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ANTHROPOGÉNIES LOCALES - PHYLOGENÈSE
 


ARCHITECTURE SYNERGIQUE
 


Il est impossible de prévoir l'architecture. Nous ignorons quelles inventions de structures et de matériaux viendront bouleverser l'art de bâtir. Nous ignorons quelles révolutions sociales obligeront l'être humain à des aménagements nouveaux. Saurions-nous tout cela, que le programme resterait partiel, car les fonctions disposées par l'architecte ne sont pas pures, comme celles qu'inventé l'ingénieur. Elles apparaissent en situation, distribuées dans un espace-temps concret, où intervient un certain jeu. Et par ce jeu se faufilent des préférences culturelles imprévisibles.

Cependant, jusque dans cette marge, la liberté n'est pas infinie. En ce qui nous concerne aujourd'hui, un monde de technique avancée possède des traits qui conditionnent le bâtiment. Non que celui-ci ait à singer la machine : il lui arrivera de proposer des lieux de repos et de loisirs en contraste avec les lieux de travail. Mais certaines qualités de notre univers technique ne se limitent plus au travail et se retrouvent dans tous les objets que nous manipulons. Elles pénètrent nos sens, nos esprits et nos imaginations au point qu'aucun de nos labeurs ni aucun de nos désœuvrements ne sauraient y échapper.

Parmi ces traits inévitables, il en est un principal, et qui peut-être résume les autres : la synergie. Le mot est familier aux biologistes pour signifier que plusieurs organes s'associent afin d'accomplir une même fonction. Mais il peut désigner aussi, inversement, les cas où plusieurs fonctions sont réalisées par un seul organe. Et c'est en ce sens que Gilbert Simondon y a recouru pour montrer que toute série technique était engagée dans ce qu'il appelle un processus de concrétisation (DU MODE D'EXISTENCE DES OBJETS TECHNIQUES, Vrin, 1957). Au départ, les diverses fonctions d'un engin (rigidité et refroidissement pour un moteur, rigidité et surface portante pour un fuselage d'avion) sont réalisées dans des organes distincts (cylindre et eau, carcasse et couverture). Comme, ainsi séparées, « abstraites », elles sont toujours plus ou moins incompatibles, il en résulte des pertes d'énergie ou d'information. C'est pourquoi le technicien tend à créer des modèles où plusieurs fonctions sont réalisées par un seul organe : ailette favorisant à la fois la rigidité et le refroidissement, fuselage autoportant où la couverture tient lieu d'ossature. Du reste, les incompatibilités surgissent non seulement entre les organes, mais entre la matière de l'objet et sa structure, entre l'objet et la nature ambiante, entre l'objet et les autres objets, entre l'objet et l'homme qui l'utilise. L'appel de synergie, de « concrétude », intervient donc sous tous les aspects.

Or nous avons franchi un seuil. Si n'importe quel dispositif technique est à la fois « abstrait » et « concret », ceux de jadis, encore primitifs, manifestaient surtout leur abstraction, tandis que les nôtres sont si évolués qu'en bien des cas ils commencent à frapper par leur concrétude. Au point d'introduire une nouvelle physionomie de l'environnement. Dans le NOUVEL AGE, nous avons essayé de montrer que cet état de choses se reflétait dans tous les domaines : en peinture, en sculpture, en musique, dans la danse, la littérature, la science, la psychologie, la philosophie, l'architecture.

Nous voudrions ici insister sur cette dernière et voir comment, sans toucher à sa marge de liberté, la synergie, devenue un schéma spéculatif et imaginaire, lui impose des caractères irrépressibles, de même qu'à celui qui l'habite. Nous terminerons en évoquant la politique que cela appelle.

 

 

1. ARCHITECTURE

 

1A. L'envahissement propre à la technique synergique : L'Architecture paysage

 

Ce qu'un dispositif laisse en dehors de lui crée sur ses bords des franges d'abstraction, et donc des pertes d'information ou d'énergie. C'est pourquoi le réseau synergique tend à couvrir la planète, y comprenant les déserts, les pôles, l'atmosphère, quitte à prévoir des réserves naturelles qui fassent encore partie du système. L'emprise, en même temps qu'en extension, agit en profondeur, et nous voyons l'agronome nourrir le projet de reconditionner les terrains jusque dans leur texture. Bref, nous édifions un milieu où ne régnera plus l'ancestrale nature, ni davantage le pur artifice. L'appel synergique contraint à sécréter un mélange indissociable de naturel et d'artificiel, une réalité médiane.

Si l'on admet alors que l'architecture compte tout l'environnement aménagé par l'homme, - édifices, routes, voies ferrées, aérodromes, sites quelconques organisés, - il faut dire qu'au lieu d'être dans le paysage comme jadis, dorénavant elle le recouvre. Mais elle ne saurait l'abolir, car c'est une des exigences de la synergie généralisée que de conjoindre l'objet et le milieu, devenu, selon le mot de Simondon, un « milieu associé ». Telle est l'architecture paysage. Ni accommodement, ni viol, mais réalité médiane par excellence. Elle dépasse l'ordre des moyens (de protéger, d'isoler, de distribuer), pour s'égaler à l'espace-temps où nous avons le mouvement et l'être. Un paysage n'est pas un moyen.

Ainsi l'architecte a perdu le confort de suivre une nature maîtresse, dont il aménageait des fragments, en la prenant pour toile de fond ou en s'inspirant de ce qu'il croyait être ses lois. Il ne saurait non plus en faire fi. Il lui faut conjuguer le respect avec l'invention. Ou mieux, connaître le respect en vue de l'invention, - acculé à reprendre jusqu'au fond du naturel dans l'universel artifice.

 

1B. La logique interne de la technique synergique : la ré-architecture

 

Comme les fonctions techniques du monde ancien étaient « abstraites » et peu différenciées, elles pouvaient avoir lieu dans des locaux sans destination trop rigoureuse, et le bâtisseur gardait une grande liberté dans les dimensions et les dispositions des contenants qu'il ménageait. Au contraire, les fonctions très différenciées et multiplement interconnectées d'un réseau synergique exigent une enveloppe qui les gaine. De plus, elles se désignent entre elles, elles se font signe, se signifient si rigoureusement qu'elles proposent d'elles-mêmes un sens.

Mais alors l'architecte, au lieu d'apporter victorieusement un ordre à des réalités flottantes, se trouve, dès le départ, en présence d'un système déjà architecturant et architecture. Son travail se présente comme une ré-architecture qui comporte les étapes suivantes :

a. Une lecture des implications synergiques du réseau, c'est-à-dire de son architecturation préalable.

b. Un effort de configuration tendant à intégrer et libérer les fonctions concernées.

c. Un nouvel effort de configuration visant à ce que les fonctions intégrées et libérées non seulement se réalisent mais se manifestent; ce qui revient à marquer plastiquement comment elles renvoient l'une à l'autre, se désignent, se font signe, se signifient.

d. Enfin, un effort d'édification en quête des moyens les plus aptes à construire les espaces-temps projetés. Si les matériaux et les structures sont à leur tour synergiques, et si eux aussi manifestent leur synergie plastiquement, ils concourent à souligner les interrelations significatives déjà mises en relief par la configuration. Témoin Nervi.

Ainsi le veut, depuis le Bauhaus, le fonctionnalisme. A ses yeux, l'architecture n'est pas d'abord affaire de confort, de rendement, ni d'art, mais de sens. La qualifier par le confort ferait croire que l'homme se réduit à des besoins, alors qu'il est porté avant tout par des désirs, ou, ce qui revient au même, par des significations, lesquelles vont souvent à rencontre du confort. La qualifier par le rendement serait oublier que, pour le technicien d'aujourd'hui, l'information importe plus que l'énergie, et qu'elle se mesure moins en quantité (hard ware) qu'en qualité (soft ware), c'est-à-dire à nouveau par l'ampleur et la souplesse des significations qu'elle engage. Quant à évaluer l'architecture selon l'art, malgré la noblesse apparente du propos, c'est aussi redoutable. Sans doute l'édifice s'élève parfois à l'art majeur, c'est-à-dire qu'il lui arrive d'être un fragment du monde à lui seul un monde, une portion d'espace-temps où les rapports deviennent perceptivement infinis et universels. Gropius ne le niait pas. Mais ces culminations glorieuses sont rares. Une architecture est de qualité, elle est humaine dès lors qu'elle ordonne de manière intelligible et sensible nos actions autour de nous. A son principe, elle n'est ni utilitaire, ni artistique, mais sémantique, - à moins que l'on dise « esthétique » l'effort par lequel elle manifeste plastiquement ses interrelations.

Ces vérités sont vieilles comme la hutte des Dogons et les palais des rois. Mais elles prennent aujourd'hui une importance particulière du fait que le bâtisseur a pour tâche la re-sémantisation d'un univers technique déjà sémantisé. D'ailleurs, il se pourrait que des fonctions synergiques aient un éclat, une richesse que n'avaient pas celles, « abstraites », du monde ancien. Pour autant, le fonctionnalisme, qui privilégie la dimension sémantique des objets, paraît bien une doctrine du XXe siècle.

 

1C. Les échanges inhérents à la technique synergique : l'architecture ouverte

 

La synergie jouant non seulement entre les organes de l'objet technique, mais encore entre lui-même et son environnement, l'idéal ne saurait plus être de créer des systèmes saturés, tels les automates du XVIIIe siècle, mais des systèmes ouverts, en échange d'information et d'énergie avec le plus grand nombre possible d'autres systèmes. Dans la mythologie du technicien, le robot a cédé la place au réseau.

Cette tendance concerne directement l'architecte, et elle est destinée à pénétrer ses projets sous des formes multiples.

 

1C1. Prévalence de la voie sur la demeure

Et tout d'abord la voie, sous quelque forme qu'on l'imagine, - pas nécessairement la route, - jouera un rôle toujours accru. Le monde ancien était fait de demeures reliées par des communications. Le nôtre consistera en communications qui, se nouant en certains points, prendront la stabilité de demeures. Déjà, en Italie, l'autoroute devient le chef-d'œuvre et comme le système de référence de l'architecture. Les routes de Beauce menaient à la cathédrale de Chartres; la Chiesa de Michelucci, à Florence, n'est qu'une ponctuation de l'Autostrada del Sole.

 

1C2. Fusion de l'habitation et des circulations

Alors que la maison bourgeoise offrait un ensemble de pièces fortement individualisées et seulement reliées par des portes, corridors ou escaliers,  la synergie favorise des dispositifs où l'on circule et demeure à la fois: déambulatoires habités, habitations déambulées. On en trouverait une illustration extrême dans la volonté de Virilio et Parent d'introduire jusque dans les planchers et les parois des séjours cette « fonction oblique » réservée naguère, même à la Villa Savoye, aux liaisons entre étages.

 

1C3. Fusion de l'architecture et du meuble

Somme toute, le monde classique était réglé par les rapports suivants : le bijou prend place dans le coffret reliquaire, le coffret dans l'armoire reliquaire, l'armoire dans la pièce, la pièce dans la maison, la maison dans la rue, la rue dans la ville, la ville dans le paysage. Une société où la rareté des biens sacralisait le recel, et dont l'idéologie prétendait lier les êtres en maintenant leur individualité, devait privilégier un emboîtement de contenants et de contenus.

Au contraire, la désacralisation du recel due à la production de masse, et surtout le développement de la mentalité synergique ont introduit un nouvel ordre des choses, où le lien de contenance s'efface devant le lien d'opération, et en particulier d'action réciproque. Comme la machine, le meuble n'a plus pour idéal d'être complet, fermé, mais d'ouvrir un échange avec d'autres meubles, et d'abord avec les habitations et les circulations, qui cessent de le contenir pour dialoguer avec lui. Déjà à la Villa Savoye il prolongeait le mur, devenu lui-même mur à hauteur d'appui. Dans le living-ground de Virilio et Parent, il tend à se fondre avec le sol : plancher servant de chaises, de tables, de rangements; chaises, tables, rangements servant de plancher. (La fonction oblique dispose murs et sols à ces rôles de nichée, de dépôt transitoire.)

 

1C4. Effacement de la décoration conclusive

De même, un monde de contenants et de contenus devait favoriser ce qui clôt l'objet sur soi, et Norberg-Schulz (INTENTIONS IN ARCHITECTURE, Oslo, 1962) a rappelé que la décoration ancienne n'avait pas tant pour but de distraire de la réalité par des enjolivements, que de la détacher, de la cerner comme singulière: le cadre individualisait la porte, la voussure le portail, la cimaise le plafond, la façade la demeure entière.

Il faut donc bien comprendre l'hostilité des fonctionnalistes à l'égard de la décoration. Assurément, il y eut chez eux un sursaut de probité, le refus de dissimuler des matériaux neufs, béton ou acier, sous des revêtements de fausse pudeur. Mais la décoration traditionnelle apparut aussi aux maîtres du Bauhaus comme un procédé conclusif, en contradiction avec l'esprit synergique. Car il y a une décoration contemporaine: celle qui, au lieu de clore, contribue à ouvrir, à favoriser des passages. C'est le cas de POp'Art de Vasarely. C'est aussi celui du Pop'Art anglo-saxon, où le décoratif se veut assez désubstantialisé et assez « aberrant » pour ne pas ponctuer ni arrêter à soi.

 

1C5. Effacement de la « forme »

Tout compte fait, derrière la décoration ancienne, ce que le fonctionnalisme ébranle, c'est la « forme » : figure qui se détache sur un fond, se ferme sur elle-même, et se subordonne rigoureusement des parties intégrantes. Ainsi comprise, la « forme » a régi le monde classique en tous ordres, - comme l'agrégation de segments vitaux a nourri le monde primitif, - tandis que la synergie appelle une organisation où les sous-ensembles, au lieu de déployer une unité préalable, instaurent une unification toujours en cours à travers leurs actions réciproques. Nous parlerons en ce cas d'éléments fonctionnels, ou en fonctionnement. Tels sont les organes de nos dispositifs techniques, mais aussi les facettes du tableau cubiste, les notes des VARIATIONS OP. 27 de Webern, les parties du corps humain dans le SACRE DU PRINTEMPS de Béjart (en sa première version), le mot dans LA ROUTE DES FLANDRES de Claude Simon, les réalités mathématiques dans la théorie des ensembles, les systèmes dans la physique contemporaine.

L'architecture ne fait pas exception. Dans sa distribution et dans sa plastique, elle aussi se défie de la « forme ». Elle ne refuse pas d'avoir des bords, ni de s'articuler en figures simples, ni de renvoyer de ses sous-ensembles à ses ensembles. Mais elle répudie ce qui, en la festonnant ou l'axialisant, tendrait à la détacher sur un fond, à l'offrir comme une unité achevée, à lui subordonner directement et impérieusement des parties intégrantes. Du reste, structures et matériaux actuels, devenus synergiques à leur tour, l'orientent dans le même sens : ni les coques, ni les voiles, ni les ossatures à directions multiples ne favorisent la clôture « formelle ».

 

1C6. Effacement de l'objet

A moins qu'il faille généraliser encore, et que, derrière la « forme », ce soit à l'objet même que s'en prenne la synergie. L'objet, le mot le dit, est ce qui vient à la rencontre, ce contre quoi on bute, ce devant quoi on s'arrête. Or le nouvel environnement refuse les ancrages du monde ancien. Nos immeubles comme nos ustensiles s'affrontent moins qu'ils ne s'éprouvent par agissement. L'architecture des lieux de travail, de loisir, de repos devient plus ergonomique que contemplative. L'objet ramassait le geste en substance; l'œuvre moderne ameublit la substance en geste.

 

1C7. Effacement de l'emblématique

En tout cas, l'emblématique, fille de la substance, s'est tellement estompée dans l'architecture actuelle qu'il nous faut un effort pour nous rappeler, avec Sedlmayer, le rôle qu'elle a joué dans l'architecture ancienne, où elle ne se réduisait ni à la fonction, ni à la construction, ni à l'expression plastique. Indépendamment de leur orientation et de leur taux de courbure, la coupole signifiait pour le Byzantin la présence du ciel sur la terre, et plus spécialement l'œil de Dieu; le péristyle et le fronton distinguaient le public du privé, la tour marquait la franchise de la cité.

Or la flèche triomphale du pavillon français en 1958 à Bruxelles, ou la coupole cosmique de Buckminster Fuller à Montréal en 1967 parlaient par leur orientation ou leur taux de courbure, non en raison d'un langage préétabli, comme emblèmes. Cela tient au recul de la pensée mythique, ainsi qu'au pluralisme des valeurs. Mais cela tient plus encore à la synergie. Bon gré mal gré, l'emblème referme, il est dense, il transforme l'édifice en un objet spirituel aussi clos en son ordre que l'objet matériel dans le sien. Il est normal que nous l'ayons mis en veilleuse au profit de la fonction.

 

1C8. Allégement du matériau

Enfin, si le béton de Kenzo Tange montre assez que l'architecture de demain n'est pas vouée au matériau léger, - c'est affaire de climats, de matières premières, d'aspirations culturelles, - il est difficile de nier que les couvertures lourdes ont particulièrement convenu à un monde d'objets, de « formes » (ou de segments vitaux), d'emblèmes, de décoration conclusive, tandis que les couvertures légères (celles de Candela, de Sarger, de Buckminster Fuller, cf. « Cahiers du C.E.A. », I et II) conspirent avec les dispositions et les plastiques ouvertes. On comprend même que nous soyons obsédés non seulement de cloisons transparentes, mais de cloisons « immatérielles », telles les couvertures d'air soufflé. Ce ne sont point là des choix décisifs, mais des appels inscrits dans l'ordre des choses.

 

1D. La décentralisation de la technique synergique : l'architecture pluricentrique

 

Il suit de la notion de synergie que le pouvoir ne peut plus se distribuer de manière linéaire, ni concentrique, ni pyramidale, comme dans le monde ancien, mais que le réseau comptera des centres multiples, où les aires d'opérations se chevaucheront avec ampleur et intimité.

Aussi le nouvel ordre entraîne une concentration et une décentralisation apparemment contradictoires. D'une part, la complexité des actions et des informations exige un pouvoir fort, en particulier pour fixer les choix globaux de recherche ou de rendement : ce qui exclut le schéma féodal, cloisonné. Mais d'autre part, la même complexité interdit que les actions et les informations soient conduites jusqu'en un centre, où elles seraient élaborées, pour retourner ensuite à la périphérie; force est, tout en assurant leur lien, de les traiter autant que possible sur place ou avec les centres affins, ce qui exclut le schéma pyramidal de l'âge classique. C'est pourquoi nos empires industriels ne sont plus des empires. Même le pouvoir de décision ultime ne s'y détache pas au-dessus, comme un faîte. Au lieu de pomper à son profit actions et informations, il a précisément pour tâche de prendre les dispositions générales qui permettent aux unes et aux autres de s'échanger de la façon la plus directe entre elles. On comprend que, pour caractériser cet ordre, les sociologues aient été contraints à des néologismes, du reste insuffisants : polyarchie, polysynodie, etc.

Ce pluricentrisme, que reflètent toutes les œuvres modernes (le tableau de Degas, la musique de Stockhausen, la littérature de Robbe-Grillet, la chorégraphie de Robbins, la mathématique depuis la vulgarisation de la théorie des ensembles, et jusqu'aux systèmes de physique théorique) fait sans doute que l'architecte n'a plus grand-chose à attendre d'un urbanisme linéaire ou radioconcentrique. Ni de l'inondement de l'ambiance par l'édifice principal, cathédrale ou palais. Ni de la prévalence de la façade : les « faces » de la Villa Savoye se veulent équivalentes. Ni de la sécurité de la symétrie : à la Villa Savoye, la colonnade impaire oblige à contourner une colonne centrale pour accéder à la porte, qui perd ainsi sa sécurité axiale. Tout cela exprimait à merveille l'ordre grec et renaissant. Le Pavillon de la République Fédérale Allemande à Montréal, par Rolf Gutbrod et Frei Otto, illustre la situation nouvelle, lorsqu'il actionne des foyers multiples dans la distribution de ses espaces et dans les procédés de sa construction.

Enfin, comme on ne peut toucher à un élément du réseau sans concerner les autres, un progrès important sur un point entraîne une réorganisation du reste, en particulier des centres, qui sont donc non seulement multiples mais mobiles.

 

1D1. Architecture mobile et structure au sens strict

On veut alors que l'édifice soit non seulement apte aux développements, comme les maisons de Neutra construites pour recevoir et perdre leurs annexes, mais aussi aux recentrements, aux restructurations sur place. Ce qui peut avoir lieu de diverses manières :

1. Ou bien des containers inamovibles se prêtent à des fonctions multiples, moyennant des cloisons et des planchers mobiles: c'est la doctrine classique du plan libre.

2. Ou bien les containers deviennent amovibles mais cessent d'être vraiment de l'architecture: dans le système permutationnel commenté par Abraham Moles, seuls les bâtis, les ossatures, ont la consistance architecturale, tandis que les pièces d'habitation, les containers accrochés aux bâtis, font figure d'objets de série qui s'achètent, se vendent, se déménagent à l'intérieur du bâti ou d'un bâti à l'autre, voire de ville à ville, au même titre qu'une carrosserie d'auto.

3. Ou bien les containers amovibles ont la même consistance architecturale que les bâtis, à la façon des travées sur tours de Kenzo Tange, ce qui suppose des propriétés combinatoires, sinon des tours fixes, du moins des travées qui s'y accrochent transitoirement.

4. Ou bien enfin la combinatoire remonte jusqu'aux éléments de soutien, comme chez Yona Friedman; il y a dans ce cas structure au sens strict, c'est-à-dire que les éléments précontiennent suffisamment l'ensemble pour donner la loi de sa génération, et donc de ses réorganisations possibles.

Quoi qu'il en soit, nous sommes invités à une architecture à programmation incessante, où les plans comprendront toujours la prévision de leurs changements. Ceci ne fait qu'ajouter, dans nos œuvres, l'ouverture temporelle à l'ouverture spatiale déjà décrite. L'unité, propre au monde ancien, fait place à un processus d'unification perpétuellement en cours, jamais terminable, et dont la puissance d'intégration réside dans son devenir même.

 

1D2. Architecture codée et métadesign

Et voici la conséquence importante: si l'œuvre architecturale s'est depuis toujours présentée comme un message supposant un code et souligné par des redondances, cette distinction, préconsciente dans les techniques primitives et encore implicite dans la technique du XIXe siècle, passe désormais à l'avant-plan de l'édification et de la lecture du bâtiment, comme de tous nos objets techniques.

En effet, l'architecture est sollicitée d'opposer ses MESSAGES (tels choix et ordre de fonctions) et leurs REDONDANCES (les accents et soulignements qui font que la porte, la pièce, la maison, la place et leur ordre sont plus sûrement saisis comme tels), parce que les réorganisations synergiques provoquent un retard des redondances sur les messages qui crée, au sein de l'objet, de véritables contradictions. Les bâtisseurs ont alors le choix entre deux comportements contrastés : ou réduire les redondances en ne gardant que celles qui paraissent indispensables à la lisibilité de l'objet, dans l'esprit du fonctionnalisme; ou leur laisser, ainsi qu'aux messages aberrants, une liberté extrême, presque onirique, dans l'esprit du pop et du surréalisme: ainsi Brasilia.

Mais il y a plus essentiel, et c'est la distinction accusée entre MESSAGE et CODE.

1. Les impératifs techniques de la production industrielle : L'architecture synergique étant bien entendu un produit de masse, ses réorganisations ne peuvent modifier sans cesse la chaîne de production. Il importe donc de constituer des codes ouverts, comprenant des types de matériaux, des procédés de construction, des schémas d'espace-temps, des familles plastiques assez féconds pour que les évolutions du message y soient jusqu'à un certain point prévues et n'obligent pas à tout coup à des révolutions.

D'autre part, l'idéal n'est plus seulement de fabriquer en série des éléments à partir de matrices artisanales, mais, en vertu des réorganisations incessantes, de produire les matrices mêmes de façon industrielle, c'est-à-dire cybernétiquement. Ce qui suppose que les matrices s'obtiennent par des actions mettant en œuvre des droites et des arcs de cercle uniquement, sous peine d'entraîner des programmes spéciaux, qui réintroduiraient, à un autre niveau, les coûts et les systèmes de production de l'artisanat. Or une telle normalisation suppose aussi des codes ouverts.

2. Les impératifs culturels de la lecture architecturale : Et la normalisation est également la seule chance qu'a l'architecture d'encore transmettre ses messages. Comme Norberg-Schulz y insiste, on ne saisit une œuvre que si on possède assez son code pour que son message s'y détache. A cet égard, l'architecture ancienne avait de grandes commodités. Elle jouissait de codes si stables que, pénétrant dans une église de Bernin ou de Borromini, par exemple, on disposait d'une vue préalable du baroque assez nette pour sentir d'emblée ce que ces frères ennemis introduisaient chacun d'« incertitude délibérée », c'est-à-dire de message singulier.

Nous n'avons plus ces permanences. Les réorganisations synergiques contraignent à inventer des codes sans cesse nouveaux, et donc ignorés des habitants et parfois des bâtisseurs. Jamais l'homme n'a été aussi incapable de lire ses objets. C'est pourquoi le décodage de l'environnement devrait être un des apprentissages essentiels des humanités (il n'y a pas d'humanisme sans lecture des ustensiles). Mais surtout, il nous faut concevoir des codes - telle l'architecture mobile de Friedman - assez ouverts pour permettre aux messages de varier sans perpétuellement les détruire. La mutabilité cohérente est le seul fond sur lequel nos métamorphoses architecturales peuvent encore prendre relief.

Tout cela appelle la création de disciplines neuves. Alors que les codes anciens, presque fixes, demeuraient latents, les codes ouverts que nous sommes tenus d'établir exigent une réflexion systématique. Aussi certains théoriciens, comme Van Onck, voudraient-ils que se constitue, en plus du design, qui a pour thème la configuration des objets, c'est-à-dire des messages, un métadesign, dont le thème serait précisément l'explicitation et l'axiomatisation des codes. LA THEORIE DES SYSTEMES COMPREHENSIBLES et LA THEORIE DES MECANISMES URBAINS (publiées dans ces « CAHIERS du C.E.A. », 3.1 et 3.2) offrent un début de réflexion de ce genre mené par Yona Friedman sur sa propre architecture mobile.

 

1D3. Architecture planifiée et recherche opérationnelle

Encore l'explicitation des codes ne suffit-elle pas, et il faudra l'accompagner d'une prospective. Or, vu l'ampleur des projets synergiques, - telle l'architecture paysage, - cette prospective suppose les moyens de prévision immenses de la recherche opérationnelle. On sait le rôle qu'a joué dans la stratégie moderne, depuis le débarquement de Normandie, la collecte la plus complète des renseignements en tous ordres, non pour imposer l'image statique d'une situation, mais justement pour en ouvrir les virtualités. Elle ne dispense pas des décisions qu'aucune description ni aucune combinatoire ne sauraient suppléer. Mais elle fait en sorte que ces décisions soient le moins possible aveugles. Yona Friedman encore a essayé de lui fournir des programmes (cf. THEORIE DES MECANISMES URBAINS, C.E.A., pp. 34 à 43).

 

1D4. Architecture et design

Dans ce travail, nous nous sommes conformés au vocabulaire courant, selon lequel l'architecture s'occupe des espaces qu'on habite, le design des objets qu'on manipule. Mais en fin de compte, les deux disciplines deviennent inséparables. La logique du designer est de le conduire progressivement à une ampleur de vue où il rejoint les préoccupations de l'architecte. En retour, l'architecture synergique est obligée à une rigueur des méthodes (serait-ce dans son codage) qui l'oblige à la recherche fondamentale qui caractérise le vrai design.

 

 

2. L'HABITAT

 

Jusqu'ici nous avons décrit l'architecture contemporaine sans nous préoccuper de celui qui l'habite. Il est temps de nous demander s'il y trouve son compte. Non qu'il soit en mesure de modifier vraiment une logique si impitoyable. Mais il pourrait tenter de la freiner, ou du moins de lui trouver des diversions.

 

2A. Question 1 : L'architecture synergique assure-t-elle l'enveloppement et la chaleur dont a besoin le vivant ?

 

Le mammifère qu'est l'homme a été conçu dans la sécurité d'une matrice, dont il garde, comme l'a montré la psychanalyse, un souvenir inoubliable. Quels que soient les élargissements successifs d'espace et de temps auxquels le convie l'existence, il veut conserver cet abri à la fois continu et de toutes parts, et l'architecture a pour première mission d'être une matrice agrandie. Or il semble que l'environnement que nous avons décrit ouvert, décentralisé, en réorganisation perpétuelle, n'offre plus cette sécurité. Alors se dessinent trois réactions.

A. Sans nier la fatalité de la synergie dans le monde technique, on tente d'y soustraire l'architecture, qui serait même, au milieu de l'instabilité générale, le seul garant de l'équilibre. - Mais nous avons vu qu'il n'y a pas d'à-côtés du réseau, et que l'architecture se borne à le réarchitecturer.

B. Il se trouve aussi des partisans d'une solution moyenne, selon qui, dans une architecture en mouvement, s'inséreraient des îlots de permanence: pièce dans la demeure, maison dans le quartier, quartier dans la ville et, pourquoi pas, ville dans la région.

Et effectivement, il n'est pas impossible, sur le réseau, d'articuler des réserves : réserves de nature pour compenser son artifice, réserves de désordre naïf pour compenser sa rationalité. Elmar Wertz a bien souligné, dans une communication au Congrès d'Esthétique de Liège en 1966, ce besoin d'humus, de racines folles et presque de désordre qu'a l'enfant, et l'adulte dans la mesure où il a été enfant. Il importe néanmoins de ne pas juxtaposer deux architectures étrangères qui écartèleraient l'habitant.

C. Personnellement, nous nous demandons si le réseau synergique ne propose pas une enveloppe d'un nouveau genre. Car enfin, le fait qu'il ait à être ouvert, mobile, discontinu (parce que codé, donc réductible à des éléments purs) peut donner à croire qu'il bouscule et découvre sans relâche celui qui s'y meut. Mais il se pourrait également que ces caractères, acceptés sans compromis et ainsi portés à leur cohérence, développent des vertus, et en particulier une sorte de paraître-à-travers, de transparence active (parere trans) dans l'espace et dans le temps, où tous les phénomènes se désigneraient l'un l'autre, où l'ici renverrait indéfiniment à là-bas, et là-bas à ici. Si bien que se retrouverait, dans l'extrême discontinuité, le sentiment d'être de partout attendu et répondu qu'on est en droit d'espérer de la matrice domestique et urbaine, et que le bâtisseur d'autrefois poursuivait par la conclusion, la stabilité et toutes les astuces du continu.

 

2B. Question 2 : L'architecture synergique assure-t-elle le recueillement dont à besoin la personne ?

 

Dans nos pays depuis les Grecs, et surtout depuis la Renaissance, l'homme, intériorité substantielle, devait enfanter une architecture objectale, en présence de laquelle il trouvait consistance et recueillement. La synergie, en diluant l'objet, ne favorise pas cette vue. Ici encore on peut refuser l'inévitable, ou au contraire se demander si un autre type d'humanité n'est pas en train d'éclore.

A l'opposé du monde classique, formé de substances qui entretenaient des relations, la science, la technique, l'art contemporains nous proposent un monde de relations qui, en certains points et en certains moments, se nouent en substances. Il n'est donc pas étonnant que nous soyons devenus nous-mêmes non plus tant des unités déjà faites que des unifications toujours en cours; non plus des âmes médiévales à l'abri du monde, ou des monades leibniziennes qui seraient des mondes, mais des relations du monde et du langage. Ainsi, au lieu de nous définir contre les choses, nous voilà sollicités à nous saisir sur elles, parmi elles; à nous départir des privilèges du privé pour accéder à une sorte d'intimité partagée, semi-publique.

Si l'on consent un bref détour par les sciences de l'homme, et qu'on y pointe les représentants les plus saillants de ces dernières années, - Lévi-Strauss, Lévinas, Lacan, Foucault, Derrida, c'est-à-dire le structuralisme, la phénoménologie, la psychanalyse, la dialectique historique, la linguistique sous leur forme récente, - on les voit conspirer pour définir un être humain plus relationnel, plus disponible, plus substituable, plus purement « je » (cette mise en question du « moi »), cherchant son intériorité dans le mouvement des choses et des signes.

Alors, l'homme ne serait pas définitivement désaffecté, comme l'appréhendait Günther Anders. Il ne serait point dépassé, suranné (anti-quiert) par des objets plus jeunes que lui, et devant lesquels il éprouverait une « honte prométhéenne ». Il aurait seulement quelque retard sur la nouvelle figure que son monde et son action lui proposent de lui-même, - et qui s'est profilée le jour où le flash photographique a remplacé le portrait.

 

 

3. L'ARCHITECTURE COMME POLITIQUE

 

Nous l'avons vu, il n'y a plus de construction individuelle satisfaisante. D'abord, la demeure ouverte s'inscrit dans une architecture-paysage dont elle ne peut s'abstraire. Ensuite, le bâtiment codé suppose un système de normalisation mobilisant tous les intérêts collectifs; et sa recherche opérationnelle est inconcevable sans un budget d'Etat. Enfin, nous venons de conclure que l'habitant se socialise, se tisse, jusqu'à l'intime, du réseau relationnel. Il n'y a donc plus d'accomplissement architectural sans une politique d'aménagement du territoire.

Mais quelle politique ? Puisqu'il s'agit de décision à long terme, l'anarchie serait pernicieuse et on attend, pour les options globales, un pouvoir de décision très fort. En même temps, comme le réseau synergique colle au terrain et suppose des connections latérales rapides, tout ce qui ne relève pas des décisions d'ensemble appelle une organisation décentralisée. Bref, on songe au régime, déjà décrit plus haut, de certaines industries de pointe, avec pourtant une différence : dans l'entreprise commerciale, les décisions sont sanctionnées par le rendement, tandis qu'en matière d'architecture elles ne peuvent s'apprécier ni en bénéfices, ni en efficacité brute, - par exemple en mètres cubes disponibles par tête d'habitant, - ni même en circulation informationnelle dans le dispositif créé. La réalité dernière est ici l'espace-temps vécu par un habitant. Elle répond ou ne répond pas à des visions du monde actuelles ou en gestation. Bref, serait-ce pour être efficace, elle dépend des options existentielles des individus et des groupes.

Ainsi, et les pouvoirs suprêmes de décision et les centres locaux ont à tenir compte de faits mais aussi de choix incessants, particulièrement imprévisibles, que ceux mêmes qui choisissent arrivent mal à formuler. En d'autres mots, une politique architecturale suppose la mise en place de dispositifs pour la consultation et la structuration des désirs.

Il serait prétentieux de vouloir décrire d'avance ces dispositifs, qui seront l'essentiel de l'invention politique dans les années qui viennent Contentons-nous de rappeler une expérience assez convaincante. Lors de la construction de la gare souterraine de Varsovie, Zoltan avait constitué un échantillon représentatif des usagers du métro. Le groupe se réunit régulièrement et émit ses avis pendant toute la durée des plans et des travaux. Cette façon de faire avait l'avantage d'articuler trois instances généralement sans échange : le pouvoir public définissant le programme d'ensemble avec son financement, les techniciens aptes à inventer des solutions et à les concrétiser, le public à la recherche de ses choix existentiels. Et cela non sous forme d'une consultation unique, mais d'une maturation lente, où les trois instances, auxquelles se joignaient les leçons du travail en cours, réagissaient l'une sur l'autre, dialectiquement.

De même, Elmar Wertz a conçu un moyen métrage, d'une demi-heure environ, pour montrer la menace qui pèse sur la région d'Offenburg-Kehl du fait de l'expansion démographique et industrielle. Le film n'a pas pour but de présenter des solutions, à la manière paternaliste de l'urbanisme corbusien, mais seulement de sensibiliser les habitants, les autorités, les techniciens, et de faire réagir. Les réactions, pour n'être pas trop sollicitées, sont recueillies par des sociologues qualifiés. On espère qu'il s'en dégagera une orientation assez nette pour que puisse être entrepris un second film abordant des problèmes plus précis; d'où de nouvelles réactions, un nouveau film, et ainsi de suite.

Ces techniques de démocratie directe devraient être adaptées aux intérêts et aux compétences des divers groupes sociaux, qu'il s'agisse d'une maison, d'une école, d'une église, d'une usine, d'un barrage, d'un nœud ferroviaire, routier et aérien, et surtout, car cela commande tout le reste, du choix des codes dans leur généralité.

 

Henri Van Lier

L'Architecture synergique

in Cahiers du Centre d'Etudes Architecturales, 1968

 
 
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