernières : un des buts de la collecte des présents opérateurs.

 

 

I.2. Photographie

La peinture, le texte, la musique classiques nous donnaient à croire que nous vivions dans un environnement de signes (images, mots, notes) où le réel de l'univers venait s'ordonner dans ce que nous appelions la réalité, notre réalité, un cosmos-monde (cosmétique, nettoyé), dont nous étions les microcosmes et les maîtres.

Les photos ne sont pas des signes, c'est-à-dire des signaux conventionnels, systématiques, humains, mais des empreintes, c'est-à-dire des signaux physiques et chimiques : signaux qui peuvent être les indices de leur cause (un spectacle éventuel), indices qui peuvent être munis d'index (un cadrage, etc.). Il y a donc là autant d'initiative de la technique, de la nature et du spectacle que du photographe, lequel ne construit pas, mais enregistre, et éventuellement prélève. Trappeur.

Du même coup, se renverse le rapport entre information et bruit (non-information). Peintres, écrivains, musiciens classiques s'installaient d'emblée dans l'information, l'ordre, l'idée. Empreinte photonique, la photo est fondamentalement un bruit (de fond) dans lequel alors émerge localement et transitoirement de l'information, du reste largement incontrôlée et indénombrable.

Cela fait un autre rapport à l'environnement. La photo donne à voir que nous ne saisissons jamais nos réalités ("notre" chambre, "notre" mère, "notre" colline) que moyennant un écran, une trame de réel, d'actions physico-chimiques, qui font de chaque photo un autre monde, une non-scène, frustrant notre perception globalisante par se isomorphisme, sa synchronie, sa digitalité, sa minceur.

D'où la formidable résistance de la photo à nos humanisations. Nous la mettons souvent au service de nos sentiments, nos esthétiques, nos érotiques, nos positionnements politiques et commerciaux. Et elle excelle en tout cela. Mais, en même temps, jouant ostensiblement avec les deux constantes cosmiques, c (vitesse et isotropie de la lumière) dans ses objectifs, h (grain minimum d'énergie) dans le grain de ses pellicules, elle nous rappelle qu'i n'y a pas le Système, Cosmos-Monde, mais seulement une infinité de petits systèmes locaux et transitoires, en chevauchements et en compatibilités-comptabilités incessants. Astronomique, géologique ou familiale, une photo quelconque est toute une philosophie et une éthique latentes. Texture et structure si révolutionnaires qu'elles sont l'objet d'un véritable refoulement culturel.

 

I.3. Radio

L'enregistreur, l'émetteur et le récepteur radio comme second objet technique fondamental, comme autre capacité du réseau de communiquer et de se réfléchir.

Communication et réflexion moins purement techniques que dans le cas de la photographie, parce que le langage, avec ses codes, y joue un rôle important. En outre, le son, comme l'odeur, réalise une présence en tous sens : devant, derrière, au-dessus, en dessous ; entourement utérin, archaïque, réminiscent : la radio portative est l'architecture de ceux qui n'en ont plus, s'il est vrai que c'était l'architecture qui assurait jadis 1'entourement protecteur et stimulateur. De plus, le son est rythmique : radio massage, radio geisha. Il est lointain-proche : continuité du flux nerveux laryngal et du flux électronique du micro. Par le timbre, il est cosmique-singulier : en HP, une voix "en personne" sur mon corps et dans mon oreille. Apte au "multiplex", faisant dialoguer à chaud des opinions émises en des lieux très distants. Et multiplex synchrone : l'oreille suit la polyphonie de pistes superposées.

D'où, culturellement, photo et radio sont devenues complémentaires. Le fondu et l'entourement propres au son compensent la découpe et l'affrontement propres à l'image. Le son étant voulu d'autant plus kitsch ou plus biologiquement rythmique (jazz, pop) que la photo rompt davantage les continuités et les rythmes. Quitte à ce qu'il s'assimile à ce qu'il compense dans son "montage".

On comprend que le langage de la radio soit phatique au sens de Jakobson, c'est-à-dire privilégiant le canal : rassure-toi, tu n'es pas seul, le canal fonctionne. Mieux, car le timbre est singulier : il y a "quelqu'un". Phatiques sont le pépiement des oiseaux, des amoureux, des vieillards, des personnages de Beckett, dont le langage se pose comme radiophonique dès la Dernière bande.

La fonction référentielle du langage, c'est-à-dire la transmission de messages est également adaptée à la radio, comme le prouve l'audience des journaux parlés. Mais la nouvelle, par son idéal d'instantanéité, y est elle-même phatique : l'événement y vaut autant par sa singularité et sa chaleur que par le jeu des causes et des conséquences. Et cela parce qu'il est pris sur le vif, mais aussi parce que le branchement radio-téléphone le bigarre d'intonations et de tours de pensée, perçus plus importants que les actes et les pensées.

 

 

I.4. Télévision

Le magnétoscope et l'écran de télévision comme troisième force de production où le réseau se transmet à l'intérieur de lui-même et se réfléchit. Qu'il s'agisse de distraire un téléspectateur assis dans son fauteuil ou de contrôler les opérations d'une usine par un équipement de circuits fermés.

La TV c'est la perception familière que rien n'est stable ni continu, que même une image qui se donne comme synchrone est faite de points discontinus et se succédant. Image criblée et balayée. Plicker. Faisant apparaître tout réel comme criblé et balayé. Comme train d'électrons, de noir-blanc, de 0-1, de bits. Structure en dessous du seuil de perception, et pourtant sensible par les fluences de l'écran, au-dessus du seuil. Et manifestation tangible de la tension permanente entre information visuelle et bruit visuel, invitant à saisir toute information, auditive aussi, ou tactile, comme une récupération instantanée et point par point sur le bruit. Donc toute réalité ni globale ni centrée, mais agrégée fugitivement, par rencontres.

Cela ne peut qu'être confirmé par la moindre détermination de l'image télévisuelle eu égard à l'image filmique. Et aussi par l'exiguïté du petit-écran, a la fois fascinant et subalterne, ustensile. D'où le caractère d'ambiance du spectacle TV (comme on dit musique d'ambiance), regardé transitivement, latéralement.

Bref, la TV (comme le cinéma, bien qu'autrement) se situe entre le voyeurisme de la photo et l'omniprésence du son. Elle est proche du son dans la mesure où ses images sont mobiles jusque dans leur étoffe, et proche de la photo dans la mesure où ses images cadrent étroit et gros. Oscillant entre quelque chose de phatique, même dans le rapport de l'événement le plus brutal, et un fétichisme bon enfant.

Cette fois, le communiquant et le communiqué sont absolument consanguins : trains d'électrons de l'image presque saisis comme tels, et médiatisant des corps, des sujets, des événements, autres trains d'électrons à saisir comme tels. Connaturalité de la TV et de la science-fiction, c'est-à-dire du "sens" de la science. Et cela en particulier dans les programmes les moins prétentieux : les variétés, la publicité, l'événement politique devenu flash. Ainsi la vue la plus populaire devient la plus savante.

 

I.5. Voie

Ce sont les voies qui proposent désormais les systèmes de référence en espace et en temps. Voies maritimes, fluviales, ferroviaires, routières, aériennes. Pipelines. Sans compter ces voies légères que sont les câbles électriques ou téléphoniques, les canalisations d'eau et de gaz.

Autrefois, la route de Chartres, à travers la Beauce, conduisait à la cathédrale de Chartres, ou partait d'elle, fin et principe. Il y avait des lieux, où menaient des chemins, en traversant des domaines. Aujourd'hui, les supermarchés, devenus les cathédrales de nos cultes d'échangeurs, sont seulement des ponctuations du réseau routier, échangeur principal. Prévalence de la voie sur la demeure. Pour un homme en mouvement. Pour un homme mouvement. N'étant chez lui que dans le dépaysement du voyage réel, ou de celui qu'accomplissent à la maison la télévision et le magazine.

Encore ne s'agit-il pas simplement de translation physique ou imaginaire, mais d'un espace-temps de l'échange généralisé, dont l'autoroute, dans les pays à réseau achevé, est l'exemple quotidien. L'autoroute conduit à l'autoroute. On y sort à droite pour aller à gauche, on y roule en avant pour sortir en arrière. Fluidique, où le court fait détour. Où la causalité ne va pas nécessairement de proche en proche. Où on trouve plutôt des compatibilités, des concordances ou discordances que des causalités. Où il n'y a pas des libertés d'un côté et des rigidités de l'autre, comme dans la figure classique d'Hercule à la croisée des chemins, mais des libertés peu définies se déterminant à mesure qu'elles se prennent, en une saturation progressive et rarement définitive. Le temps faisant partie de l'espace. Motel : nom d'un repos comportant la motricité. Station : halte conditionnée par le redépart. Parking : halte libérant le trafic, seul essentiel. Ni lieu, ni chemin, ni domaine. Par contre, sur les sections en remblai, un élargissement du paysage le faisant apparaître comme système, comme synergie écologique et économique, c'est-à-dire comme région.

Les voies : architecturation de base de la planète. Dont toutes les autres architectures sont des aménagements ou des surdéterminations.

 

 

I.6. Conteneur

Comme la voie conditionne la demeure, le conteneur, premier mobile de la voie, conditionne le produit. Le principe de l'encombrement minimum descend, selon des rapports gigognes, de l'écluse au bateau, à la cale, au wagon, au camion, à la caisse, à la boîte, au tube. Et ceci n'entraîne pas seulement certaines mensurations modulaires, mais encore tout un design de la prédominance des surfaces lisses, et plus profondément d'une construction des objets par pliures et dépliures, comportant une saisie topologique de la technicité. A telle enseigne que la logique des conteneurs a été le stimulant le plus impératif d'un industrial design rationnel, depuis le Bauhaus.

Toujours comme la voie, le conteneur n'est pas seulement le moyen de l'échange, mais parfois l'échange et l'échangé eux-mêmes. Ainsi l'emballage devenant le produit. Un dentifrice ou un savon en poudre sont moins une poudre ou une pâte, contenus dans un tube ou une boîte, qu'un tube ou une boîte qui, à leurs heures, sécrètent une pâte ou une poudre. Le rapport du paquet à la cigarette est du même ordre.

La notion s'achemine, en sus, du hardware au software. Un conteneur c'est le parallélépipède énorme saisi par la grue d'un port, mais c'est aussi le circuit intégré, qui stocke des transistors, des résistances, des condensateurs sur moins d'1 mm2. Miniaturisation moléculaire. Mais surtout, pour le concepteur, élaboration de systèmes moins à partir de composants (encore objets) que de fonctions. Comme dans nos mémoires nerveuses.

Le conteneur éclaire enfin l'architecture récente, dont le système de construction, fatalement modulé par les impératifs de l'imbrication gigogne, est amené à une combinatoire jouant de panneaux et planchers légers sur une ossature invisible. L'habitant voit ses situations les plus stables devenir voyageuses. Le plus hard, le bâti, ramené au soft, matériellement et sémiologiquement. D'où les cohérences diverses de l'architecte contemporain : hautes dans les bâtiments d'exposition et d'industrie, transitoires et transitifs par nature ; faibles ou basses dans la demeure, dernier refuge des solidités, et où alors tantôt on alourdit gratuitement le bâti, tantôt c'est au meuble qu'on confie d'exprimer la permanence, sous forme de "styles" ou de kitsch.

 

I.7. Processus

Un monde qui n'est plus fait d'objets, engendrés par des processus, mais de processus émettant par moment et localement des objets.

Chaque auto est un état local et passager d'une réalité beaucoup plus vaste, le processus Automobile, lequel comprend des chaînes de montage, des services après-vente, des bureaux de conception, des ravitaillements en carburant (d'un continent à l'autre), des routes, des compagnies d'assurances, une hôtellerie, mais aussi des conditions socio-économiques garantissant la stabilité d'une population d'ouvriers et d'une population d'acheteurs. Bref, une moitié de l'aménagement du territoire et de l'économie nationale. Et c'est l'Automobile qui définit, comme sa condition de survie, l'espérance de vie optimum des autos particulières.

Bien plus, beaucoup de nos objets sont de simples rencontres de processus qui ne les visent pas comme tels. Cette table de bureau est une confluence momentanée du processus "tuyauteries" (les tuyaux qui forment ses pieds fournissent en même temps des conduites de gaz et d'eau ou des échafaudages) et du processus "surfaces" (les panneaux synthétiques formant sa tablette interviennent aussi bien dans des façades).

Enfin, les processus semi-finis et semi-finalisés dépendent eux-mêmes de réalités encore plus générales, encore moins substantialisables. Par exemple, "tuyauteries" et "surfaces" ne sont souvent que des modalités du processus "matières plastiques", n'impliquant aucune forme ni fin définies avant que les flux ne soient conditionnés par l'extrudeuse.

Cette désubstantialisation, et désobjectivation, se renforce à mesure qu'on passe du hardware au software. Une radio est la réalisation locale d'un circuit, lui-même réalisation locale de la théorie des circuits. Aussi comporte-t-elle moins des vraies parties, intégrantes et désignées par un nom, que des éléments, désignés par une numération. C'est plus un relais qu'un objet ; un poste, au sens fort ; a set. Et un computer est processus plus purement encore.

La prévalence du processus (non finalisé) sur l'objet (finalisé) redouble la prévalence de la voie sur la demeure, et du conteneur sur le contenu.

 

 

I.8. Ob-jet

C'est autour du mot "objet" que se précisent le mieux le commencement et la fin de la culture européenne depuis le démarrage technique de l'an 1000.

Les Latins, qui avaient le verbe "objicere", n'ont jamais éprouvé le besoin de former le substantif "objectum". Il est dès lors symptomatique qu'après l'an 1000 ce dernier apparaisse en latin médiéval, et de là se répande dans toute l'Europe. Un ob-jectum c'est quelque chose (um) de jeté (ject) à la rencontre de (ob). C'est une chose qui se tient en face, un vis-à-vis solide, une substance stable et délimitée, définissable, et devant quoi j'apparais moi-même comme un sub-jectum, un sujet. Et l'on trouve en français ob-jet, en allemand Gegen-stand (qui se tient à la rencontre), en néerlandais voor-werp (jeté par-devant), en russe pred-met (idem). Le couple objet-sujet résume parfaitement le moment bourgeois dans sa force. Il s'affirme en français au XlVe siècle en même temps que problème, dérivé du grec pro-blema (également devant-jeté), qui avait d'abord signifié saillie et promontoire, puis cette saillie un peu spéciale qu'est une question.

Or on s'occupe beaucoup des objets depuis quelques années. On décrit leurs modes d'existence, leurs populations, leurs générations, leurs systèmes, leurs accointances psychanalytiques. D'ordinaire, ce genre d'intérêt s'éveille quand une réalité est sur le point de disparaître. Et en effet, on parle tant des objets depuis qu'ils se volatilisent dans les processus; comme on parle tant des bourgeois depuis qu'ils sont devenus simplement des citadins ou des urbains.

A moins que, comme il arrive souvent dans les avatars des langues, le locuteur français perçoive moins ob, marquant la consistance et le surgissement en face, que jet, suggérant le short life, le prêt à jeter. L'objet serait senti comme dé jet.

D'où son apparentement par la psychanalyse à l'analité. Mais seules des séries homogènes sont éventuellement anales, et les produits de la technique actuelle, croisements de processus, favorisent les séries hétérogènes Resterait que dans objet on soit surtout sensible à la circulation et aux sauts discontinus.

 

I.9. Hétérogénéité

La technique se montre rationnelle dans chacun de ses produits mais déjoue la raison dans son tout.

Car son progrès n'est nullement harmonique, ni prévisible. Un nouveau stade n'y sort pas nécessairement de l'élément, de l'individu, de la série techniques les plus avancés. Mais le plus souvent d'un élément, d'un individu, d'une série disgraciés jusque-là et qui, dans un nouveau contexte et moyennant quelques accommodations, deviennent dominants. Série à côté d'autres séries. Séries hétérogènes. En sorte que la technique récente buissonne, comme jamais l'agriculture ou l'artisanat ne l'avaient fait.

Monde à n dimensions d'espace et de temps. Ne privilégiant ni la profondeur, ni la hauteur, ni non plus la surface. Mais travaillant, selon les propriétés des séries, par convergence, croisement, feuilletage, résonance, déplacement, complexification. Ni linéaire cartésien, ni compréhensif aristotélicien, ni dialectique hégélien ou marxien, ni contradictoire kierkegaardien.

Règne du PERT, homogénéisateur spatio-temporel transitoire jugulant l'hétérogénéité des techniques durant le temps de fabrication d'individus techniques très compliqués (Nautilus), lesquels sont ainsi temporalisés non seulement par leur usure, comme autrefois, mais par leur situation sans cesse mouvante dans le réseau lui-même mouvant.

Les problèmes de l'architecture contemporaine proviennent de là aussi. Comment concilier des bâtiments appartenant fatalement à des séries techniques (et sémiotiques) non synchrones ? Dès lors faut-il à tout prix chercher à concilier l'inconciliable ? Ou s'installer justement dans l'hétérogénéité comme dans une nouvelle force biologique, esthétique, éthique ? Pour un cerveau lui-même sériel. Et, du reste, commençant à percevoir toute cohérence appuyée comme oppressante, fausse. Quitte à consommer beaucoup d'art et de musique classiques, mais à distance, muséalement. Comme on passe à la campagne un mois par an.

La ville moderne critiquée pour son tohu-bohu visuel et sonore. Mais c'est la ville qui draine les populations, au moins à mi-temps. Tohu-bohu à la fois réprouvé et désiré. Ou tohu-bohu qu'est le nouveau désir, pour d'autres organismes.

 

 

I.10. Synergie-métastabilité

Le progrès technique tient en l'introduction de nouveaux éléments, mais aussi dans la solution des incompatibilités entre éléments existants.

Comme il s'agit de compatibiliser, on peut parler en ce cas de synergie, même si une incompatibilité est levée souvent non en faisant concourir plusieurs organes à une même fonction (synergie proprement dite), mais en faisant réaliser plusieurs fonctions par un même organe (concrétude, si l'on convient d'appeler abstraction le cas où des fonctions séparées sont réalisées par des organes séparés).

Dans une technique avancée on dénombre alors des synergies de fonctions (concrétudes), des synergies matière-information (la matière est aussi information, et inversement, dans la texture d'un transistor), des synergies machine-nature (où la nature devient pour la machine un milieu associé), des synergies machine-machine (en réseau), des synergies réseau-homme (où chacun opère comme portion de l'autre). Jusqu'à un système écologique comprenant au moins la planète et son milieu immédiat, articulé de satellites artificiels.

La tendance synergique réduit les hétérogénéités des séries. Mais elle en suscite d'autres étant donné que, par elle, tout progrès technique majeur implique, dans le réseau, des réorganisations en chaîne plus ou moins importantes.

Alors, le double jeu des synergies et des hétérogénéités débouche sur des métastabilités. Dans la physique des cristaux, souvent exemplaire, on voit qu'entre deux états stables interviennent des états intermédiaires, qui ne peuvent être dits instables, car rien d'apparent ne s'y passe ; mais qui ne peuvent être dits stables non plus, parce que s'y joue la réconciliation entre un avant et un après qui diffèrent profondément.

Le concept de métastabilité caractérise la façon dont s'enchaînent dorénavant les états synchroniques et diachroniques de nos économies, de nos politiques, de nos éthiques et nos arts. Dans l'Evolution, dont l'histoire des cultures est un cas particulier, il permet d'articuler la stabilité de l'espèce avec l'ouverture à la mutation. Toutes ces implications fondent le "mode d'existence des objets techniques" selon Simondon.

 

I.11. Saturation

Les faiblesses profondes d'une technique industrielle avancée tiennent moins à ses lacunes qu'à ses pleins.

En effet, les pénuries de matières premières, et en particulier de nourriture et d'énergie, sont, espère-t-on, compensables du fait que la technique avancée contrecarre l'expansion démographique par les produits anticonceptionnels et l'avortement, par le travail de la femme, par l'incompatibilité relative entre la procréation et le logement urbain, etc. D'autre part, ce genre d'obstacles maintient le tonus technique en suscitant des programmes de remplacements.

Les fragilisations par les déchets toxiques, par l'émission de calories indésirables, par l'altération des filtres de l'atmosphère, par le rétrécissement de l'éventail des espèces vivantes grippant les régulations écologiques semblent pouvoir être amorties grâce aux ressources d'une technique très synergique. Elles maintiennent également le tonus technique en appelant des programmes de recyclage.

La chute de la rentabilité technique de la recherche (peu utile de faire rouler plus vite les automobiles, voire de prolonger encore la vie humaine) alimente également des programmes, dits implosifs.

Par contre, les pléthores posent des problèmes moins solubles. Pléthore d'énergie saine. Pléthore d'information saine. Pléthore non seulement de quantité mais de qualité. Où les programmes techniques sont mal à l'aise d'entrée de jeu.

Il y a une menace pour la technique déjà dans la simple satisfaction des besoins élémentaires et des désirs faciles. La satiété prive de la consolation de croire que la justification de l'existence se trouverait dans la tension vers un avenir meilleur, dans une transformation. Anti-foi. Et donc anti-technique dans la mesure où la technique est une foi. C'est le lieu de se souvenir que toute technicité n'existe que pour un homme technicien, ayant une certaine pulsion technicienne, laquelle, pour avoir été active en Occident depuis le XIe siècle environ, n'a pas plus que la pulsion scientifique de garantie de pérennité.

D'où les couples bien-mal et plus-moins remplacés par le couple ouverture-saturation.

 

 

I.12. Long terme

Depuis que ses actions touchent la nature en profondeur dans ses textures atomiques et bactériologiques, et en extension, dans ses équilibres écologiques, - ce qui du reste revient indirectement à des modifications de texture, - le technicien doit tenir compte non seulement du court et du moyen termes, mais aussi du long terme, où il éprouve qu'il est moins préparé à maîtriser le temps que l'espace.

En effet, le long terme l'oblige à penser par scénarios. Une fois produit un modèle reliant des variables endogènes, en recherche, à des variables exogènes, mieux connues, par des relations de comportement, chaque scénario opère des quantifications jugées exemplaires de certains paramètres. Or on sait que les relations de comportement sont établies de façon partiellement arbitraire ; les quantifications des paramètres aussi ; les facteurs exogènes (réserves de combustibles, de métaux) sont hypothétiquement connus. De toutes parts, on n'obtient ainsi que des approximations. Or les relations de comportement sont souvent des équations sensibles, c'est-à-dire dont les résultats s'inversent parfois pour de faibles variations d'un élément. Les erreurs à envisager pour le long terme - et, en matière très compliquée (la météorologie), pour le moyen et même le court terme - ne sont donc pas seulement de taux, mais de sens.

A ce compte, le technicien est découragé de chercher à intervenir au moment le plus opportun. Risque pour risque, il s'aventure hâtivement, comme c'est sans doute le cas en ce qui concerne l'énergie atomique imparfaitement contrôlée, du moins dans l'évacuation de ses déchets. Ou paresseusement, au contraire, comme quand il s'agit de pollution ou d'explosion démographique. Le caractère aléatoire des menaces est renforcé par le caractère aléatoire des parades.

D'ailleurs, historiquement, rien ne prépare l'être humain à envisager le long terme, vu qu'il n'eut jamais qu'à opérer des aménagements infimes de la nature, dont les mécanismes globaux étaient peu atteints. Seuls les politiciens prétendaient voir loin. Les choses n'ont pas changé: le Club de Rome, qui se donne pour tâche de thématiser la problématique du long terme, adresse ses admonestations aux chefs d'Etat. Les rationalisations indécidables passent inévitablement par l'irrationalité des choix collectifs et du pouvoir.

 

I.13. Mondes 1-2-3

Les structures actuelles de la technique rendent manifeste que tout ce qui a été produit par l'homme peut se répartir en trois ensembles, réalisant trois relations fondamentales entre le corps, le milieu et les signes.

MONDE 1 : Les produits sont constitués d'éléments qui renvoient d'abord à leurs voisins, puis aux voisins des voisins, de proche en proche, si bien que le produit fini se détache peu du milieu, s'y continue plutôt, consanguin. Afrique noire, Polynésie, travaillant par éléments vitaux (pulsatoires). La technique est la main et le corps de l'homme prolongés.

MONDE 2 : Les produits sont constitués d'éléments qui chacun renvoient directement à un tout, dont ils sont ainsi des parties intégrantes, ce qui a pour effet que le produit fini se prélève autoritairement comme forme sur fond. Grèce et Europe classique, lesquelles travaillent par formes au sens strict (forma, eidos, idia). La Grèce détache des objets isolés, érigés, phalliques, à point de convergence en hauteur ; l'Europe subordonne les objets à la forme des formes qu'est la perspective, à point de convergence dans le lointain, en une hantise des horizons plus faustienne que phallique. La technique est un moyen, dans la main de l'homme, face au monde.

MONDE 3 : Les produits sont constitués d'éléments d'abord séparés, voire hétérogènes, qui s'unifient en fonctionnant transitoirement et localement, ce qui a pour effet que les processus prévalent sur les objets. Civilisation industrielle avancée, travaillant par éléments fonctionnels (en fonctionnement). La technique non plus moyen, mais milieu, comme le milieu naturel, autour d'un homme relais, déclencheur et déclenché.

Ces trois moments sont trois modes d'existence commandant aussi bien le gouvernement, l'amour, le culte. Ils se présentent selon un ordre temporel : il a fallu la prise de distance du Monde 2 pour que le Monde 3 soit possible. Et il y a eu des intermédiaires entre Monde 1 et Monde 2 : l'Egypte, les Précolombiens font une transition du premier au second dans l'immobilité terrible des premières écritures ; Inde et Chine anciennes utilisent le second en maintenant le premier. Le problème actuel du Tiers monde : passer parfois sans transition de 1 à 3. Curieusement, le Japon si à l'aise dans le Monde 3 en vertu du caractère déjà combinatoire de son Monde 1.

 

 

II.1. Distribution

Un mot modeste, qui dans les économies du XIXe siècle désignait un moment souvent mal étudié entre la production et la consommation, et qui s'affirme comme catégorie générale de la pensée et de l'action.

D'abord, parce que la distribution au sens courant est devenue le moment économique frappant. Ainsi, dans ce nouveau microcosme qu'est le supermarché, s'estompe le plaisir de la production, rendue lointaine, et le plaisir de la consommation, découragée par l'abondance : on ne consommera pas à fond tout ce qu'on achète. Règne l'acte d'achat conçu selon un mode plus aiguilleur que possessif, grâce au rayonnage horizontal, où les distributions sont à la fois évidentes, parcourables, manipulables sans tiers (les produits étant assez distribués d'eux-mêmes en qualité, quantité et prix pour se dénommer sans vendeur), selon l'ubiquité d'une corbeille roulante sans direction imposée. Rêverie d'inventaire sur une musique soft choisie pour sa circulation pure.

Mais beaucoup plus généralement, distribuer désigne aussi cette situation d'une économie d'abondance-avec-manques, d'une économie de compatibilités (en raison de manques mais aussi d'engorgements), qui fait que l'urgence est de répartir des biens, des services, des revenus, des emplois, des loisirs, de la monnaie, des pouvoirs. Et cela en sachant qu'il ne s'agit pas de partager une réalité fixe donnée, un gâteau, mais d'articuler des processus au sens où un géologue, puis un architecte distribuent un paysage. Avec ceci que, dans les sables mouvants de l'économie, tout déplacement (toute redistribution) d'une courbe de niveau (d'un taux d'intérêt, de TVA, de subsides) entraîne des coulées de terrains (d'énergie, d'information) qui réorganisent, redéfinissent, resectorialisent sans arrêt le paysage entier. Au point que la consommation et même la production prennent un caractère de distribution.

L'esprit distributionnaliste résonne dans les quarks de la physique, dans les "différences" de la linguistique, dans les équilibres généraux de l'écologie. En termes de logicien, parmi les trois synthèses, connective (et-et), disjonctive (où-où), conjonctive (du coup), c'est la prévalence de où-où, mais qui de disjonctif (synthétique totalisateur, théologique) devient précisément distributif (compatibilisateur, bio-économique). D'où l'importance des présentations et des traitements par matrices.

 

II.2. Positionnement

Le marketing comme moment central de la distribution, et le positionnement comme moment central du marketing.

En effet, le marketing pris au sens fort caractérise un mode de distribution où celle-ci ne se contente pas d'acheminer la production vers la consommation, mais règle en partie la première par la seconde. Et cela quand il s'agit de savons, de cigarettes, de disques, dont la comptabilité des supermarchés enregistre journellement si le public en prend ou non, mais aussi de la mise (maintien) en circulation d'une voiture, d'un homme politique, d'une secte religieuse, dont les impacts sont mesurés par des sondages de plus en plus systématiques.

Or cette démarche très pragmatique au départ concorde avec la proposition de base de nos sciences humaines. A savoir que l'homme individuel ou collectif n'est pas un ensemble de besoins, que la bonne volonté pourrait dénombrer et satisfaire, comme le croyait trop le Bauhaus, ni que la publicité pourrait à coup sûr susciter, comme le croyait trop le Styling ; il est désir plus que besoin ; et le désir ne se déduit ni ne se construit. Il faut bien en partir. En une redéfinition perpétuelle du produit, plus importante à long terme que le simple repérage de ses meilleurs points de chute.

Mais du coup il suit également que l'action clé d'un marketing solide est le positionnement. Car le désir est une nébuleuse, un champ de forces, un spectre aux plages en chevauchements. La première opération est de le baliser, d'y distribuer des différences, qui donneront ses frontières et donc ses propriétés réelles ou imaginaires au produit : fly the difference. Une invention commerciale, politique, religieuse est alors géniale si non seulement elle réajuste des plages limitrophes du spectre, mais y repère des régions inexplorées, ou encore y perçoit la virtualité d'une redistribution large ou globale : la Volkswagen et Coco Chanel vers 1930, de Gaulle en 1958, la tragédie classique française vers 1640.

Se précise en même temps le débat entre la publicité-information et la publicité-séduction, les deux ne faisant qu'accentuer différemment la publicité-positionnement. "The Prop's The Thing" est à prendre avec rigueur. Comme au plan sémiologique, il n'y a au plan commercial, politique, esthétique que des différences.

 

 

II.3. Conversion (monnaie)

Nous sommes encore assez dans une économie d'abondance et d'expansion pour que l'argent garde le prestige nominal de l'échangeur neutre universel ; et déjà assez dans une économie de compatibilités pour qu'il se range à la fonction plus modeste mais aussi plus responsable de (re) distributeur et de (re)convertisseur prévalent.

Dans l'abondance et l'expansion, la valeur d'usage est peu urgente, et la valeur d'échange n'y trouve donc guère sa justification ; le prix, censé à l'origine refléter l'une et l'autre, en est grandement indépendant; l'argent finit par valoir à part de ce qu'il échange, signe dernier, signe étrange, sans réfèrent. D'autre part, sa circulation pure et la productivité où il semble s'engendrer lui-même suscitent une idéologie de la liberté et de la créativité; à la fois libérateur et despotique, diable et bon dieu, il est par excellence la source et le terme du désir. D'où familièrement le standing, dans lequel la marchandise ne signifie pas tant par sa propre ostentation, comme presque partout, que par son renvoi au signe des signes, l'argent. Ou l'effet cran d'arrêt (ratchet-effect) permettant aux prix de monter bien et de descendre mal. Ou les prix des marchandises légères compris comme élément de l'image-signe de l'objet : prix plausibles, esthétiques, au même titre que l'emballage et la dénomination. Ou le travail abstrait : tant d'"heures" contre tant de "fric". Ou des croissances longtemps estimées en monnaie peu pondérées. Et plus généralement, le rôle décisoire des moyennes. Prestige de la nominalité, d'autant qu'il n'y a, dans cette hypothèse, guère de contradiction entre croissance nominale et croissance réelle, et que la monnaie d'investissement y couvre presque souverainement la monnaie d'échange.

Mais dans une économie où les problèmes de compatibilités par manques et par engorgements deviennent importants, on reperçoit l'échangé derrière l'échangeur ; l'attention se réactive à l'égard des paniers de biens, comme aussi des taux de conversion. Surtout, la monnaie perd sa neutralité, sa globalité, son ubiquité inaltérables. On perçoit mieux comment elle gante des flux réels et les conditionne, (re)distribuant et (re)convertissant par sa masse, comme aussi par ses points d'injection, ses modes d'inscription, ses vitesses de conversion, bref par ses lignes de fractures dans l'espace, ses délais et anticipations dans le temps.

 

II.4. Transversalité

En même temps que la distribution se définit comme compatibilité, et que l'argent devient le (re)distributeur prévalent, ce qui avait été jusqu'ici le distribuant en dernier ressort, l'Etat, la loi vivante, la disjonction théologique visible, et pour autant objet de culte inconditionnel, le patriotisme, est écartelé, à la fois trop grand et trop petit, traversé.

a) Supranationalité. - On peut imaginer que des ententes larges entre Etats parviennent à neutraliser celles des sociétés multinationales qui s'emploient seulement à exploiter les différences de législations et de niveaux économiques des divers pays. Il reste que certains volumes de matériel, de gestion, de recherche, d'investissement excèdent dorénavant l'envergure des nations : cas des flottes de pétroliers, des parcs d'informatique, de certains systèmes de distribution. Rien ne peut empêcher les entreprises qui suppléent à ces incapacités étatiques d'être justement transnationales, chevauchant les Etats, et plus puissantes que la plupart.

b) Régionalité. - Semblablement, il y a des régionalismes fragiles qui se nourrissent surtout de l'intérêt actuel pour les originalités sémiologiques et linguistiques des minorités. Mais il y en a un autre plus solidement inscrit dans les structures techniques, qui tendent à détacher une région de ses voisines, soit que les synergies lui confèrent une unité quasi organique, soit que les facilités de transports et d'exportations lui créent des relations préférentielles avec des régions plus lointaines, ou en tout cas n'appartenant pas à la même nation. Cette double influence est souvent si forte que, conjuguée avec le regain de la coutume locale, elle rééquipe les anciens patriotismes provinciaux.

Alors, l'Etat devient à son tour un simple relais de (re)distribution et de (re)conversion. Relais seulement plus important parce qu'il doit assurer la coordination entre eux des groupes régionaux et professionnels, héritiers du patriotisme et corporatisme viscéral, et leur articulation sur les constellations transnationales, abstraites ou axiomatiques : entreprises multinationales, Europe, Conférence Nord-Sud, Pentagonalisme ou Trilatéralisme. Etat multilatéral, comme ses accords, même bilatéraux. Ou comme les autoroutes et les cours de bourse qui le traversent : Deutschland Aktiengesellschaft.

 

 

II.5. Catastrophe

Le marché n'est pas un phénomène newtonien descriptible par des courbes continues, et auquel des discontinuités adviendraient du dehors, par accident. C'est un événement, happening, comportant des seuils, composé de formes, et donnant lieu à trans-formations, à catastrophes au sens mathématique (René Thom).

Du côté des échangeurs, continuités et discontinuités sont inextricablement liées selon la vitesse de l'information dont ils disposent, mais également selon leurs structures sémiologiques les incitant à la contagion ou à l'autonomie, au profit ou à la palabre, à l'accumulation ou au potlatch. Du côté de l'échangé, ces discontinuités subjectives (ces images et symboles) s'incorporent aux biens mêmes, et d'autant mieux que ceux-ci, dans une technique très synergique, se répartissent quasi physiologiquement (embryologiquement) en des constellations (des feuillets) à la fois interdépendants et indépendants, selon des métastabilités. En sorte que les changements, subjectifs et objectaux, impliquent non seulement des déformations progressives, mais de multiples retournements d'orientation et de signification. L'explosion et le dépérissement d'un produit ou d'une entreprise (comme d'un organe ou d'une tumeur), le passage de la baisse à la hausse, de la confiance à la défiance, en sont les exemples les plus parlants ; les modifications des structures de production et de consommation autour de la distribution, en sont les conséquences profondes. Ainsi nos économies s'éclairent d'une théorie mathématique des catastrophes tentant de comprendre des sauts d'une forme à une autre.

Somme toute, les conceptions du marché et celles de la sélection naturelle, ce marché de la vie, se sont inspirées mutuellement. Dans les actions relativement simples du XIXe siècle le biologiste Darwin et l'économiste Walras pouvaient être frappés par des optimisations, assimilées à des maximisations et des minimisations, et plus généralement à des rencontres de continuités stables permettant de définir l'équilibre. Au contraire, les actions multilatérales, hétérogènes, feuilletées, auxquelles nous sommes confrontés, nous obligent à concevoir la vie et le commerce (cette figure avancée de la vie) en termes de compatibilités selon des formes et des lignes de fractures. Et à préciser que, dans les compossibles, ce n'est pas fatalement la qualité qui garantit la survie, mais la survie qui mesure la qualité.

 

II.6. Comptabilité

Le rapprochement de comptabilité et de compatibilité est un jeu de mots pertinent. Etant donné le volume, la rapidité, l'hétérogénéité des énergies et des informations, les différents pouvoirs ne peuvent plus réaliser les distributions qui sont de leur ressort sans une comptabilité sectorielle, régionale, nationale, transnationale, où s'établissent les avoirs, les créances, les amortissements, les espérances. En particulier, des méthodes sophistiquées sont mises en place pour établir les difficiles comparaisons internationales, en marche vers une comptabilité planétaire : International Comparison Project, par exemple.

Nous voici donc dans l'ère des comptables, et par conséquent des vérificateurs. Les scandales du Watergate, de la CIA, de Lockheed ne sont pas neufs parce qu'ils montreraient que le pouvoir est corrompu, ce qu'il a toujours été, mais parce qu'ils font toucher du doigt que, dans une société fatalement comptable, la vérification suit pas à pas la décision. Société d'audit.

Ceci, dans les pays avancés, rend malaisées les visées monarchiques. Et décourage autant les programmes démocratiques. Dès lors que tout acte de quelque importance dépend des fluctuations incessantes du marché mondial, la décision efficace revient fatalement à des groupes à la fois suffisamment bien informés et suffisamment rapides pour prendre la balle au bond. Les lieux des grandes décisions industrielles appartiennent à des oligarchies métastables, comprenant des chefs d'entreprises, de syndicats, de média, de gouvernements, réduits à comptabiliser et compatibiliser des flux de biens, de services, de monnaies, d'opinions, trop divers pour que personne se flatte d'en avoir vraiment la maîtrise.

Désormais le pouvoir tient en informations, lesquelles, pour finir, dissolvent le pouvoir. Et le contre-pouvoir, Le savoir, lui, était pouvoir ; l'information, comme la science, est non-savoir.

Pour autant, "technocratie" est un mot ambigu. Il signale bien qu'il n'y a pas de gouvernement possible sans technique, en particulier d'information. Ni de technique sans décision politique pour choisir entre les modèles et les scénarios. Mais il occulte que la technique et le pouvoir, en même temps qu'ils s'additionnent ou se multiplient, se relativisent mutuellement.

 

 

II.7. Programmation

La programmation consacre la disparition des programmes. En effet, les programmes politiques, religieux, environnementaux supposaient des possibilités assez contrastées pour se prêcher l'une contre l'autre. Les options définissaient des partis.

Or, dans une industrie transnationale et comptable, les marges de choix sont étroites. D'abord parce qu'il est difficile d'y organiser des processus cumulatifs à long terme, vu que toute action y dépend à tout moment de circonstances mondiales peu prévisibles. D'autre part, il est impossible d'y choisir longtemps un groupe contre un autre, tous étant indispensables à l'échange généralisé : ceci vaut à l'intérieur des pays (soutien aux vieillards et aux chômeurs comme acheteurs nécessaires), mais aussi entre pays développés et pays en voie de développement, techniquement en raison des synergies planétaires, politiquement en raison des possibilités d'arbitrage et de non-alignement que donne aux faibles la concurrence des forts.

D'où des politiques de centre, qu'elles s'appellent libérales, travaillistes, socialistes ou communistes. Les gauches sont handicapées, car une vraie gauche ne peut se permettre d'être empiriste et sans tranchant. Les droites, bien que plus habituées aux expédients, sont fragilisées aussi, car les techniciens ou cambistes finissent toujours par démultiplier le pouvoir. A l'Est comme à l'Ouest restent donc des centres, synonymes de marge étroite et de navigation à vue, nationalisant, privatisant, dé- ou recentralisant selon le cas.

Synonymes aussi de programmation. Contrairement aux programmes, la programmation est un processus de substitution permanente, où tout choix se donne d'emblée comme un compromis, une optimisation transitoire comportant sa révision. C'est une action qui se sait partiellement aveugle à l'égard d'un avenir se présentant au mieux comme un jeu de scénarios, mettant en causalité circulaire des réactions négatives (de contrôle) mais également positives (d'emballement).

Cette étroitesse des marges est bien rendue par les initiales PPBS (Projecting Programming Budgeting System). Quant à la portée non seulement économique mais épistémoiogique et éthique de l'ajustement permanent, elle tient dans le couple : program-deprogram.

 

II.8. Groupe

La classe médiane devenue la classe dominante, et dissolvant les classes au profit des groupes.

On continue parfois à parler comme si la répartition sociale se faisait toujours selon les revenus, des plus grands aux plus petits, des maîtres aux esclaves; comme si la dynamique sociale poussait tout le monde du bas vers le haut, vectoriellement. Or, dans une économie développée, les maîtres, c'est-à-dire ceux qui jouissent, sont ceux qui possèdent les revenus modérés : gagnant assez pour, moyennant quelque attente, se procurer à peu près tout ce qu'ils désirent vraiment. Les esclaves, c'est-à-dire ceux qui ne jouissent pas, étant ceux qui fonctionnent aux deux bouts : les rares prolétaires, qui n'ont pas le nécessaire, et à l'autre extrême ceux qui travaillent sans cesse dans des tensions considérables, sautant d'hôtels en avions, pour faire tourner la machine. Par dévouement ? Par jeu ? Ou encore par quiproquo sur l'époque, convaincus qu'ils sont que le revenu et le pouvoir sont des valeurs, compte tenu qu'à leurs yeux il y a toujours des valeurs ?

Ainsi, dans le nouveau circuit de l'idéologie, la classe inférieure est fascinée par la classe supérieure, perçue vedette et tragique ; mais celle-ci à son tour est attirée par la classe moyenne, non tragique et jouant des vedettes politiques et autres comme de personnages de bandes dessinées.

Y a-t-il alors une idéologie dominante ? Sinon celle de la multiplicité et des singularités situant chacun dans plusieurs groupes simultanément. Mort de la lutte des classes, non par disparition de la lutte, mais par celle de la classe. Ou encore par prise de conscience que le feuilletage social est quelquefois l'actualisation ou le résultat de conflits d'intérêts, mais plus souvent une distribution autant esthétique, épistémologique, cosmique qu'économique. Le rapport besoin-désir étant la seule infrastructure, tout le reste étant superstructure, même l'économie.

Société de groupes. Où l'individu fait partie de plusieurs groupes simultanément. Sans qu'aucun de ces groupes puisse se poser comme élite. Savants et artistes : un groupe parmi les autres, ni plus ni moins. La dynamique de groupe - mieux l'ajustement de groupe - comme pratique des pratiques ; ou plutôt les relations sociales comprises comme un training-group permanent.

 

 

II.9. Organicité

Noeud gordien : la proportion indécidable de concertation et de compétition.

A l'intérieur des Etats, la compétition est devenue suspecte en raison des pollutions et des nuisances qu'elle entraîne. D'autre part, une économie de la (re)distribution est une économie de la concertation. Et, en pays riche, la satisfaction des besoins et des désirs de base invite le groupe dominant, c'est-à-dire moyen, à la qualité de la vie plutôt qu'à une croissance harassante.

Cependant, leurs factures énergétiques obligent les pays nantis à se procurer des devises qui ne peuvent être obtenues (sauf partiellement pour les U.S.A.) que par l’exportation de produits compétitifs, encore inventés et réalisés dans des conditions de stress. Stress à l’extérieur, parce que le commerce international tend à exploiter toutes les disparités entre marchés. Stress à l'intérieur, parce que la compétitivité passe par des gains de productivité qui ne comportent pas de soi la meilleure répartition sociale ni du travail ni des biens.

Cette tension entre concertation (interne) et compétition (externe) incite à étendre aux échanges internationaux les homéostasies déjà obtenues à l'intérieur des Etats : "marchés communs" et "nord-sud" (ces derniers troquant des équipements contre des matières premières mais aussi contre des modifications sémiotiques, comme la modération démographique, la rigueur de gestion). D'autre part, elle appelle des modifications des structures sémiotiques des pays nantis : y relativisant l'idéal de la croissance, voire de la créativité ; ébranlant la disparité des revenus comme système de grades ; redéfinissant la productivité comme gains d'énergie plutôt que comme gains de main-d'oeuvre.

Les transformations en cours invitent donc à penser le politique comme comportant, à côté de la prise et de l'exercice du pouvoir, l'action majeure de composants sémiotiques. Ce qui ne propose pas forcément un avenir plus paisible. Car les fractures des systèmes de signes (mentalités plus efficaces et plus ludiques, plus modificatrices ou plus organiques) tranchent sans doute, chez l'animal sémiotique qu'est l'homme, des sortes d'espèces, avec les violences inhérentes à toute sélection des espèces.

 

II.10. Délégation

Dans une société de technique avancée, l'ordre d'urgence des choix politiques serait à peu près le suivant :

1) Circulation des matières et déchets atomiques ; 2) Manipulations bactériologiques ; 3) Equilibre écologique général et préservation de la diversification biologique ; 4) Réserves agricoles, productivité énergétique, rendement social de l'énergie ; 5) Equilibres politiques internationaux ; 6) Compétitivité suffisante dans le marché mondial ; 7) Répartition des salaires, de l'emploi, de l'éducation nationale ; 8) Aménagement du territoire ; 9) Vie des partis politiques ; 10) Divertissements : crimes, accidents, sports, spectacles.

La tiédeur de la participation politique tient à ce que les populations nanties ne sentent pas cet ordre des urgences dans leur vie quotidienne. Ensuite, cet ordre requiert une technicité et une vitesse de décision qui échappent au grand nombre. Enfin, il y a une foi populaire qu'on pourrait résumer comme suit : "Etant donné les contraintes techniques nationales et internationales, et moyennant quelques manifestations ponctuelles (pour ou contre l'avortement, pour ou contre tel intérêt de groupe), le cours des choses, imposé par la logique interne des synergies, sera acceptable en gros. Les abus du pouvoir, limités dans une société de vérification comptable et de marketing économique et politique, font partie des frais que toute communauté a toujours payés pour être gouvernée. Bref, rien n'appelle des mobilisations larges, profondes, durables, d'autant qu'il n'y a plus de classes cohérentes, mais seulement des groupes…"

Du même coup, la délégation de pouvoir que cette attitude implique n'est pas anxieuse d'être bien informée. Ou alors elle distingue intuitivement deux sortes d'information : l'une savante, verbale ou écrite, qui tente de cerner l'événement ; l'autre vulgaire, illustrée, qui trahit le train des choses. La première anecdotique, même quand elle est juste ; la seconde pertinente, même quand elle se trompe ou invente.

Ainsi le pouvoir, et le contre-pouvoir, se délèguent, et mollement. Et se développe un non-pouvoir, révolutionnaire dans son inactivité même, puisqu'il insinue cette croissance modérée, organique, dont toutes les politiques sont bien obligées de tenir compte.

 

 

II.11. Loisir

Réseau d'autoroutes complet ; parc automobile bourrant les voies disponibles ; véhicules dont les vitesses ont atteint les plafonds de sécurité ; machines d'énergie et machines d'information n'utilisant qu'une part restreinte de leurs capacités ; habitat qui, à force de s'étendre et de se densifier, devient un ensemble de dedans, sans dehors, ni ailleurs.

Il reste des zones d'action : le Moyen-Orient, équipable dans la mesure où il a la rente du pétrole ; les Etats-Unis, soit que leurs ressources internes y maintiennent des possibilités ouvertes, soit qu'ils demeurent un relais privilégié pour l'équipement du reste du monde, soit que l'esprit puritain y perpétue mieux qu'ailleurs l'idéal de la croissance, ou simplement du travail pour le travail. Mais n'est-ce pas survivance ?

En tout cas, il a fini par apparaître que, dans les pays avancés, il y a un tiers de travaux indispensables au maintien du fonctionnement technique global ; un tiers de strictement gratuits ; un tiers de ralentis (administration, banque). Ce qui fait des chômeurs selon qu'on augmente ou restreint les travaux gratuits, qu'on accélère ou freine davantage les ralentis. Mais cela a pour effet principal que toute la société se perçoit en chômage, même sans chômeurs, puisque chacun est remplaçable, et que l'efficacité du travail de l'un augmente souvent la gratuité du travail de l'autre. Ainsi le chômage total, partiel ou larvé n'est plus d'emblée une charge économique, il peut être un service social, rétribuable économiquement, et assumable éthiquement. Il manifeste souvent de mauvaises répartitions des investissements et de la production, mais il règle aussi en permanence des excédents temporaires de productivité.

Le travail cesse donc de se présenter comme le ressort de l'existence, qu'il n'était pas pour les Anciens, et qu'il devint seulement dans les formules bourgeoises jusqu'à l'existentialisme ; "l'homme n'est que ce qu'il fait", "vendre son travail c'est se vendre". Le difficile n'est plus de faire, mais de jouer à faire et ne pas faire, faire comme ne faisant pas, ne pas faire comme faisant, distribuer l'anti-production et la dépense, la causette et l'artisanat au même titre que la production et l'épargne. Dans une éthique du facultatif, où l'économie rejoint la biologie.

 

III.1. Système

L’univers comme ensemble des évènements, donc des différences transmises par des signaux. Ces différences ont pour étoffe des énergies et des informations. L'information, prise dans ce sens premier, fait couple avec le bruit. Le bruit est alors égal ou proportionnel à l'indifférenciation, à l'équilibre, à l'énergie liée, à la probabilité d'un état, à son nombre de complexions, à la (pulsion de) mort, à la courte vue, à l'oubli, à la stérilité, à la redondance, à l'entropie (étymologiquement, la rentrée en soi, la confusion). Et l'information à la différenciation, aux états loin de l'équilibre, à l'énergie libre, à l'improbabilité, au nombre de comportements, à la (pulsion de) vie, à l'anticipation orientante et/ou élue (plutôt que "finalisation"), à la mémoire, à la génération et lautogénération, à l'innovation (plutôt que "création"), à la néguentropie (la sortie de soi, l'émergence). De l'énergie et de l'information il peut être commode de distinguer la matière, qui en est un stockage stable.

Les événements sont perçus groupés en phénomènes (plutôt qu"objets") i un arbre, une entreprise, un orage, un discours. Les phénomènes sont prélevés dans/sur un environnement, comprenant des événements passés et présents, mais aussi des anticipations polarisantes. Envisager théoriquement des phénomènes c'est depuis toujours en donner un modèle ; en donner un modèle c'est actuellement les systémographier (par exemple, par graphes et matrices). Un système radiographie ou maquettise (plutôt que "représente") un phénomène en tant qu'activité (fonctionnement ad extra et ad intra), structure matérielle, énergétique, informationnelle (pôle de stabilité internalisée), évolution (pôle de disponibilité à la mutation environnementale ou interne).

Les systèmes ouverts, dont la frontière laisse passer informations, énergies et matières, correspondent seuls aux situations de fait. Les systèmes fermés (closed), n'échangeant pas de matière, ne sont que des à-peu-près pratiques. Les systèmes isolés, dont la frontière est étanche ou l'environnement nul, sont (sauf peut-être l'univers comme ensemble) des constructions théoriques permettant des définitions comme celles de la thermodynamique : dans un système isolé, l'énergie se conserve (premier principe), et elle se dégrade, c'est-à-dire que l’entropie ne peut que croître (second principe).

 

 

III.2. Boîte noire et grise

L'environnement d'un phénomène systématisé est descriptible comme un ensemble de flux d'informations, d'énergies et de matières (dont les événements sont des transactions) parmi des champs de forces (dont les événements sont des catastrophes).

Sur fond de ces champs et de ces flux, le phénomène est systémographié d'abord par des boîtes noires, lesquelles captent des processus (c'est-à-dire des changements d'espace, de configuration ou à tout le moins de temps) entre des inputs et des outputs. Ces boîtes deviennent grises à mesure que, dans les intervalles entre inputs et outputs, elles distribuent matières, énergies, informations selon des processements où celles-ci jouent le rôle de processeurs ou de processés dans des passions, actions, régulations, commandes, pilotages, apprentissages, anticipations orientantes et/ou élues, d'où résultent alors le fonctionnement ad extra et ad intra du système, sa structure et ses programmes, mais aussi ses disponibilités aux (ré)orientations, sous l'effet de mutations environnementales ou internes.

La reprogrammation, la restructuration, mais surtout la réorientation d'un système {le changement de ses anticipations orientantes et/ou élues) pose la question de son identité : est-ce encore le même système ayant changé, ou un nouveau système ? (Le protestantisme est-il du catholicisme transformé ou une nouvelle religion ?) Par là aussi un système se révèle comme un prélèvement arbitraire parmi des phénomènes, qui eux-mêmes sont déjà des découpes dans des environnements.

La distance entre phénomène, système, programme et structure varie. Elle est grande pour les phénomènes naturels, qui se reprogramment, restructurent, réorientent. Etroite pour certaines administrations figées et pour la plupart des machines (mais le computer distancie structure et programme). Pour la mathématique, la réponse hésite selon qu'on estime que le phénomène y est le système lui-même, et que celui-ci découle de la structure, ou au contraire que la topologie au moins est une "science d'observation". Quant aux systèmes sémiotiques, et surtout le langage, ils ont en propre de faire varier les distances presque à loisir selon les opportunités.

 

III. 3. Complexité

Une distribution fondamentale des systèmes s'établit selon leur degré de complication et leur niveau de complexité.

La complication engage des éléments qui, malgré une certaine unité de résultats, demeurent disparates, comme dans la construction de missiles ou de supermarchés. Elle est maîtrisable par des énumérations exhaustives et des contrôles méthodiques (comptes à rebours, PERT).

La complexité accepte des éléments hétérogènes (cas des cristaux dits complexes), mais pas disparates. C'est-à-dire qu'elle suppose que les synergies entre les éléments ne leur viennent pas seulement de l'extérieur, comme dans la coordination de la complication, mais d'eux-mêmes pris dans leurs "transversalités".

Ainsi comprise, la complexité d'un système est proportionnelle à l'aisance de ses transports internes et externes de matières, d'énergies, d'informations ; à la diversité de ses comportements ; à l'efficacité de ses commandes et de ses actions de pilotage ; à sa capacité de maîtriser les erreurs, mais aussi d'en susciter et de les utiliser au profit de ses (ré)apprentissages ; à l'originalité de ses réorientations choisies ; à l'ampleur et à la disponibilité de ses mémoires ainsi qu'à sa force d'oubli ; au nombre de ses structures rétromettantes (feedbacks) mais aussi de ses structures arborescentes (hiérarchiques). Ajoutons le polymorphisme de ses éléments et leurs redondances : en effet, la dite adaptation n'est souvent que l'actualisation d'une virtualité latente (le millionième moustique qui résiste au DDT est l'allèle qui y était d'avance adapté) ; et le polymorphisme lui-même suppose la redondance et la stabilité écologique permettant aux variants de s'accumuler (une pression sélective trop forte resserre l'éventail). Ainsi la complexité entraîne la fiabilité plus grande dans le tout du système que dans ses éléments, la miniaturisation (l'intimité) des processements mis en oeuvre, un comportement plus encadrant qu'encadré : tous caractères qui opposent le cerveau ("autopoïétique") aux machines actuelles ("allopoïétiques").

Bref, la complexité croise la stabilité et l'instabilité selon des dosages eux-mêmes complexes. Critère de l'évolution, elle est elle-même en évolution.

 

 

III.4. Sémiotique

Parmi les systèmes complexes, il faut faire une place très spéciale aux systèmes sémiotiques : les signes analogiques (images visuelles et sonores) et les signes digitaux (symboles, comme +,-,:,=,a,b,f, les mots, etc.)

Par opposition aux signaux, régnant dans le monde physique, et aux stimuli-signaux, qui appellent des réponses complexes et caractérisent le monde animal, les signes ont plusieurs traits singuliers. Leur arbitraire : les désignants digitaux, comme des lettres, des chiffres ou des mots, mais également les désignants analogiques, comme des peintures ou des photographies, ont toujours quelque chose de conventionnel dans leur lien avec leur désigné ("référent") et avec le schème mental ("idée") selon lequel ils saisissent ce désigné. Leur réflexivité : un désignant désigne habituellement des phénomènes du monde extérieur, mais il peut désigner aussi des schèmes mentaux, et même des désignants (le mot "mot"). Leur transtemporalité, créant la distinction d'un présent, d'un passé, d'un avenir. D'où les anticipations orientantes (par la transtemporalité) et éligibles (par l'arbitraire et la réflexivité).

De tous ces points de vue, le langage courant apparaît comme un système sémiotique privilégié. Il peut parler de tous les autres systèmes et langages, et aussi de soi. Les systèmes les plus formalisés finissent par renvoyer à lui et partir de lui. Sa structure phonologique, sémantique et syntaxique est à la fois fixe et sans cesse bricolée : ainsi, dans sa syntaxe, les structures de surfaces ne se déduisent pas fatalement de structures de profondeur, mais renvoient plutôt à des "marqueurs de la base", qui ne sont jamais, qu'axiomatiquement supposés. Enfin, il implique son destinateur et son destinataire par ses embrayeurs (je, tu, il, mon, ton, son) ce qui est une manière décisive de marquer qu'il est sans cesse une prise de point de vue, et donc un système en incessante (ré)orientation élue.

La technique, qui comporte des anticipations (dès les phases de taille d'un silex levalloisien) et qui dispose des outils en panoplies plus ou moins arbitraires, est le support prochain des signes. D'autre part, toute sémiotique, ou pratique du signe, du fait de sa transtemporalité, de son arbitraire, de sa réflexivité, tend à devenir une sémiologie, ou modélisation du signe.

 

III.5. Sémiologie

Les sémiotiques impliquant des sémiologies, on y retrouve les trois attitudes déjà repérées dans la technique :

 

Pour le Monde 1 conduit par le marquage, le désignant (Da), le schème mental (Sm) et le désigné (Dé), bien que ne se confondant plus comme dans le signal et le stimulus-signal, se tissent, par exemple dans la palabre.

Pour le Monde 2, il y a un univers dont les substances et les qualités sont distribuées stablement en genres et espèces, soit par un créateur, soit par la nature, soit par le mouvement de l'idée. Les schèmes mentaux ne font que reconnaître cet ordre préalable des désignés, par intuition, par abstraction, par induction, par construction rationnelle, et sont donc entendus comme des concepts. Seuls les désignants sont arbitraires, et sont donc appelés signes. La science, la morale, la politique peuvent prétendre être objectives.

Pour le Monde 3, l'univers n'apparaît plus distribué d'avance en espèces : tout système de Da et de Sm est donc un parti, non gratuit mais arbitraire (choisi). Ce qui se renforce du fait que Da et Sm se montrent solidaires, au point que c'est leur solidarité Da/Sm qui semble constituer le signe (Saussure). Du coup, la vérité n'est plus l'adéquation entre le Sm et le Dé, pris un à un ; le Dé devient modestement le réfèrent ; et la vérité se mesure à la pertinence opératoire, par rapport aux phénomènes désignés, du système global des Sm et Da. Les Da, tels les bits 0-1, les graphes, les matrices, très dépouillés de syntaxe, sont disponibles à des axiomatiques diverses. Tandis que le langage courant et les images visuelles et sonores s'axiomatisent à leur façon dans des jeux sémiologiques ("écritures", mode rétro).

Somme toute, le passage du Monde 2 au Monde 3 tient dans le déplacement de la césure de l'arbitraire du signe : Da // Sm / Dé devient Da / Sm // Dé. Ce déplacement change la notion de vérité, de morale, d'esthétique, de politique, passant des valeurs aux compatibilités de fait.

 

 

III.6. Désir

La découverte des sciences humaines aura été que l'homme - individu ou groupe - est d'abord désir, non besoin, ni intérêt, et que ceci dérive de la nature du signe.

Le signe fait que la réalité humaine est, malgré toutes les médiations de la culture, à distance de soi, soumise qu'elle est à l'altérité, à l'antériorité, à la rigidité du désignant, donc du schème mental, donc du désigné, et par conséquent située dans ce que la psychanalyse appelle la castration symbolique, consacrant la distance entre les signes et le corps biologique, de même qu'entre les signes analogiques et les signes digitaux.

Ce rapport du signe et du biologique implique l'inconscient, les deux inconscients, sources des deux faces du désir : le biologique tente en vain de rejoindre l'universalité et la solidité du signe, et le signe tente en vain de rejoindre la singularité et la turbulence du biologique. Le sujet humain naît de ce double hiatus.

Comme tout animal, l'homme est une interface d'équilibration sans cesse changeante entre un milieu intérieur microscopique, Innenwelt, et un milieu extérieur macroscopique, Umwelt. Mais le signe a pour effet que cet enveloppement de fait et instantané devient un cadre juridique et historique, par quoi l'homme a un monde, Welt. D'où les cultures. Et leurs guerres. Car, à la différence des stimuli-signaux, qui rendent l'animal agressif, les signes rendent l'homme cruel, de la cruauté du mot, de l'image, qui prescrivent, jugent, torturent, punissent (opèrent par le supplice la restitution sémiotique).

Enfin, la structure du signe et du désir soutient les illusions métaphysiques : spatialement, celle de l'intelligibilité de l'univers, postulant que le réel en dehors du signe est déjà désignable ; temporellement, l'illusion rétrospective, celle de l'historicité, donnant à l'individu fragile le sentiment, sinon d'être impérissable, du moins d'apparaître et disparaître au milieu d'un monde impérissable, où Mozart vit avec nous pour nous, et donc avec nous pour lui. Ces illusions du signe sont d'autant mieux forcloses qu'elles ne pourraient se dévoiler que par des signes. Les déhiscences du signe sont le tabou fondamental. Sexe et mort, objet des deux prohibitions qui fondent la société, celles de l'inceste et du meurtre, sont tabous parce qu'en eux le signe et le non-signe se côtoient au plus près.

 

III.7. Régime

Une vue des systèmes complexes, individus et cultures, doit, en plus de leurs niveaux de complexité, considérer leurs régimes de processements.

Distinction-fusion : la technique, la science, l'accumulation économique distinguent les niveaux ; la guerre, la fête, le sexe, la dépense, l'art les fusionnent.

Détermination-dérive : technique et science prélèvent les informations ; les expériences mystiques, artistiques, amoureuses, héroïques libèrent les bruits.

Efficacité-rythme : technique et science soumettent les images et les symboles aux phénomènes ; le plaisir ajuste rythmiquement les trois.

Répétition-variation : entropie de la pulsion de mort, néguentropie de la pulsion de vie.

Rapidité-lenteur : retardation de la dépression, emballement de la manie, tempo disponible de la vitalité.

Insistance-surf : le développement cher à la morale, à l'esthétique, à la compréhension classiques ; l'intense-et-léger propre aux coïncidences contemporaines.

Jeu-rivetage-flottement : ainsi la psychopathologie et la santé tiennent dans le jeu pratiqué entre désignant, schème mental et désigné. La névrose nie tout jeu, soit qu'elle ne le pressente même pas, dans l'hystérie, soit qu'elle le diffère sans cesse, dans l'obsession. La psychose au contraire pratique un jeu absolu sans contrôle du désigné, soit que pour tous les signes elle dispose des rapports de signification avec la même liberté que s'il s'agissait de l'embrayeur "je", dans la schizophrénie, soit qu'à d'autres moments elle laisse les signes se délimiter d'eux-mêmes, encercler et fixer du regard le "je" dans la paranoïa. Quant à la santé, qui ne se réduit ni à l'adaptation, ni à l'intégration, ni à l'autonomie, ni à la créativité, et moins encore à des moyennes, elle est jeu, au sens technologique, entre Da et Sm, Sm et Dé, Da et Dé, sur des barres de solidarité extensibles, bien que non délayables.

L'amour est le thème le plus riche de la systémique, car il engage tous les processements de deux systèmes sémiotiques et tous leurs régimes. En tant que compatibilité extrême de signes par interaction, il s'articule sur la sexualité qui est à la fois intention de connaissance extrême, et de compatibilité extrême par confusion.

 

 

III.8. (Re)bouclage

La complexification est aussi infinie à définir que la complexité, selon des suites du genre : particule, atome, molécule, acides aminés et nucléiques, protéines, cellules, organes (à moins qu'on exclue cette étape systémique trop finalisante), systèmes digestifs, reproducteurs, respiratoires, locomoteurs, individu vivant, groupe, machines, signes, sociétés, écologie générale…

Cette complexification n'est pas finalisée : un niveau supérieur n'y est pas visé par le niveau inférieur. Simplement, une mutation externe ou interne survenant, un système est détruit, ou il se reprogramme, ou restructure, ou réoriente, en étant moins, autant ou plus complexe. Ou encore, des systèmes de niveau n, de par leur cohabitation, tantôt s'entredétruisent, tantôt continuent à cohabiter, tantôt donnent lieu à des sériations où leurs processements forment de facto un ensemble de complexité n+1, lequel est instable, stable, ou même stable au point de se reproduire et de donner naissance à une espèce. Dans ces deux cas, on peut parler de bouclages (semi-fermetures dans un environnement), et donc d'un certain sens. Mais chaque fois ce sens de niveau n est obtenu à partir d'un non-sens par rapport à lui de niveau n-1, sauf dans certaines (ré)orientations élues des systèmes sémiotiques.

Cependant, si les (re)bouclages ne sont pas intentionnés, ils ne sont pas non plus de purs hasards infiniment improbables. En effet, alors que des systèmes isolés ne pourraient qu'augmenter leur entropie, des systèmes ouverts peuvent augmenter leur néguentropie en captant de l'information, du bruit, ou tout simplement de l'énergie. Ainsi, sous l'effet de l'échauffement, de petites fluctuations peuvent donner lieu à de plus grandes (plus significatives) ; ou, sous l'effet d'un courant électrique, des composants d'acides aminés peuvent se combiner après un délai déterminé, en acides aminés.

La complexification de l'évolution ne suppose donc pas de hasard miraculeux. Mais rien ne garantit non plus qu'elle puisse se continuer indéfiniment : les possibilités de systèmes ouverts sont affaire de compatibilités où la niche écologique et tout l'environnement sont aussi décisifs que la complexité du système lui-même.

 

III.9. (Ré)orientation

Les systèmes techniques et sémiotiques, et même biologiques, se disposaient selon des finalités véritables dans le Monde 2. En effet, là où les éléments sont considérés comme des parties intégrantes renvoyant à des touts, formes ou espèces, ils sont finalisés par les touts, et le moment ultérieur, les buts et la fin, détermine les moyens qui permettent de l'atteindre. Et cela dans la politique des cités, dans la morale des individus, dans l'ontogenèse des animaux, mais aussi, si l'on conçoit une évolution des espèces, dans leur phylogenèse : même chez des auteurs postérieurs à Darwin, on aura l'impression que l'avenir tire sur ce qui le prépare.

Au contraire, la notion de finalité, comme aussi celle de créativité (d'accroissement inlassable), devient non pertinente dans le Monde 3, où l'espèce et la (bonne) forme s'effacent au profit de systèmes ouverts, dont la complexité ne suppose ni l'unicité de source ni l'unicité de fin ; où l'hétérogénéité reste souvent considérable, et contribue même à assurer l'unité ; où le désordre est générateur d'ordre ; où les apprentissages sont conçus comme se faisant souvent par des désapprentissages ; où une maladie (drépanocytose) n'est pas toujours un mal puisqu'elle barre parfois la route à une autre plus redoutable (paludisme) ; où le couple bien-mal fait place au couple compatible-incompatible.

En réalité, ce qui demeure c'est que les systèmes techniques supposent des interdépendances entre des étapes successives ; et d'autre part que les systèmes sémiotiques comportent des anticipations orientantes ou élues. Mais ces choix de compatibilités ne se disposent pas d'ordinaire selon des continuités. Les phénomènes physiques et biologiques subissent non seulement les transactions des flux mais aussi les catastrophes des champs de forces, et les processus sémiotiques ont pour caractères à la fois des inerties et des sauts incontrôlables, donnant lieu à des lignes de fracture, sans cohérence à l'intérieur de la même culture, ni du même individu.

Ainsi le programme est dévalorisé au profit de la programmation, la finalité au profit du design (dessin, dessein), deux modalités d'optimisations transitoires. Le mot "processus", qui jusqu'ici était défini comme un cours avec but, est redéfini comme un cours sans plus.

 

 

III.10. Probabilité

Les probabilités sont un thème scientifique, mais aussi un thème éthique, vu que leurs diverses acceptions entraînent diverses conceptions du sens et du non-sens.

Probabilité de tirer un numéro à la loterie, de gagner une partie engagée (Pascal). Qu'une mesure soit approchée, donnant une courbe d'erreurs telle ou telle (Newton). Qu'une particule apparaisse en un point ou une suite de points (Heisenberg). Que s'opèrent des (re)bouclages complexifiants au sein de réactions chimiques, de garnitures chromosomiques, de systèmes sémiotiques. Ce dernier type de probabilité domine actuellement la compréhension de l'histoire des individus et des espèces par la biologie, et des sociétés par la sémiologie.

Or, il souligne partout des suites innovatives où souvent les états successifs sont en même temps explicables et imprévisibles ; où, à mesure que le temps s'écoule, des possibilités s'ouvrent, d'autres se saturent, sans linéarité ; où les saturations ont lieu dans des contextes où il n'y a de relais possibles que pour des systèmes hétérogènes à leurs générateurs.

Par là certains modèles de compréhension sont disqualifiés : la conformité à un passé qui impliquerait l'avenir (exemplarisme et providentialisme); l'abandon à un cosmos en rééquilibration incessante (yang-yin) ; l'indifférence permanente au sein de flux apparents (hindouisme et bouddhisme) ; la subordination à un devenir synthétique (dialectique) ; la projection vers des projets purs de la liberté (existentialisme) ; l'exercice d'une combinatoire universelle créant, par l'infinité des tirages de mêmes éléments, des événements et des individus plus ou moins identiques, et dont les contradictions s'équivalent (Borges).

Pour finir, pas le sens. Ni le non-sens. Ni non plus du sens justification. Mais des sens orientations. La signification (non le sens) en filières locales, transitoires, plus ou moins longues et larges. Où le temps se série en espace et l'espace en temps. La musique, pratique fondamentale de l'existence.

 

III.11. Philosophie

Activité initiatrice et suprême du Monde 2, la philosophie se désagrège avec lui. Les questions de morale lui échappent dans un monde de compatibilités, où se fragilise la distinction entre le mauvais et le bénéfique, l'anormal et le normal, la folie et la raison, voire entre le faible et le fort. Et les questions d'épistémologie cessent d'être de son ressort : des sciences à l'art et à la politique, les pratiques actuelles sont contraintes d'élaborer elles-mêmes leur méthodologie (donc leur épistémologie), et n'attendent plus son secours à cet égard. En particulier les problèmes d'effectivité des algorithmes dans les machines (Turing) et de décidabilité des formules dans la mathématique (Gödel) comme d'implication entre décidabilité et effectivité, relèvent de la cybernétique et de la logique mathématique. En sus de ses nostalgies (hégélianisme, heideggerisme, existentialisme, personnalisme continués), la philosophie n'a plus que des actions vaines ou modestes.

a) Ou bien, aux mains d'intellectuels fascinés par le pouvoir (intelligentsia), elle critique les sociétés d'industrie avancée à partir de contemporains de l'industrie naissante : Marx, Nietzsche, Freud.

b) Ou bien, sensible aux distances inhérentes aux signes et que la science envisage peu, elle produit un antidiscours qui veut dérouter le logos onto-théologique qui lui fut congénital. Le philosophe se fait poète, à moins qu'il ne dérive en "économiste libidinal".

c) Ou bien elle poursuit sa déconstruction logiquement, en dénonçant ses propres non-sens syntaxiques et sémantiques, pour aboutir à un silence actif devant les signes, donc devant l'univers. Le Tractatus logico-philosophicus de Wittgenstein instrumente un dépassement du sens et du non-sens par la signification.

d) Ou bien elle se consacre à la collecte des opérateurs en renonçant à l'interdisciplinarité, qui s'est révélée illusoire chaque fois que des modèles ont été transplantés sans ménagements. Elle se contente donc d'une multi-disciplinarité qui préserve les blancs entre les domaines et à l'intérieur de chacun d'eux. Trop heureuse si elle parvient, en recueillant ce qui est pertinent et innovatif en des champs éloignés, à situer un peu les disponibilités des évolutions humaines à un moment.

 

 

IV.1. Anti-art

Les anciens quasiment contraints d'être artistes ; nous de ne l'être pas, ou de l'être violemment.

1) La pénurie d'autrefois obligeait à considérer chaque objet comme précieux. Nous produisons en masse.

2) L'insécurité invitait, en complément de l'existence, à élaborer des encadrements religieux du monde, par quoi tout objet prenait un caractère sinon sacré, du moins rituel. Nos sécurités se contentent du profane.

3) La pensée humaine n'a guère que deux recours : la figure (intuitive, contemplative) et la structure (aveugle, opératoire). La première a longtemps dominé la seconde, qui se dégage seulement depuis peu. Au commencement, toute spéculation était figurale, et par là plasticienne, musicienne. Tandis que nos rigueurs se défient de la figure, évincée par la distribution.

4) La lenteur et le corps à corps avec le produit, inhérents à la production artisanale, faisaient que fabrication et conception étaient synchrones. C'est pourquoi dans son produit le producteur, en plus des fonctions utiles, inscrivait fatalement des images (imagos, imitations), c'est-à-dire des répondants de lui-même, soit par équivalence d'organes (pied, jambe, siège, dos, bras, tête du fauteuil), soit par équivalence de proportions (Monde 2) ou de rythmes d'énergie (Monde 1). Et il inscrivait du même coup des symboles, en vertu desquels les objets renvoyaient les uns aux autres et tous ensemble à leurs utilisateurs, situant choses et hommes dans des codes partagés par tous. Au contraire, dans la production industrielle, la conception et la fabrication sont deux étapes successives. Ponctions et signes doivent être projetés entièrement avant que ne démarre la multiplication aveugle à partir de matrices. Tout objet industriel procède donc fatalement d'un design (dessin, dessein). Ce qui convient assez aux fonctions, mais peu aux images et aux symboles, qui se schématisent dès qu'ils sont programmés.

5) L'homogénéité technique des mondes antérieurs situait l'art clairement, soit comme renforcement soit comme distorsion de l'homogène. La technique actuelle, étant hétérogène au départ, rend tout art problématique, interrogatif, perplexe, - qu'il accepte l'hétérogénéité initiale ou qu'il la refuse.

 

IV.2. Post-fonctionnalisme

Comment, des objets à l'architecture et à l'urbanisme, rencontrer l'hétérogénéité technique et la pauvreté sémiotique des produits industriels ? Le fonctionnalisme du Bauhaus avait cru trouver un salut dans l'analyse de fonctions répondant à des besoins (physiques et sémiotiques) dictant des normes, ou en tout cas définissant des éléments et une combinatoire universels. Or, l'être humain est apparu moins besoins que désirs. D'où au moins cinq corrections ultérieures :

Le styling. - Carrosser tout. La carrosserie séduit le désir. Puis, elle dissimule les organes dont le nombre rendrait excessive la quantité d'informations émise par l'environnement. D'autre part, elle apparente les objets entre eux, et en particulier assimile les produits insignifiants aux produits prestigieux : la lessiveuse à l'avion. La couleur industrielle, voulue très neutre, très hard ou très soft, confirme ces simplifications fusionnantes.

Le kitsch. - Utiliser les matériaux et les processus de l'industrie pour multiplier populairement des signes artisanaux et archaïques, depuis les magazines érotiques ou religieux jusqu'aux meubles de style.

Le rétro. - Retenir surtout du monde industriel l'arbitraire du signe. Jouer donc avec toutes les modes dans l'espace et dans le temps, à la façon de l'homo semiologicus contemporain. Comportement non de régression, comme le kitsch, mais de récession. Idéologie de la croissance modérée, qui l'oppose au "néo" (néo-gothique), lequel faisait du passé un tremplin pour l'avenir.

Le "design", à ne pas confondre avec le design (dessin, dessein) propre à tout produit de l'industrie. - Souci d'évidence. N'exclure ni la carrosserie, ni le chromo soft ou hard, accepter même la "resémantisation" par l'histoire et la géographie (un réveil ou un siège de Mangiarotti comportent un côté anguleux typiquement italien). Mais vouloir que tous les processus techniques, sémiotiques, commerciaux soient manifestes. Par là tout objet "design" est d'esprit informationnel.

Learning from Las Vegas. - Considérer les hétérogénéités et le chaos visuel et sonore qu'elles entraînent comme étant des forces. En sorte qu'il y a moins à les résoudre qu'à attendre leurs résonances aléatoires.

 

 

IV.3. Médium

Les expériences esthétiques de l'homme contemporain ? Ce sont les cadrages et travellings incessants opérés sur l'environnement par le pare-brise d'une voiture qui roule, et que module la vitesse de conduite ; la présence sculpturale des conteneurs, camions ou emballages quotidiens ; les nouvelles qualités de bruit urbain, et donc de musique ; l'espace-temps déréalisant ou surréalisant, en tout cas plus topologique qu'euclidien, du montage radio et télévision, ou du lay-out des magazines ; les illuminations nocturnes des stades, des villes, des routes sous le jeu des phares ; les complexes industriels de haute technicité. Ceci concernant presque tout le monde. Et pour les experts, la saisie organique des vivants, géologique des sols, cosmologique du ciel étoilé.

Ces nouveaux motifs entraînent des chevauchements de toutes sortes. Entre nature et culture, les deux s'interprétant mutuellement (land art, body art). Entre art et commerce, les publicités contenant souvent plus de création plastique, musicale, littéraire que les oeuvres d'art proprement dites (pop art). Entre activités culturelles et divertissements, la TV par exemple dégageant au mieux son côté science-fiction dans les variétés. Entre artistes et non-artistes, ces derniers étant fréquemment les initiateurs véritables (art brut). Entre lieux d'art (musée, salle de concert) et environnement, lequel est devenu le lieu vrai de la pratique artistique (reportages visuels et sonores).

Ces chevauchements ont remplacé les genres purs. L'épopée est impossible parce qu'il n'y a plus de programmes collectifs. Le lyrisme, parce qu'il n'y a plus de MOI. La tragédie, parce que l'inconscient est devenu objet d'analyse. La comédie, puisque tous les comportements sont tolérés par le polymorphisme biologique et sémiologique, et que la société n'a donc plus guère à en sanctionner certains par un rire vengeur. Le roman, parce que l'hétérogénéité invite à concevoir la vie moins comme un projet global que comme une suite de sketches (bandes dessinées, romans-photos).

Ce qui paraît dans les média ce sont des moments d'univers, des coïncidences, des processus, qu'ils transmettent surtout en étant eux-mêmes (the medium is the message) moments d'univers, coïncidences, processus.

 

IV.4. Quotidien-extrême

La distinction entre art quotidien et art extrême se clarifie en théorie et s'efface en pratique.

Art quotidien. - La biologie souligne la prématuration de la naissance chez l'homme (foetalisation), entraînant les impuissances motrices des premières années, et en conséquence le flou du contour extérieur et des articulations intérieures du corps. D'où la fonction des images (contours) et des signes (articulations) permettant à l'organisme humain de se définir et de se distribuer. Ainsi, dans toutes les cultures, est approuvé comme beau ce qui contribue à structurer le corps comme forme vivante, selon les normes de la culture envisagée ; est repoussé comme laid, avec exclamation et mimique, ce qui compromet cette forme orthopédique : en russe, le laid physique ou moral se dit bezobrazie, c'est-à-dire sans image, détruisant l'image. L'art quotidien est donc, par rapport à celui qui le fait, plus constituant que constitué, plus projetant que projeté. On y poursuit que l'espace (bruit, fond) se coagule en formes, en figures, qui assurent la figure du sujet.

Art extrême. - Mais il est de la nature des images et des symboles ainsi compris que l'organisme ne puisse jamais s'y égaler. On trouve donc aussi partout, à côté des démarches intégratrices, des expériences rares et violentes, où cette distance infranchissable est reconnue et vécue comme telle dans des vertiges activant autant la pulsion de mort que la pulsion de vie, et mobilisant le laid autant que le beau. L'art extrême s'apparente de la sorte aux autres expériences de culmination (peak-experiences) : le coït, l'illumination intellectuelle, l'extase mystique, l'effort héroïque. A l'inverse de ce qui se passe dans l'art quotidien, les formes y fonctionnent comme des déclencheurs du fond.

Le Monde 1 distinguait ces deux régimes jusqu'à les distribuer parfois selon les sexes. Le Monde 2, vu qu'il structurait tout par formes au sens étroit (forma, idia, eidos), a conçu idéologiquement, sinon pratiquement, son art extrême comme un passage à la limite de son art quotidien (idéal du beau parfait), plutôt que comme son retournement. Quant au Monde 3, familier des hétérogénéités, il est disposé à reconnaître la spécificité de l'art extrême, mais en même temps il y assimile son art quotidien, vu que le montage visuel et sonore comporte, d'entrée de jeu, des stridences et des déhiscences.

 

 

IV.5. Son

La musique, vocable et phénomène anciens, s'efface au profit d'un terme et d'un fait nouveaux : le son.

L'usine, le trafic, les média, les synthétiseurs ont multiplié les sons à l'infini. Ils ont aussi invité à les structurer différemment, montrant par exemple qu'une hauteur peut être tonale (tenant à la fréquence du fondamental) mais aussi spectrale (tenant à la distribution d'intensité des harmoniques). Ils ont conduit à ne plus pouvoir distinguer absolument la composition, l'exécution, le mixage, la transmission, le tout formant le son : la musique contemporaine, et pas seulement électronique, se compose avec des transmetteurs devenus instruments.

D'autre part, parler de son c'est déclarer qu'on tient compte du bruit. La musique classique se faisait à part du bruit. La musique contemporaine est une reprise consciente de l'information sur un fond. Cela dans les compositions nouvelles, mais conséquemment dans les relectures des musiques anciennes : sur Hammerflugel, Beethoven apparaît enfin comme musicien de la matière.

Bien plus, insistant sur l'événement macrophysique et microphysique, le terme de son signale que l'écouteur ne se tient plus en face de l'écouté, mais s'y meut. On habite le son Moebius (montant et descendant simultanément) de l'Ircam, le son éternel de La Monte Young, les phasages et déphasages progressifs de Steve Reich. Musique généralement répétitive en fonction du nouveau sentiment du temps, non vectoriel, mais aussi du nappé de la plage sonore ainsi maniée. Massage du "Disco".

Dès lors, le son concorde au mieux avec la notion de structure, dont il est l'expérience sensible la plus pure, la plus proche de la mathématique. Il est cosmique, faisant toucher le physiologique et le microphysique, les parentés du cri animal, de la houle, du mouvement brownien, de la voix humaine (nuova vocalità, stripsody de Cathy Berberian). Il est une expérience privilégiée du hasard évolutif : chance and random composition de John Cage. Il est diffusé par les instruments les plus échangeurs, parce que bon marché et portatifs. Enfin, se répandant en toutes directions, omniprésent, et facilement phatique, il est le seul entourement architectural qui nous reste. Même dans le montage filmique, c'est souvent lui qui mène le jeu, imposant son tempo et son rythme à l'image.

 

IV.6. Image

Graphisme, photo, cinéma, TV, BD, peinture-sculpture-architecture se compénètrent désormais comme des accentuations mobiles d'un domaine unique : l'image. Non les images mais l'image. Comme on dit le son.

Ce singulier, en même temps qu'une fluence, marque un changement d'ontologie, ou plutôt la disparition de l'ontologie, ainsi que de la théologie qui y fut liée. En cadrant, montant et tramant tout, la photographie, chimique ou électronique, a fait comprendre que toute imprimerie était cadrée, montée, tramée. D'où le glissement général de la représentation à la présentation. Statut hyperréaliste. Tout proche du surréalisme, puisqu'il conduit à moins trancher le perçu et l'imaginé, le perçu et le rêvé, et que toute figure exacte s'y donne comme naissant transitoirement de l'inexact. Antériorité de la topologie sur la géométrie. Au point que la lettre, aspect le plus solide du plus solide, le signifiant, s'est prise elle-même à flotter, comme en témoignent la décompression des caractères d'imprimerie ou la dévalorisation de la calligraphie et de l’orthographe.

Mais ce passage du pluriel au singulier ébranle aussi psychologie. Celle-ci continuera d'admettre que l'être humain, en raison de l'incohérence motrice de ses débuts est acculé à se donner une figure à travers des images imitations (Lacan). Mais parmi celles-ci, l'image dans le miroir, dont la fixité, disait-on, dessinait uni contour stable, et donc un moi, n'est plus privilégiée. Pour l'imagerie actuelle, que l'angulaire et la trame rendent anamorphique, le plan lisse du miroir n'est qu'un cas très particulier et rare parmi d'innombrables autres réfractions et réflexions sans perspective congruente. Plutôt que d'éveiller le narcissisme du moi, le nouvel imaginaire favorise un sujet qui se perçoit comme relais de relais, et qui, lorsqu'il défaille, souffre moins des identifications conflictuelles de la névrose que des fluidifications incontrôlées de la psychose.

Enfin, l'image anamorphique dissout l'Histoire. Comme la TV et la BD, le cinéma ne saurait narrer ou démontrer vraiment : anachronisme de la critique qui analyse ses messages. Zoom, travelling, sensitométrie, il n'y a pour lui qu'image et montage au présent. Le récit étant, au plus, stéréotypé (western), erratique (Fellini), nappé (Barry Lyndon).

 

 

 

IV.7. Ecriture

La multiplicité des cultures en contact fait que les locuteurs aperçoivent les mécanismes de langage qui les habitent. Ils sont contraints de voir qu'il n'y a pas de langue universelle, qu'une langue est un parti, et qu'ils parlent allemand ou français, mais aussi paysan ou ouvrier, citadin ou rural, moi ou sur-moi ou ça, ingénieur ou médecin. Donc ils actualisent des "écritures", si l'on entend par là les discours tout montés qui se parlent en nous plutôt que nous ne les parlons.

D'autre part, la mutation des cultures nous trouve sans mots, obligés que nous sommes de dire les réalités du Monde 3 dans un vocabulaire, une syntaxe, une morphologie créés pour la politique, l'éthique, l'esthétique, la technique du Monde 2. D'où l'impossibilité de s'exprimer jamais exactement sinon par approximations successives, voire par distorsion méthodique de l'institution qu'est la langue : pratiques d'écriture en un autre sens.

Ensuite, les graphies mathématiques et informatiques supplantent et ébranlent la graphie phonétique et son complément, le livre. Pendant deux mille cinq cents ans, grâce au système phonétique, où les lettres étaient des sons, l'écriture, phénomène fondamentalement discontinu et extérieur, fut assumée par la voix (phonè), continue et intime ; et cette totalisation intériorisante fut développée par le passage du livre-rouleau au livre-codex, compulsable en tous sens, et impliquant donc la vérification, la déduction, la théorie, l'essence, l'être, l'âme. Tandis que nos graphies mathématiques et informatiques se soustraient à la continuité de la voix et du logos. Plus visuelles que sonores, plus manipulatoires que visuelles, elles s'accommodent de la feuille volante et de la fiche. Ecritures pures, muettes et aveugles.

Ces trois chocs ont donné, dans les arts quotidiens, l’"écriture" comme jeu avec les écritures, qu'on soit disk-jockey, publicitaire, auteur de BD ou de romans-photos. Chacun parle et écrit en faisant le pastiche de son langage. Mystification démystifiante. Ou l'inverse.

Et, dans l'art extrême, cela a produit le "texte", écriture comme exercice de transgression des écritures, ou de "traversée des signes". Assurément, tout grand écrivain a toujours écrit des textes en ce sens. Mais cette fois la démarche est thématisée.

 

IV.8. Bande-carte

Bandes de l'ADN et de l'ARN, dont les séquences spécifient ces autres séquences que sont les protéines, elles-mêmes principaux organisateurs des vivants. Bandes radio et bandes magnétoscope. Mais aussi suites de cartes perforées et de tous autres moyens de stockage discontinu. Faisant apparaître toute action et toute figure comme addition, doublage, recoupement séquentiels.

Quant à la bande dessinée, si elle vend chaque année des milliards d'exemplaires de par le monde, c'est qu'elle exemplifie au mieux et sensiblement cette situation. Sorte de cartes perforées de l'imaginaire et du symbolique en strips, pour des cerveaux computers et sémioticiens depuis l'enfance.

En effet, séparant ses dessins par des blancs, et ses textes par des bulles, la BD cadre. Elle est même cadrage de cadrages, en rapports gigognes. Et montage ostensible, ses cases se donnant comme interchangeables. L'oeil peut (doit) y circuler de l'avant à l'arrière, de la partie au tout, en vision focale et marginale : saisie linéaire et surfacière. D'où chaque scène s'y isole plus que dans tout autre art, et en même temps s'y compose avec les autres plus que dans tout autre art. C'est dire que le réfèrent narratif ou descriptif s'y fractionne au profit des signes, qui eux s'y articulent, de façon plus métonymique que métaphorique. Et aussi" que les signes, perçus par déclics, sont contraints de se survolter comme signes purs, en évitant les complexités troublantes du réfèrent. Stéréotypie activante, libérant la puissance combinatoire d'éplucheurs et croqueurs de "peanuts".

La cosmologie et la psychologie résultant des bandes en général sont assez situées quand on se rappelle que la première divine comédie de la BD s'appelait Little Nemo : le petit personne. Et que sa dernière se tient dans l'extase du vide central de l'O de Crepax.

Cependant, la BD est aussi un dessin, avec le coté artisanal, immédiat, confidentiel, olfactif de tout dessin. L'auteur et le lecteur non amis mais copains, métonymiquement encore. Ce qui signale que les cosmologies et les psychologies vertigineuses ont elles-mêmes leurs bonhomies et leurs reterritorialisations. Qu'on dépisterait dans la manipulation, également très bricolée, des bandes radio et magnétoscope.

 

 

IV. 9. Contact

Parce qu'il était intimement lié au Monde 2, et parce qu'il est le plus près du corps, le théâtre est acculé aux extrêmes, et même aux cruautés.

En effet, theasthai, dont vient theatron, c'était embrasser, totaliser par le regard, dans une certaine distance. C'était détacher sur un fond (une scène) des formes, et principalement l'acteur rassemblant le monde grâce à l'intériorité de la voix, au rayonnement du corps à partir du plexus solaire, à l'unité du caractère, à l'unité de la situation. Au point que la représentation (Vorstellung) s'imposa comme le modèle de toute connaissance, voire de toute fantasmatisation, jusque dans la "scène primitive" de la psychanalyse.

Mais, en raison de l'impossibilité de tout cela dans les hétérogénéités du Monde 3, la pratique théâtrale a été ramenée à son essence : la mise en présence de deux organismes, l'un actant, l'autre réagissant. Contact exploré - comme ailleurs le son et l'image - dans son étoffe physiologique et sémiologique.

Et cela a fait un théâtre des nativités du geste : geste cri (Artaud, Grotowski), mouvement au bord de l'immobile (Wilson), dialectique de l'affrontement (Handke), image corporelle en genèse (Bread and Puppet), coït public (life show). Et un théâtre des nativités de la parole : langage cri (Artaud, Grotowski), parole phatique (Beckett), emballement ou insistance du signifiant (Ionesco), langage distancié (Brecht), langage distanciant (Handke). Enfin, un théâtre où actant et assistant échangent leurs fonctions, soit qu'on oblige le "spectateur" à se saisir comme voyeur (Grotowski), soit qu'on l'implique par 1'outrage (Handke), ou qu'on assimile vie et théâtre en introduisant la première dans le second (Living Theater) ou le second dans la première (Genêt). Dans tous les cas, le théâtre est cruel, théâtre de la cruauté, selon le voeu d'Artaud.

On rapprochera ceci de la façon dont Cunningham reconduit la danse à des mouvements quasi purs, structures en deçà du signe, et même de l'image. Ou dont la gymnastique tend à devenir danse gymnique, remettant le rythme avant l'effort. Quant à l'expression corporelle, elle popularise la demande de contacts hétéro et proprioceptifs dans un changement de culture où les nouveaux média font un nouveau corps : gestes et voix métonymiques, de métaphoriques qu'ils étaient.

 

V.1. Amorale

Incapacité progressive à créer des images très dominées (peinture, sculpture, pratiquement en disparition), tout comme des sons très dominés (composition musicale au sens strict). Par contre excellence dans le déclenchement des images peu dominées (photo, cinéma, TV, tramé publicitaire) et des sons peu dominés (mixages). Dans tous ces cas, l'être humain plutôt qu'un créateur est un préleveur (Marcel Duchamp) de processus techniques, physiologiques, cosmiques, qui le dépassent et où il intervient comme relais.

Ainsi ont été prélevés et survoltés les hétérogénéités sémiologiques de l'environnement (Magritte), les images en multiplication (Warhol), les trames (Lichtenstein), les couleurs kodachrome et polaroïd (hyperréalisme), les pliures (Rockburn), les évanescences du cadre fixe et de la surface (Morris Louis, "support-surface"), les usinages (minimal de Cari André et de Judd), les déchets non recyclables (Rauschenberg), la fluidique (Oldenburg), l'informatique biologique (land et body art d'Oppenheim), le développement sériel (Arena, Yrisarry), les basculements d'axe (Duchamp), la construction par processus (Reich), les bouclages et rebouclages par chance et hasard (Cage), les "blancs" (Mathieu), les irisations (Vasarely), les mytho-logiquesr (Fellini), les blow up (Antonioni), les écritures…

Le prélèvement peut porter aussi bien sur le médium artistique lui-même. Qu'est-ce qu'une peinture ? une sculpture ? un coup de pinceau ? une valeur ? un titre ? Et en général : qu'est-ce que l'art ? Art as idea as idea. L'art comme idée pris comme idée ; ou l'idée d'art prise comme idée.

Enfin, il arrive que le prélèvement explore une relation quasi immédiate entre la machine qu'est le médium et cette autre machine qu'est le cerveau. Vrais massages (non messages) orgastiques. Ce sont les activations cérébrales par les ondes lumineuses rythmées stroboscopiquement (le cinéma de Tsuneo Nakai, la vidéo de Nam June Paik) ; par les ondes sonores en désynchronisation progressive ou au contraire fixées en "éternité" (musique de Steve Reich ou de La Monte Young).

Pratique ésotérique limitée à des groupes d'experts ? Néanmoins thématisant des expériences et sentiments partout présents dans un milieu technique qui multiplie les prélèvements et frottis pour analyse et contrôle.

 

 

V.1. Amorale

La morale le cède à l'éthique. C'est-à-dire que les axiomatiques du comportement (Monde 3) prennent la place des codes du marquage (Monde 1) et des surcodes de la conduite (Monde 2).

Opposant forme et fond, l'Occident a fatalement édifié des morales, religieuses puis athées. La morale dicte, serait-ce la tolérance et la liberté. Rhétorique, elle prêche, serait-ce la dérive. Elle insiste, elle juge de haut, triant les bons et les méchants, ou les forts et les faibles, ou simplement ceux qui sont ou ne sont pas dans le coup. Jusqu'au stoïcisme de l'existentialisme. Jusqu'à la psychanalyse, du moins si elle interprète : l'interprétation, dernier avatar de l'oeil de Dieu.

L'éthique, par contre, c'est le simple repérage de la façon de faire courante dans un milieu à un moment donné. Implicite plus qu'explicite. Sans privilège des doctes sur l'homme de la rue. C'est par exemple savoir si à tel propos l'interlocuteur écoutera ou fera la sourde oreille, mentira ou dira la vérité, rechignera en faisant ce qu'on lui demande, ou l'inverse. Et cela non parce que sa conscience ou son inconscient l'y poussent ou parce que le fonctionnement de la société le veut. Mais parce qu'à ce moment le groupe proche fonctionne de facto ainsi, et qu'habituellement l'animal sémiologique qu'est l'homme n'a ni intérêt, ni besoin, ni même désir de faire autrement. Quitte à ce que quelques-uns, selon une proportion à peu près constante pour toute société, assurent la fonction de représenter l'antifonctionnement, c'est-à-dire rappellent que les fonctionnements sociaux, comme les signes, sont arbitraires et ont besoin de jeu. Loi de Crozier : la bonne marche d'une bureaucratie suppose des ratés.

Bref, c'est le bon sens mais sans la prétention d'universalité et sans la colère latente, donc sans présupposés de sens. Ne point voler ni violer, ou peu, non parce que c'est un crime, ni parce que ça ne se fait pas, mais parce que ce serait chercher midi à quatorze heures.

L'amorale rend caduques les intelligentsias, qui ne peuvent faire que de la morale ou de 1'antimorale. Ses traités sont les journaux écrits ou parlés, les chansons, la publicité, la bande dessinée, les romans faciles. L'éthique c'est l'éthologie d'un animal qui agit davantage par signes que par stimuli-signaux.

 

V.2. Multisex

Le "temps des femmes" ne marque pas seulement les conquêtes économiques d'un sexe, ni sa libération à l'égard de la nature et de la famille, mais aussi la relation entre des traits de l'industrie avancée et du "féminin".

On a signalé : une séparation moindre entre nature et culture, une saisie plus physiologique ; l'aptitude à mener de front des incompatibles ; une façon de moins axialiser et vectorialiser ; la décompression ; la fluidique ; une revalorisation de la jouissance, ce plaisir non motivé ; une accession à un "autre" qui ne serait pas trop le miroir du "même". Fondement : un sexe non un, comme le pénis-phallus, mais double et un, de lèvres en retouche, invitant au tout-toute-toutes (Luce Irigaray).

Mais aussi importante que le temps des femmes est sans doute la diffusion de l'unisex, mieux du multisex : quels sont vos sexes ?, demande l'Anti-Oedipe. On voit passer dans la vie courante la remarque faite depuis longtemps par la psychologie différentielle, à savoir que les courbes de performances des hommes et des femmes se recouvrent largement en tous domaines. Ce qui ne peut que s'accentuer si le software l'emporte sur le hardware, et si nos économies et nos biologies, distributionnalistes, favorisent les constellations mouvantes plutôt que les couples stables d'opposés.

Ici encore, la résistance la plus forte aux évolutions est sémiotique, et vient de la langue. Tant que le locuteur français dira qu'il forme le féminin de l'adjectif ou du nom en ajoutant un e au masculin, celui-ci sera le pôle non marqué, premier et allant de soi, le féminin le pôle marqué, second et censé faire problème. D'autres langues, comme le chinois, ne connaissent pas cet obstacle, qui du reste s'amenuise dans les langues indo-européennes par l'extension des jargons.

La conjonction sexuelle, avec ses complémentarités anatomiques (incluant-inclus) mais aussi ses coaptations rythmiques où la perception de l'un est reçue de la perception de l'autre, est (sauf pour la psychanalyse, qui n'envisage pas l'acte sexuel, mais des organes et des positions) l'expérience privilégiée de polarisation où rien n'est décidé d'avance (sauf pour la perversion) ; où réel, imaginaire, symbolique se distribuent et se recouvrent au maximum selon des compatibilités dans l'instant. L'hétérosexualité étant la pratique sociale parce que la variabilité y est la plus large.

 

 

V.3. Cours

De l'extensif à l'intensif, de l'explosion à l'implosion, ou mieux - car pourquoi encore tension et plosion ? - du vecteur au cours.

Le vocabulaire et la morale du Monde 2 étaient faits l'un pour l'autre. Tout y allait vers, plus loin, plus haut, plus profond, plus intense. D'où le rôle de la volonté et du courage, la coïncidence de l'énergie et de la vertu, dans le latin virtus et l'italien virtù. En français, le pro-jet jetait quelque chose vers l'avant. En allemand, Pro-duktion conduisait quelque chose vers l'avant. Pro-grès n'impliquait plus de verbe transitif, mais parlait cependant toujours de marcher, et de l'avant. Comme pro-cessus, malgré l'habitude anglaise d'en faire un neutre cosmique (my mother is in the process of dying), comporte encore pro et cedere, aller. Corrélativement, on é-duquait, é-laborait, é-voluait, puisque, pour marcher vers, il fallait bien sortir de. On donnait aux enfants une form-ation, le pro-grès essentiel consistant en formes à ap(ad)-prendre. Et l'on s'ad-aptait.

Pour exprimer le Monde 3, non formel et non vectoriel, mais réticulaire et bouclé-rebouclé, il se pourrait que Beckett ait été prophète lorsque, dès 1948, il fait dire à ceux qui attendent Godât que "quelque chose suit son cours". Ce cours suivi est actif-passif. Il a un temps et un espace non mesurés, ou dont il déborde les mesures. Sans frontière, sans passé, ni avenir, ni même le fameux "vivre au présent". Il signale l'entropie croissante - un cours suit des pentes - mais sans nier les événements, les bulles et les tourbillons, les néguentropies créées par les rencontres de l'entropie, les sens naissant transitoirement des non-sens ; les boucles, des débouclages.

Le cours est éthique, non moral. A la fois la dérive et la rive. Distribuant, plus qu'il ne produit et consomme. Fluidique. Et il fait paraître vieux jeu ces restes ou ces déplacements du Monde 2 que sont le moi, la personnalisation, la communion, la solitude, les identifications de la névrose, mais aussi les inquiétudes systématiques de la psychose et de la perversion.

 

V.4. Coïncidence

Dans un monde de la distribution, où il n'y a guère de valeurs - valeur rareté, valeur travail, valeur d'échange, ni même valeur argent - mais seulement des événements, qu'est-ce qui justement peut faire événement ?

L'identité ou la similitude, comme dans le monde classique ? Mais la physique, la biologie, la sémiologie et l'économie disqualifient la passion du Même. La guerre nietzschéenne : "que ton ami soit ton meilleur ennemi" ? Mais l'Autre est la forme inversée du désir et de la passion du Même. La complémentarité ? Mais les complémentaires oscillent entre le Même et l'Autre, entre la quiétude et le conflit. La résonance ou l'effet de phase ? Voici qui a l'avantage de suggérer que les événements résultent d'actions distantes en toutes directions, et de facteurs pour le reste hétérogènes ; mais avec l'inconvénient d'évoquer l'idée de résonance en profondeur, ce qui reconduit à l'unité et à l'altérité de l'âme, ou aux enrichissements cumulatifs de la surimpression proustienne. Alors intensités ? Malheureusement, cela fait encore tension et contention, donc moralisme. Et pourquoi pas, dans ce cas, extensités ou détensités, également vraies ?

On pourrait risquer enfin ; coïncidence. Le mot offre l'intérêt de ne pas choisir entre concordance et discordance de phase. De s'adapter à des phénomènes à n dimensions, et pouvant mélanger physique et sémiotique. Tout en marquant bien qu'il s'agit de processus temporels (aspects stochastiques du plaisir, de la connaissance, de la décision), tant extenses qu'intenses, ou neutres, tombant sans finalité, sans préjuger de la valeur ou de la non-valeur, mais tombant ensemble, et pouvant donc être thématisés comme similitude et rupture, bouclage et rebouclage, passifs autant qu'actifs. Bref, le mode de travail de la sélection naturelle, c'est-à-dire de la seule loi de l'histoire, qu'elle soit physique, biologique ou morale.

Et le mérite essentiel est peut-être qu'ainsi on ne choisit pas trop entre signe et signal. Qu'on ne retient un événement, happening, que parce qu'une rencontre a fait, à un moment, signal-signe. Ionesco : "Comme c'est curieux, comme c'est bizarre, et quelle coïncidence !"

 

 

V.5. Ajustement

Ajuster ne précise pas ce qu'il faut ajuster, ni avec quoi, ni avec qui, ni selon quelles normes, ni à quel moment, puisque tout cela est précisément en question. Et pourtant le mot comprend "juste" et indique une rigueur. Justesse, relative ; non justice, absolue. Exactitude qui comporte du jeu.

Ainsi, dans les sciences, la modestie d'approche a entraîné la dévalorisation de l'intuition fulgurante, de la déduction transcendantale ou simplement anticipatrice, de la dialectique, de l'esprit critique (lequel croit pouvoir prendre ses distances et juger), des sagesses, et en général des complexités. La théologie et la psychologie de Platon, Descartes ou Hegel étaient complexes ; nos travaux de laboratoires et nos concepts sont compliqués, sophistiqués, mais peu complexes. Ainsi les greffes d'organes, les élevages axéniques, les observations spectrales, l'informatique de nos programmes spatiaux, de nos psychologies du comportement, voir de nos inconscients freudiens et lacaniens sont affaire de patience, de compte à rebours, ou encore de rébus, de mots croisés. L'initiateur de la théorie mathématique des catastrophes, René Thom, a signalé, à côté des complexités souvent rhétoriques de la mathématique et imaginaires des sciences humaines (en particulier de l'économie), la grande élémentarité théorique de la biologie, qui justement tend à remplacer la physique dans le rôle de science régulatrice.

On retrouve la même modestie ajustante en art : minimal conceptuel. Dans la politique, où les programmes brillants sont suspects en raison de la multiplicité des données, de la sensibilité des scénarios, et donc du risque des choix. Dans les relations sociales, où les engagements se prennent à terme, même si dans le fait le terme couvre la longueur d'une existence.

Enfin, la vie même a cessé d'être une valeur absolue pour entrer dans les comptes, comme le reste. On a remarqué qu'elle pouvait être pesante à force d'être longue ou prospère, qu'elle avait été de peu de valeur pour des civilisations glorieuses ayant eu une autre saisie des choses. La filière contraception-avortement-euthanasie-suicide (de dépression mais aussi de conclusion ou d'accomplissement) montre une perception du cours de l'univers où l'entropie n'est pas toujours le mal, et la néguentropie le bien.

 

V.6. Béance

De la fermeture et de l’ouverture, concepts inhérents à la pratique de la technique et de la science, il faut distinguer la béance, creusée par leurs résultats. Vertige d'un nouveau genre, qui joue le rôle de la transcendance (au-delà) et du sacré (à-part) des mondes antérieurs. Fantastique vérifiable.

Ce sont les paysages qui, lus par la géologie et la paléontologie, réactivent l'histoire de la Terre et se repeuplent de la flore et de la faune inquiétantes du trias ou du crétacé. Les organes vivants qui, dépliés par l'embryologie, déroulent selon les feuillets de leur ontogenèse le temps pris en espace et l'espace pris en temps de la phylogenèse ; ou trahissent dans leur chimie individuelle l'une-seule-fois non répétable qu'est chaque organisme comme résultante d'univers. C'est le ciel étoilé, chiffré par l'astronomie, devenu une expérience quasi sensible de la plurispatialité et de la pluritemporalité des mondes. Ou encore, au regard des cosmologies, nos nébuleuses faisant figure de court moment informatique (donc éventuellement conscient) entre un amont sans mémoire, parce que trop concentré et trop chaud, et un aval également sans mémoire, parce que trop détendu et trop froid.

Mais il suffit à la béance que les sciences humaines constatent que ce qui a sélectionné les civilisations ce ne fut pas, rationnellement, leur excellence, mais, brutalement, leur capacité de survie ; que cette capacité fut le fait de civilisations opposées et même contradictoires ; que 1'antiproduction est à cet égard aussi importante que la production ; que les hommes meurent plus facilement pour des signes cohérents entre eux que pour des signes cohérents avec le monde. Tout ceci conduisant au dernier centre obscur où apparaît, sous forme de bruits, que les tabous (du sexe, de la mort, des flux décodés du désir) ne sont que les paravents du tabou inlevable : l'arbitraire du signe et l'innommable en deçà du signe.

La définition du désir comme exil dans l'univers avait provoqué en Occident la plainte du lyrisme, la révolte de la tragédie, le sursaut de l'épopée, hors de l'univers ou contre lui. La saisie que le désir est inhérent à la structure du signe, et que ce dernier est lui-même un moment de l'univers, pousse à moins d'orgueil. Homme fait monde. Non au-delà du bien et du mal, mais en deçà.

 

 

V.7. Etat d’univers

Regain d’intérêt pour l’univers et pour la situation de la conscience dans l'univers.

Ceci contraste avec quarante années de refus de se poser des questions en dernier ressort : chez Sartre, encore une ontologie, mais plus de métaphysique ; après lui, plus même d'ontologie, jugée onto-théologique, les interrogations les plus avancées s'arrêtant à la psychanalyse, à la sociologie, comprises souvent structuralement. Or, la linguistique émerge de son formalisme phonologique, morphologique, syntaxique pour se risquer à la sémantique (quoi et comment les langues signifient-elles ?). La sociologie se fatigue de jouer avec des structures de civilisations dont elle ignore l'intention. Fondamentalement, la biologie reconduit à nouveau à la physique, celle-ci à la cosmologie, celle-ci à des interrogations sur le tout, et donc sur la place de la conscience dans le tout.

Or une conscience issue de bouclages sémiotiques locaux ne saurait être l'aboutissement d'un cosmos (éternalisme grec et créationnisme). Ni une négativité de la nature, où elle trouverait cependant un miroir à son infini (romantisme). Ni un pour-soi "jeté" d'un en-soi sourd à ses significations (existentialisme).

Il lui reste à se saisir comme état(s) d'univers, parmi d'autres, seulement d'autre niveau. Et traduisible en caractères d'univers : sa singularité en improbabilité ; son intimité en complexité miniaturisée ; sa faculté réorganisatrice (liberté) en distanciation inhérente au signe, lui-même état d'univers produit par ces états d'univers que sont les cross-dépendances des circuits cérébraux humains ; sa réflexivité en le métalangage propre au signe en raison de ces distances internes ; son universalité en la permanence du Sa concomitante à la disponibilité du Se et au contrôle du Réf ; son désir en l'ajustement interminable des trois sur leurs barres de solidarité.

D'où un nouveau cours. Non de moi (soi) à l'univers, mais de l'univers à soi (moi). Conscience plus étonnée de son apparaître que de son disparaître. Moins déroutée de sa solitude que de son hypercommunication. Filière parmi des filières. L'univers non a fronte mais a tergo. Toujours en deçà. Dans ses vies et ses morts. Dans la vigilance de ses néguentropies, le repos de son entropie. Sirius vu du village, puis le village vu de Sirius.

 

V.8. Inter-post-meta

Les prépositions, opérateurs fondamentaux d'une culture, parce qu'elles y réalisent la pratique fondamentale de l'espace et du temps comme concept, image, attitude.

Inter. - Sciences de la nature et sciences humaines ont fait apparaître que les individus sont des systèmes ouverts, sous-ensembles de systèmes ouverts plus larges, dont ils ne sont que des foyers d'information et d'énergie particulièrement denses. Ethiquement, cela fait des individualités percevant autant l'ensemble dont elles font partie que la contraction qu'elles en constituent. Elargissement d'"inter", qui primitivement marquait des rapports entre systèmes fermés. Participation non seulement en prenant part, mais en étant part.

Post. - Dans un univers configuré par des fluctuations loin de l'équilibre et par des boucles de complexité croissante, les systèmes ont une véritable histoire avec une épaisseur de temps, celle de la réalisation de leur probabilité. L'individu, déjà décentré comme "parmi", l'est encore comme "après", et "avant". Tandis que la vue classique s'intéressait à l'élémentaire, à l'origine ; elle n'avait de cesse qu'elle n'ait montré comment l'état B d'un système était précontenu dans son état A ; bref, qu'elle n'ait ramené le temps à une quatrième dimension de l'espace : éternalisme où rien de vraiment neuf n’avait jamais lieu, et où la réversibilité des phénomènes était la mesure de leur vérité.

Méta. - L'éternalisme classique entraînait la correspondance du réel et du langage, lequel était donc toujours à (même) niveau. La distinction de niveaux de langage va de pair avec celle de niveaux de complexité du réel : un langage sur le langage (métalangage) n'est pas du même niveau que celui qui parle des choses. Force de l'homme qui lui permet de se (re)coder dans toute nouvelle situation. Limite aussi : un langage ne se saisit qu'en s'échappant à soi-même, en passant à des niveaux supérieurs indéfiniment. La distinction des niveaux fait les actions efficaces (technique, grammaire). Leur confusion fait la pathologie (Bateson). Leur transgression (transversale) fait les expériences extrêmes, où l'univers ne se manipule, ni ne se démontre, mais se montre. C'est l'humour. L'art. Le silence. La foi (athée ou non). La sexualité. Le sourire. Jeu du méta qui, avec inter et post, achève dans le décentrement la santé actuelle.

 

 

 

Henri Van Lier

 
 
 
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