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Texte de l'auteur (25 pages) en PDF
 
Résumé (8 pages) + Exercices (3 pages) en PDF
 


ANTHROPOGÉNIE GÉNÉRALE
 


QUATRIÈME PARTIE - LES ARTICULATIONS SOCIALES
 


Chapitre 30 - LA GALAXIE DES X-MÊMES
 



 


TABLE DES MATIÈRES
 


Chapitre 30 - La galaxie des X-mêmes
 
30A. Le X-même clanique et tribal du MONDE 1A non scriptural
 
30B. Le X-même conjonctif du MONDE 1B scriptural
30C. Le X-même intégral du MONDE 2 grec
 
30D. Le X-même pudique du MONDE 2 romain. Ipséité. Propriété. L'oeuvre et la gloire
 
30E. Le X-même glorieux du christianisme apocalyptique
 
30F. Le X-même opératoire du christianisme cocréateur. Le sujet d'inhérence
 
30G. Le X-même zoomorphique de la Renaissance. Convenance et propreté
 
30H. Le X-même à corps barré du rationalisme bourgeois
 
30I. Le X-même autoengendré du nous-je romantique
 
30J. Le X-même entre MONDE 2 et MONDE 3
 
30K. Le X-même universel et fenêtrant-fenêtré du MONDE 3
 
30L. Le X-même hominien parmi les autres X-mêmes de l'Univers
 
 
 

 
 
 
 
Chapitre 30 - LA GALAXIE DES X-MÊMES
 
 
 

La notion de X-même a été introduite une première fois pour conclure la première partie d'Anthropogénie, sur les bases d'Homo <11K>. En effet, quelle que soit sa culture, un spécimen hominien comporte une dimension par quoi il peut dire ou gesticuler "mon" à l'égard de "ton" et de "son" ; "je" à l'égard de "tu" et de "il". Puis, plus tard, "ça je moins" à l'égard de "ça je davantage", quand il exprime d'un mot ou d'un geste : "ce n'est pas ça que je pense", "c'est bien ça que je pense". Correspondant au "même" et au "propre" latin, le eigen, eignen germanique a l'intérêt de bien marquer les rapports entre la singularité, l'appropriation et la caractéristique particulière. Sa racine indo-européenne, qui l'apparente au vieil indien îse, que Kluge traduit par besitzt (possédé, dominé), montre aussi le rapport du "même" au passé, tantôt prétérit, tantôt parfait.

Dans la désignation X-même, " même " indique alors les continuités et les prépondérances bio-techno-sémiotiques de "je-mon", de "tu-ton", de "il-son". Et " X " signale que l'unité obtenue n'est pas un centre, ni une substance, ni un vide pointables, mais seulement une résultante des actions-passions du spécimen envisagé ; résultante plus unitaire ou plus plurale, plus stable ou plus instable selon les cultures. Le trait d'union " - " entre même et X veut marquer à la fois cette résultance et son intimité. Il va de soi que pareille circularité est l'affaire de fonctionnements (biologiques, techniques, sémiotiques) <8A>, mais qu'elle dépend largement aussi d'un certain surplomb de la présence-absence, avec ses fantasmes, ses thématisations et ses idéations <7I4,8B9,8D>.

On voit donc l'enjeu du présent chapitre. Si l'on admet l'articulation du spécimen hominien en aval et amont <11A>, nos chapitres précédents ont éclairé surtout l'aval des accomplissements d'Homo : tectures, images, musiques, dialectes, écritures, théories, ethos, ethnies, etc. Il s'agit cette fois de se centrer sur leur amont, dont notre chapitre 11 nous a expliqué que ce sont, rappelons-le : les schèmes corporels <11B>, les images du corps endotropiques et fantasmées <11D>, les démultiplications rythmiques en noyaux, enveloppes, résonances, interfaces <11F>. Et cela de façon chaque fois différente à travers les MONDES 1, 2, 3.

Cet examen n'est pas simple, parce que, pour qualifier les phénomènes endotropiques d'un amont, on est bien obligé d'invoquer les phénomènes exotropiques de l'aval où ils se manifestent. Pour atteindre les amonts des X-mêmes du MONDE 1 ou 2 ou 3, nous citerons des images, des musiques, des textes, des écritures, des théories, mais cette fois non tant pour eux-mêmes que pour ce qu'ils révèlent ou trahissent justement des schèmes corporels, des images endotropiques fantasmées du corps, des distributions en noyaux, enveloppes, résonances, interfaces dont ils procèdent. Avec donc une attention particulière à ces avals très révélateurs d'amonts que sont, dans un "MONDE", ses notions de la partition-conjonction sexuelle et généralisée <7H2-3>, de la naissance et de la mort <11N>, de l'oeuvre et du sujet d'oeuvre comme stances du X-même <11I1-4>. Travail exigeant, mais pas impossible.

 

 

30A. Le X-même clanique et tribal du MONDE 1A non scriptural

 

Les figures 11 à 14 du Do Kamo de Leenhardt donnent à voir que le Calédonien de son temps est un kamo, un vivant parmi tous les vivants, qui "ignore son corps", lequel "n'est que son support". Bien plus, son "personnage" est une collection de relations-rôles, ab, ac, ad, ae, af, qui chaque fois ont un terme commun a, par quoi il y a un même, mais qui ne renvoient nullement à un ego central. Ainsi, le Canaque de Leenhardt appartient à de multiples étendues, faisant de lui un arbre ici, une source là, une herbe encore là-bas, "la montagne" un peu partout ; et à de multiples durées selon les états inhérents à chaque activité ; pas question d'un espace et d'un temps abstraits, homogènes et mesurables de manière cardinale ; l'accusé ne proteste pas si on lui impute un crime commis à distance pendant son sommeil. Chacun est désigné par des noms différents selon ses fonctions-étendues-durées diverses : une dizaine de noms au moins pour le grand chef des Houaïlou appelé A dans ses discours de pilou (où il parle au nom des ancêtres), B dans les propos de peuples voisins et dans les légendes, C pour le gouverneur, D pour ses grands-pères, E pour ses frères, F pour les soeurs de ses frères, etc. Dans les couples petit-fils/grand-père, neveu/oncle utérin, mari/femme, il ne s'agit pas de deux termes ayant chacun une relation à l'autre, mais plutôt de deux moitiés (aspects) d'une relation originelle qui jouit d'un statut langagier spécial, celui de la dyade, qu'on ne confondra pas avec le simple duel grammatical (2 = 1 + 1) qui en advint dans le grec classique en raison de la technicisation de la société. Ici, "un est une fraction de deux". Pas non plus de temps présent/passé/futur par rapport à un présent du locuteur, puisque celui-ci est pluridimensionnel. Enfin, partout, il y a prédominance des verbes d'état, l'état étant commun aux choses et à Homo.

Semblablement, les Africains noirs traditionnels, qui se meuvent pourtant dans des étendues et des durées beaucoup plus distinctement articulées, éprouvaient leur corps comme un foyer conducteur sans cesse traversé de renflements et de dépressions de forces venant de partout. Aussi, les démultiplications rythmiques de leur X-même s'opéraient selon des noyaux denses, multiples et transitoires, des enveloppes organiques reptiles, des résonances épaisses, moyennant des interfaces à transductions lourdes. En tout cas, leur contour corporel et donc aussi leur corps propre s'activaient et se passivaient osmotiques et fluctuants. Dans la danse et la musique, la continuité entre les vibrations du ventre et celles du tambour en fut une manifestation aussi claire que la polyrythmie. Les Polynésiens (Trobriandais) et les Amérindiens (Hopi) fournissent d'innombrables variantes intermédiaires de ce que nous venons de rappeler des Néo-Calédoniens et de beaucoup d'Africains noirs.

Dans tous ces cas, la copulation, croisement du "mien" et du "tien", semble peu chargée de significations cosmologiques, témoins les fous-rires que déclenchaient, dans les années 1950, les cours de phénoménologie du coït dans les facultés de sciences humaines du Congo-Zaïre. Parfois, les positions d'accouplement étaient sévèrement réglées par rapport à la porte de la case, mais c'était en raison d'une cosmologie générale, qui répartissait le masculin et le féminin selon les forces de la lumière et de l'ombre projetées, et non d'une disposition proprement copulatoire. D'habitude, la réserve et la révérence affectaient moins telles parties du corps qu'elles ne portaient sur la distinction de l'organisme hominien comme tel (techno-sémiotique) d'avec l'animal (naturel), en brisant par quelques signes (distanciateurs) la nudité ; y suffisaient une ceinture mince à la hauteur du nombril, ou l'huile et la terre "revêtantes" chez les Noubas de Kau.

Pour ces X-mêmes du Monde 1A ascriptural, la mort ne pouvait être ponctuelle. Non articulée par une écriture, l'énergie vitale ubiquitaire, le "kamo" néo-calédonien de Leenhardt ou la "force" africaine de Tempels, ne connaît que du plus et du moins, sans délimitation sèche. Dans le bassin du Congo, le défunt s'estompe sur la durée de trois ou quatre générations. En Nouvelle-Calédonie, le spécimen décédé devient un bao, délivré de ses fonctions patentes, "de-functus" comme le fou <26F1>, mais continuant une existence à la fois "pourrie" et divine ; les générations se succèdent par trois, et l'arrière-petit fils est donc le frère de son bisaïeul. Du reste, le décès n'est jamais accidentel ou biologique, mais résulte du conflit entre des forces techno-sémiotiques, environnementales ou magiques <4D>. La fille de ce chef Minianka meurt dans la soirée d'une balle perdue au cours d'une danse, parce que dans la journée de chasse une femelle animale gravide a été tuée d'une balle ; bien que chérie de son père, elle sera ensevelie à la sauvette.

Pourtant, l'anthropogénie ne conclura pas que le X-même non scriptural, qui n'a pas d'enveloppe fermée, ignore la singularité, et donc toute propriété de son oeuvre et de ses organes. En Nouvelle-Calédonie, l'organe du sexe n'avait pas de dénomination, mais était dit "le sien" ; combinant peut-être ainsi l'intensité inaliénable (propre) de la jouissance et le tabou de dénomination d'un organe qui, s'il ne concernait pas la procréation (dont le mécanisme était ignoré), était pourtant par excellence celui du Couple bisexuel, aspect éminent de la Génération-Physis néolithique <14D>. Les oeuvres, que ce fût une sculpture, un taro planté par une femme, la terre emportée par une crue à grande distance mais sur laquelle son propriétaire s'est laissé entraîner sur un bois flottant, ne pouvaient être appropriées ou copiées par un autre. Ainsi en va-t-il à Buka (Iles Salomon) de la phrase musicale que chacun compose pour soi (ou se fait composer) comme signe d'identité ou du moins de reconnaissance. La dette est encore si intime qu'elle s'appelle "vie", et que le débiteur abandonne une parcelle de sa "vie" chez son créancier. Les propriétés sont possédées par des groupes : cette chasse appartient au totem, ces arbres à ce clan, ces branches à un ou quelques membres du groupe ; mais, comme y insiste Leenhardt, à qui nous empruntons ces faits, il n'y a jamais là des propriétés collectives, puisque "le Canaque ne connaît pas de groupe ou de masse anonymes" ; le totem, le clan, ses membres sont singuliers.

La fluence du X-même préscriptural se confirme dans de nombreuses formes du chamanisme, sibérien et amérindien. Le soi du chaman circule et se transmue couramment entre ce monde-ci et d'autres. De même, celui à qui il porte secours a souvent été ravi dans un monde ailleurs, d'où il faut le ramener à soi ; ou bien il a cessé d'être suffisamment soi par des présences dont on entend le défaire. Le vaudou, culte des Vodun (initialement dahoméens) de l'Afrique et de l'Amérique noires, ne suppose pas moins d'altérations radicales des X-mêmes, puisque, grâce à l'aide du prêtre et des "femmes tranquilles", l'initié y est chevauché si intimement par le dieu qu'il s'y apparente extatiquement. Et, même quand les forces envahissantes sont maléfiques (par exemple les esprits ancestraux de tribus étrangères) c'est par une transe réglée où son soi est secoué jusqu'en ses racines que le patient s'en débarrasse. Toutes ces forces qui assaillent, pénètrent, bâtissent les acteurs vaudous et chamaniques ne sont pas là seulement le temps d'une cérémonie, elles s'activent-passivent d'instant en instant dans la vie du X-même préscriptural. Vaguantes et plurielles, le rendant vaguant et pluriel d'autant.

 

 

30B. Le X-même conjonctif du MONDE 1B scriptural

 

Les écritures conjoignent des signes, et même des traits graphiques élémentaires (traits vertical, horizontal, oblique, courbe), et font donc de la conjonction articulée d'éléments distincts, et même distinctifs, un modèle universel. A leur contact, les schèmes corporels, les images corporelles endotropiques, le corps propre, bref l'amont d'Homo, deviennent eux aussi conjonctifs, voire proprement copulatoires. Comme le trait dans la lettre, comme la lettre dans la syllabe et la syllabe dans le mot, le X-même du MONDE 1 des empires primaires fut d'abord un élément d'un couple complémentaire, quasiment syllabique, masculin/féminin. Et cela avec une intensité et une explicitation qui s'alimentaient à la découverte et à l'enthousiasme d'écritures encore intenses <18B>. Cette ferveur eut un contenu différent selon les destins-partis d'existence <8H>de Sumer-Akkad, de l'Egypte, d'Israël, de l'Inde, de l'Amérique précolombienne, de la Chine, du Japon.

 

30B1. Le X-même conjugué égyptien. Le préalable sumérien-akkadien

 

La portée cosmogonique du couple dans les empires scripturaux articulatoires s'est annoncée depuis - 3000, en Mésopotamie. Dès les premiers états de Gilgamesh et Enkidou (-1500), c'est après s'être accouplé pendant six jours et sept nuits avec la Joyeuse, la courtisane, qu'Enkidou passe de l'état sauvage aux raffinements de l'état civilisé. Même mariée (achetée), la femme mésopotamienne voit ses frasques sexuelles intermittentes pardonnées par le mari dans la Jurisprudence de Hammourabi, - seule la "coureuse" et "ruineuse" y est à mort, - et elle peut à tout moment choisir de passer à l'état de courtisane, tant les comportements hétéro et homosexuels, à condition d'être non violents, sont exaltés comme la félicité vitale suprême. Mais en même temps la courtisane fait une faute entendue comme faux pas, bronchement ou excès cosmogoniques <6G1>, celui de se priver de la génération et de la protection stables d'un foyer conjugal, lequel est la pièce maîtresse de l'ordre des choses. Pour autant, tout comme l'épouse, elle s'inscrit (est écrite) dans un Destin, c'est-à-dire dans des décisions (divines-naturelles) qui croisent Ciel et Terre, astrologiquement. Symboliquement, au lieu de résider dans une Demeure conjugale, elle habite les anfractuosités des murs d'enceinte, entre la culture de la ville et la sauvagerie de la nature.

Trois siècles environ après ces textes de Gilgamesh, une vision du couple égyptien idéal du temps d'Akhenaton est fournie par la tablette égyptienne du Musée de Berlin dite Stèle de la théologie amarnienne (n¡14145), datée de -1360. Assurément, c'est une image, donc une représentation exotropique, mais la technique employée, celle de cernes profonds et fortement ombreux, "endotropise" la figure, et évoque irrésistiblement la proprioception des corps gravés. Si Akhenaton et Néfertiti, avec chacun un de leurs enfants sur les genoux, se font face, s'opposent, cependant ils sont unis scripturalement, copulativement, cosmogoniquement par l'identité des traits qui tracent leurs membres, les hiéroglyphes et les rayons du Soleil. Selon cette syntaxe universelle, absolument tendue et focalisée, leurs noyaux, leurs enveloppes, leurs résonances, leurs interfaces ne sauraient que survivre à la mort, perpétués à travers l'inscription funéraire, la momie, la demeure inébranlable du tombeau, en un éveil contrastant radicalement avec la torpeur attribuées aux morts mésopotamiens. C'est vrai, par certains aspects, la conjugalité d'Akhenaton et de Néfertiti, à base d'un certain monothéisme, sera bientôt considérée comme hérétique ; mais celle de Ramsès II et de Néfertari, qui y fait écho, montre qu'elle a seulement porté au paroxysme une perception égyptienne constante. Le hiéroglyphe que note Champollion pour "phallus" est un pénis horizontal très linéaire, mais prolongé par un jet de sperme courbé vers le bas ; l'organe n'existe qu'avec sa fonction conjuguante.

L'idéal copulatoire mésopotamien, plus libre, et l'idéal égyptien, plus astreint, s'expliquent en partie par le fait que le premier nous est connu par des textes nombreux et capables de nuances interdites aux images. Mais peut-être aussi partiellement par l'opposition cosmogonique des deux écritures : la combinatoire de la cunéiforme, plus ouverte, la vectorialité de la hiéroglyphique, plus rigide.

 

30B2. Le X-même adhésif hébraïque

 

La Genèse israélienne propose elle aussi l'exaltation du X-même comme élément d'un couple syntaxique. Mais cette fois l'écriture exemplaire, l'hébraïque archaïque, contemporaine de la phénicienne et relayée par l'araméenne, est contractuelle <18C>, d'un contrat pathétique, et elle trace l'accouplement d'Ish et d'Isha (Adam et Eve) adhésivement, comme un "collage". Cette cybernétique copulatoire envahit l'épistémologie, où la connaissance consiste à "pénétrer" l'autre par adhérence, dans l'Exode ; l'Arbre où se connaissent le bien et le mal est habité par l'insinuant, le serpent ; la vérité hébraïque, au contraire de la droiture égyptienne, est faite de détours : les patriarches rusent avec leur environnement, avec leur entourage, même avec Yaweh-Adonaï. L'odorat est prévalent, et l'intention hostile consiste à "puer devant". La parole commence par une rétention prolongée avant d'exploser. Dans la traduction de la Bible par Chouraki, "crier" et "vociférer" interviennent là où nous attendrions "parler" et "dire".

L'adhérence-différAnce du contrat pathétique est là si fondamentale qu'elle supposa dans les schèmes corporels, dans le corps propre, dans les représentations corporelles endotropiques l'élection biblique passionnelle. Celle-ci fomenta les altercations, provocations, apostrophes, interpellations <11L1> incessantes du "testament" entre Yaweh-Adonaï, son peuple et ses prophètes. Le goï fut le non-élu, jusqu'à l'apartheid des deux pourîm du Livre d'Esther.

Et pour ce X-même hésitant entre nomadisme et royaume, les interfaces devinrent plus importantes que les noyaux, enveloppes et résonances ; les nombres et les textures que les structures. Il ne se prétendit immortel que fort tard (la date d'entrée de l'immortalité dans la pensée juive est en discussion), et peut-être sous des influences externes. Par contre, dans la lecture de la Loi écrite, le sperme des pères et le sang des mères construisit entre les générations la filiation mémorante (adhésive) du "A genuit B" qui est le fil de l'Ancien testament, et qui ouvre encore le Nouveau testament chez Matthieu, toujours immergé dans l'hébraïsme.

 

30B3. Le X-même métempsycotique indien

 

Nous avons vu que l'Inde indo-européenne, qui adopta l'écriture contractuelle araméenne, la réintensifia dans la nâgarî <18E1>, au profit de la subarticulation indéfinie, qui est son destin-parti d'existence <8H>. Les noyaux, enveloppes, résonances, interfaces du X-même ont alors inlassablement proliféré en sous-noyaux, sous-enveloppes, sous-résonances, sous-interfaces, comme en témoignent les distinctions infinies des facultés et sous-facultés de la psycho-sociologie indienne. Ou les positions d'accouplement proliférantes et omnidirectionnelles du Kama-Sutra et de Khajuraho.

Le X-même indien fut démultiplié au point de se concevoir en métempsycose avant sa naissance et après sa mort, mais aussi au cours de cette vie-ci, participant à de multiples vies humaines "autres", et même animales, et instaurant une substituabilité remarquable du "je", du "tu", du "il". Cependant, en raison de la syntaxe ostensible du sanskrit, langue indo-européenne, il ne perdit jamais son unité intense, et celle-ci prit la forme d'un "sva", en une sorte de "mêméité" vaste et protéiforme dans l'espace et dans le temps ; la "grande année" indienne est immense jusqu'à l'infini : 111111...<28B1>. On ne saurait donc traduire sans commentaire "sva" par "soi" ou par "self", bien que les trois mots soient linguistiquement apparentés.

 

30B4. Le X-même enchâssé précolombien

 

Jamais autant que dans les empires primaires précolombiens, le X-même hominien n'a été "dans" les choses, comprimé "en" elles, à la façon dont l'écriture maya comprime ses signes imagés, dont l'écriture aztèque se meut constamment entre signe graphique et rébus <18B2c>, dont le quipou inca enserre l'histoire du peuple dans ses noeuds. Chez les Olmèques, des sculptures montrent une première tête s'enchâssant dans une seconde, hominienne ou animale (jaguar ou serpent) ; à Chavin de Huantar, deux têtes se faisant face partagent un nez, une bouche, deux yeux : images exotropiques traduisant assez les imbrications endotropiques de l'amont des "je", des "tu", des "il" amérindiens. "S'embrassant face à face, ils allongèrent leurs bras, puis moururent tous deux", dit le Popol Vuh (22), pour lequel chacun (chaque un) est terme d'un couple, d'un doublet de sexe, de pouvoir, de fonction, de symétrie, de parallélisme. Bouche devant-dans d'autres bouches.

Nulle part les noyaux n'ont été si denses ; les enveloppes si serrées et récurrentes en gousse et en épi, comme celles du haricot et du maïs, cette "matière de la chair humaine" ; les résonances si lourdes ; les interfaces à transductions si lentes, épaisses comme la "salive de la génération", comme le sang : quiq en maya est en même temps le sang et la gomme élastique de la pelote. Jusqu'à l'apnée. Jusqu'au martèlement inlassable de la danse sur place ou l'immobilité du silence de certains sages indiens d'aujourd'hui. Les dieux eux aussi comprimés, souterrains et foulés autant que célestes, vivant du même sang-gomme. La durée du X-même précolombien finit par culminer dans la compacité de son présent, arrachant et recueillant les coeurs chauds des victimes, "sous la fourche de l'aisselle". La conjonction sexuelle devait être là une décharge, une perte momentanée dans la circulation des énergies cosmiques, supposant une séduction, une ruse, même quand elle advenait à des dieux (Popol Vuh,36).

 

30B5. Le X-même chinois convertif

 

En Chine, le X-même fut essentiellement dual, la dyade se polarisant seulement chez Homo mâle et Homo femelle par la dominance relative d'un des deux pôles, yin ou yang, en conversion réciproque (yi). Les traités d'érotique comme ceux de l'écriture ont inlassablement détaillé les mêmes dosages subtils, les mêmes souplesses, les mêmes contournements, les mêmes fluidités des schèmes corporels, des représentations corporelles endotropiques d'un X-même qui n'eut jamais la prétention d'immortalité des scribes égyptiens, hiéroglyphiques. Ni la naissance ni la mort chinoises ne donnèrent lieu à de vraies métaphysiques. L'archaïsme que prônait Confucius n'était pas le maintien des morts, bel et bien disparus, mais celui des courants éternels dont les jeux avaient produit leurs formes provisoires.

La Chine a écrit "je" par deux idéogrammes : WO et YI. Ils doivent retenir l'anthropogénie parce qu'ils éclairent quelque chose du X-même hominien en général. Primitivement, le caractère WO croisait deux hallebardes, qui signalent assez que "Je" vs "Tu" vs "Il" n'existe qu'en des r-en-contres <3intr>. Le caractère YI (autrement prononcé que le Yi, conversion, du Yi King) superposait le signe du souffle à celui de la bouche, désignant "Je" comme foyer, celui du souffle sortant de sa bouche. On peut croire que ces deux idéogrammes formaient couple. L'intimité du souffle proféré (YI) et le croisement avec d'autres sources (WO) se complétant pour former un X-même momentané.

 

30B6. Le X-même annulé japonais

 

En concordance avec une écriture qui juxtapose l'idéographisme chinois et le phonétisme, le X-même japonais consista en retournements brusques, foudroyants, selon le destin-parti d'existence général de l'intervalle, ma, l'éclair vide entre deux états. Les représentations endotropiques des corps japonais ont été remarquablement suggérées par les images érotiques de l'époque Tossa : jeu d'organes presque abstraits dans leur pouvoir d'interfaces, plus que de noyaux, d'enveloppes ou de résonances. Avec un privilège donné à l'orgasme, comme présent d'annulation, alors que nous venons de le rencontrer comme présent de compacité dans l'Amérique précolombienne.

 

30B7. Le X-même voilé arabo-islamique

 

Comme tout dans l'Islam, le X-même selon le Coran se tient sous une transcendance, une verticalité, un monothéisme absolus. A tel point qu'il n'a vraiment ni enveloppes, ni noyaux, ni résonances, ni interfaces. Comme les "signes" coraniques, sa fonction est d'être voile, c'est-à-dire à la fois dissimulation et apparition, position par dissimulation translucide, ne pouvant donner lieu qu'à fulgurations ; la fulguration est le temps propre au voile. Ici le nu et la dénudation ne sont pas affaire de réserve et de pudeur, d'un aval livrant un amont, mais de métaphysique et d'épistémologie.

La copulation des X-mêmes sexués, leur "labour fécond" (2,223), ne saurait donc être cette conjonction spatio-temporelle d'éléments qu'elle est dans l'Inde des positions du Kama-Sutra, ou dans la Chine des échanges dosés du Yin et du Yang. Dans cette culture du voile, le coït est une double "vêture", de la femme par l'homme, de l'homme par la femme (2,187), où l'expérience orgastique, sacrée quand elle "frémit d'Allah" (2,223), le matriciant, le matriciel, détourne l'attention des dispositions copulatoires. Parmi celles-ci on voit seulement que l'"interdiction du dos de la mère" fantasme le coït dorsal, lequel ne compromet pas la transcendance comme le fait l'immanence du coït affronté. Dans cet évitement de face à face, les conseils sexuels s'adressent à l'homme, jamais à la femme, et plusieurs traditions islamiques excluront l'orgasme bisexuel par l'excision du clitoris et des petites lèvres. Du reste, c'est en général que le regard islamique ne rencontre pas plus d'autres regards qu'il ne perce le Coffre d'alliance. Les livres d'érotique attribuent une importance prédominante aux odeurs, qui compromettent moins la transcendance que le visible ou l'audible. En tout cas, n'ayant ni dedans ni dehors, ni aval ni amont, le X-même arabo-islamique n'est pas dénudable ou violable : "Je suis assez ganté par ma langue pour n'être jamais nu, même déshabillé", dit un témoin. Et c'est pour n'avoir pas trouvé de traduction arabe de "viol" et "violer" qu'Edward Hall, résidant alors au Caire, fut conforté à écrire The Hidden Dimension.

 

* * * * *

 

On remarquera que notre bref parcours des empires primaires, où le X-même devient scriptural intense ou contractuel, propose des cybernétiques variées : focalisation linéaire égyptienne, adhérence insinuante juive, subarticulation métempsycotique indienne, compacification précolombienne, conversion chinoise, basculement japonais, voilement-fulguration arabo-islamique. C'est là une panoplie topologique non exhaustive, mais très couvrante.

 

 

30C. Le X-même intégral du MONDE 2 grec

 

Parmi des touts composés de parties intégrantes et prélevés adéquatement sur leur fond, le X-même hominien du MONDE 2 se perçut comme une totalisation <14F>. Sa représentation exotropique mais aussi endotropique du corps comporta décisivement un tronc ayant une tête et quatre membres. Cela ne se fit pas d'un coup. Chez Homère encore, le mot sôma, qui à la période classique désignera le corps vivant, ne s'applique qu'au cadavre ; et le corps vivant, nommé demas, c'est-à-dire châssis (rac. *dem, construire), n'apparaît qu'en position de complément, à l'accusatif : "micros demas", petit de taille.

Cependant, cet organisme total ne saurait être réduit à la froideur de nos traités d'anatomie. Dans l'enthousiasme de son premier surgissement, le corps grec, témoins les sculptures du temps, demeure un confluent de flux cosmiques violents, et c'est en ce sens qu'il est composé d'organes au sens fort d'organon, dont la racine est la même que celle d'orguè (colère, fureur), d'orguidzeïn (mettre en colère), d'orguiân (être en rut, se gonfler de sève, désirer violemment), d'orguiadzeïn (célébrer des mystères). Ce sont les organa ainsi compris qui, autour de -600, crient les fureurs du X-même de Sappho. Durant les siècles suivants, ils se disciplineront assez pour devenir les parties intégrantes des athlètes chantés par Pindare, avant de porter l'éristique des orateurs de l'Agora et l'héroïsme de Salamine. Mais ils ne perdirent pas pour autant l'élan de l'Hormè (assaut, élan) initiale, et ce n'est qu'un peu avant -400 qu'ils se seront assez tempérés pour que soit conçue une médecine de pronostics, avec l'école d'Hippocrate, et une médecine de diagnostics (symptomatiques) avec l'école de Cnide, au profit d'un corps voulu intègre (Holos, Healthy, to Heal). Il faudra encore un demi-siècle pour que les organa purifiés, c'est-à-dire déchargés, se meuvent selon les schèmes corporels de l'artisan rationnel grec qui, autour de -350, supporteront la géométrie d'Euclide et la physique d'Archimède.

Ce X-même précise le sens de aFtos, que nous traduisons trop vite par "même" (autoérotisme, automobile, autorégulation). Car cet adjectif, qui intervient dans aFt-arkeia, autarcie, fut d'abord adversatif (qu'on se rappelle les armes croisées du caractère WO chinois) ; et ce n'est que moyennant ce sens oppositif, affronté, qu'il désigna ce qui rend chacun singulier et intégral, intègre. Dans la suite noyau-enveloppe-résonance-interface du X-même, c'est bien l'enveloppe, le contour résumant l'Hormè (l'élan rostral), comme Hegel le vit si bien, qui domina et se subordonna le reste.

Et, en un autre contraste avec le X-même des empires primaires, le X-même grec cessa d'être conjonctif et copulatoire, au point que les organes de la copulation devinrent, déjà chez Homère et Hésiode, des aïdoïa, objets d'aïdôs, c'est-à-dire d'un sentiment entre le respect et la honte ; compromettant l'autarcie du X-même totalisateur, soit que, féminins, ils fussent concaves, soit que, masculins, ils eussent à se mettre en forme. D'autre part, l'autarcie formelle était également compromise par l'accouplement, qui comportait à la fois le croisement avec un autre organisme et la perte de l'enkrateia (maîtrise de soi) dans l'orgasme. La virginité, que les empires primaires avaient seulement préservée au profit des forces universelles, donc à l'usage du sacrifice <6G2,7G7>, devint la partHenia, splendeur de l'intégrité non pénétrée, convexe, celle d'Athéna Parthenos. L'homosexualité masculine, qui privilégiait le champ du convexe (oppositif, distinctif), fonctionna comme idéal culturel.

Pour ce X-même total et singulier, la mort devint tragique, et fournit le thème essentiel à la tragédie, genre majeur, peut-être son thème ultime à en juger par la fin d'Oedipe à Colonne, tragédie conclusive de Sophocle <22B4>. Car pour des touts décisivement prélevés sur leur fond et composés de parties intégrantes, il n'y avait plus d'évanouissement progressif, comme dans le MONDE 1A non scriptural, ni d'évanouissement résistible, comme dans le MONDE 1B scriptural égyptien de la momie. C'était tout ou rien. Préludant immédiatement à la tragédie, le lyrique épique Pindare annonce, dès 500, que "Anthropos est le rêve d'une ombre" (skias onar anthropos) <22B3>. Le vertige de la disparition brusque d'une singularité totalisante fut si puissant qu'à travers le relais du "to be or not to be" d'Hamlet il se maintint jusqu'à la fin du MONDE 2 : "Qui ne connaît et qui ne les refuse / Ce crâne vide et ce rire éternel" (Valéry).

En même temps, le moment de la naissance du X-même "intégral" commença à faire question. A partir de quand un organisme hominien devenait-il un nouveau tout intègre dans le tout préalable intègre qu'est le corps de la mère ? La réponse d'Aristote fut clairement articulante, et elle traversa le MONDE 2 au point d'inspirer encore beaucoup de nos législations actuelles sur l'avortement : un foetus hominien, comme un foetus animal, a d'abord une forme substantielle végétative ; puis une forme animale ; il a en sus et enfin une forme rationnelle. Ce processus prend du temps, car une nouvelle forme substantielle ne peut informer la précédente que dans la mesure où la matière de celle-ci devient capable de la porter ou de l'induire ; forma educitur e potentia materiae, diront les scolastiques.

Quant à cette stance des X-mêmes qu'est l'oeuvre <11I>, elle connut en Grèce un nouveau statut, signalé par les mots ergon et ergastès, lesquels allèrent de pair avec le terme très remarquable d'énergie (ergeïn, en, agir dedans ou de dedans) ; une statue de Praxitèle devint "un Praxitèle" <14F4>. Et, dans cette exaltation des touts singuliers, chaque oeuvre n'eut de portée qu'en rompant avec les oeuvres antérieures, au contraire de ce qui avait eu lieu dans le MONDE 1 ascriptural et scriptural, où elle assurait surtout la continuité du groupe. En plus de son "sujet" (thème) descriptif ou narratif, elle comporta un "sujet d'oeuvre" <11I>, c'est-à-dire qu'elle se donna comme une réalisation particulièrement fondamentale et réussie du destin-parti d'existence de ce tout intègre qu'était son auteur.

Cependant, ce serait un contresens de croire que l'anthropos se soit intéressé déjà à l'ego. La singularité grecque n'est pas un ego. Quand Socrate avant de boire la ciguë disserte sur l'immortalité, c'est son "âme" comme support ou lieu des "idées" qu'il prend en compte, non une quelconque ipséité. De même, Aristote reconnaîtra au seul "noûs poiètikos (intellectus agens, intellect agent), esprit actif, c'est-à-dire pour lui abstracteur, l'immortalité qu'il refuse au "noûs patHètikos (intellectus possibilis, intellect passible), où les produits de l'intellect agent se présentifient. L'ipséité, qui hante encore nos dictionnaires courants, sera l'affaire de Rome.

 

 

30D. Le X-même pudique du MONDE 2 romain. Ipséité. Propriété. L'oeuvre et la gloire

 

Le corpus romain est moins éruptivement héroïque que le sôma classique grec. Mais il est encore puissant, et ses parties sont perçues exotropiquement et endotropiquement comme des membra, terme dont l'étymologie renvoie à la plus forte des articulations, la cuisse (gr. mêros).

En même temps, latéralisant comme toutes choses à Rome, il se gonfle d'une in<dé>finité qui alors revient sur soi en une intériorité inconnue auparavant, et comporte les degrés de comparaison : interus, interior, intimus <13H>. Si bien que là où les X-mêmes grecs n'avaient guère connu que la malakia, une mollesse encore très physique, - "pHilokaloFmen meta eFteleïas, kaï pHilosopHoFmen aneF malakias" (nous aimons la beauté avec un sens harmonique des buts, et nous aimons la sagesse <nous philosophons> sans mollesse), dit Périclès chez Thucydide, - les X-mêmes latins, capables de teneritas et de teneritudo, vont éprouver un languor, mollesse morale, comportant un repli, où le Même commence à se complaire au Même, en contraste avec l'alacritas, état où l'organisme est tourné vivement vers le monde extérieur (un cheval peut être alacer). Les représentations fantasmées du corps se prennent à activer le corps propre de la caresse et de la réserve plus que les schèmes corporels, si favorisés par les Grecs, géomètres athlètes. Le tact a profondément évolué : le verbe grec hapteïn grec couvrait seulement les sens d'ajuster, attacher, prendre, tous très extériorisants ; à quoi la sémantique de tangere latin, intériorisant, ajoute imprégner, affecter, impressionner, émouvoir.

Ainsi, l'aïdôs grecque, émotion extérieure et simple, devint le pudor et la pudicitia romains. Le premier tourne encore autour d'une réserve sociale, la seconde concerne directement la représentation corporelle endotropique et la réserve du corps propre. Chez Sénèque, les aïdoïa grecs, parties seulement réservées, deviennent des pudenda, parties qui demandent à être réservées. Du même coup, le X-même se transforma en une persona, apparemment simple masque et rôle de théâtre, mais avec des connotations d'intimité telles qu'à la fin du MONDE 2, chez nous hier, la "personne" renverra au corps propre comme présence-absence et point de vue d'Univers <11C>. C'est vrai que la castitas et la virginitas latines eurent moins d'éclat que la partHenia de l'Athéna grecque, mais c'était justement qu'elles introduisaient un repli et un silence remarqué par Horace dans sa virgo tacita qui monte au Capitole.

Et émergea le narcissisme. Il est remarquable que nous n'ayons pas de textes importants sur Narcisse avant l'époque de l'Empire. C'est peut-être que ce fils de dieu, dont le nom et donc le mythe sont pourtant grecs (Narkissos, narkân, être engourdi, narkè, narkosis, engourdissement), ne devint vraiment intéressant que pour des spécimens hominiens se sentant traversés du souffle de l'anima latine, résumée dans le visage singulier <14G1> dont les sculpteurs grecs n'avaient jamais fait grand cas. Car plus que son corps entier, c'est son visage, selon Ovide, ou le visage de sa soeur proche du sien, selon Pausanias, que Narcisse ne devait pas apercevoir, sous peine de mourir. Or, chez Pausanias, il voulut retrouver le visage de sa soeur morte en mirant le sien dans l'eau. Et chez Ovide son visage lui apparut dans l'eau un jour qu'il avait soif ; le Même intérieur appelant le Même intérieur, et pourtant inaccessible, il se noya de désir, tandis que la nymphe Echo, amoureuse de lui, était réduite à la réverbération sonore, notre écho <15B6>.

Pour ce X-même latin, tout en échos internes, la copulation physique s'estompa au profit de l'amour mental, du reste encore socialisant : Dilexi tum te //non tantum ut vulgus amicam ///, Sed pater ut natos // diligit et generos (Je t'ai aimée non comme le vulgaire une amie, mais comme un pater familias aime ses enfants et ses gendres). Et, chez le même Catulle, le couple de l'amour et de la haine devint littéralement écartelant, crucifiant: Odi(o) et amo // Quare id faciam fortasse requiris. /// Nescio. / Sed fieri // sentio / et excrucior (Je hais et j'aime. Pourquoi le fais-je, demandes-tu ? Je ne sais. Mais que cela ait lieu je le sens et j'en suis écartelé en croix" <11L3>. En un autre contraste avec la Grèce, l'amour de ce X-même devenu intérieur et infini sera nécessairement hétérosexuel. Et son matrimonium, s'il ne comprend pas l'amor, ira de pair avec l'amicitia, qui est de même racine que lui. Dans la suite noyau-enveloppe-résonance-interface, tout procède maintenant d'un noyau central, impavide, prêt à devenir stoïcien.

La propriété se creusa de pair. (a) Au départ avait été proprius ce qui ne pouvait être partagé, et une proprietas suffisait à distinguer une entité, telle la corne frontale pour la licorne. (b) Avec l'intériorité romaine, les appropriés-à devinrent vite des appropriés-par : les domaines de quelqu'un furent conçus comme son être propre agrandi, son proprium, faisant de lui un propriétaire avec le pouvoir juridique d'us et d'abus (jus utendi et abutendi). (c) L'intimité de cette saisie redoubla dans les mots privus, privatus, privare, privatim.

D'où la fortune d'ipse, que nous traduisons par même, et qui a donné notre mot philosophique ipséité, encore connu du petit Larousse : ce qui fait qu'un être non seulement n'est pas un autre, mais est lui-même ; qu'il est lui comme un "même", distinct et identique à soi. Symptomatiquement, ipse alla jusqu'au superlatif, ipsissimus (tout à fait lui-même), et à des formes intensives composées, semetipsum. L'enflure du bas-latin mais aussi l'âme romano-chrétienne produisirent metipsissimus, lequel a donné le "medismo", "mismo", "même", de nos langues romanes.

Alors, la stance du X-même qu'est l'oeuvre <11I>, l'opus, eut valeur non seulement par sa singularité, comme en Grèce, mais par la gloria, la permanence sociale qu'elle apportait à l'ipse de son auteur dans la durée de la postérité. Elle visa même à être un monumentum, un fait mémorant et monitoire selon les deux sens de monere, se souvenir et prévenir. Le Exegi monumentum aere perennius d'Horace (J'ai achevé un monument plus durable que l'airain) précisait bien que l'oeuvre était l'ipséité continuée : Non omnis moriar multaque pars mei vitabit Libitinam (Je ne mourrai pas tout entier et une bonne partie de moi-même <grâce à cette oeuvre> échappera à Libitine <déesse des funérailles>). Pareille conception de la vie et de l'oeuvre aboutit aux biographies et autobiographies édifiantes <22B6c>, de Plutarque et de Marc-Aurèle, où des X-mêmes saillants et prégnants apparaissaient comme des réalisations éminentes de la grande Ame stoïcienne.

Virgile sera dit par Schnürer "père de l'Occident" parce que le X-même intériorisé romain se fixa si bien dans ses Géorgiques et dans son Enéïde qu'avec elles il traversa les siècles à venir. Le fondateur romain, Enée, ne fut pas "aux pieds légers", comme Achille "podas okHus", ni "aux mille tours", comme Ulysse "polumatHès", mais bien "pius", "pius Aeneas". Vaste et polysémique, la pietas résume le génie latin, signifiant selon le contexte la piété et la pitié. Pointant dans les deux cas un respect ému et tendre à la fois pour les parents proches, pour les parents lointains que sont les dieux, pour quiconque, dès qu'en quelqu'un est rendu sensible un ipse. A la fin de la romanité était déjà en chemin le X-même chrétien, avec son prix infini, son salut et sa damnation éternels. Gaffiot a retenu cette innovation du latin tardif : "tantum in unius anima posuit ut..." (il mit tant en la vie d'un seul que..."

 

 

30E. Le X-même glorieux du christianisme apocalyptique

 

Le X-même romano-chrétien-stoïcien-néoplatonicien-néohébraïque, appelé anima, est d'une certaine façon toutes choses, quodammodo omnia. Sa fluidité envahit tout, et tout l'envahit. Il procède et récède à partir de l'Un chez Plotin ; il participe de l'illumination d'une intelligence toute-puissante et amoureuse chez Origène et Augustin. Sa vérité est au dedans du dedans, là où se trouve le dedans ultime qu'est Dieu : Deus interior intimo meo. Son salut est d'opérer la conversion stoïcienne (apokatastasis) de la vision portée au dehors vers une autre tournée en dedans et censée antérieure : Tu eras intus, et ego foris. C'est d'un même mouvement que les Confessiones font la quête d'un X-même particulier, celui d'Augustin, et de Dieu, source principielle. La liberté de conversion du X-même est si radicale et si inaliénable que, chez Origène, Satan pourrait toujours se convertir vers le bien, et inversement l'élu vers le mal.

En même temps, l'ipséité, héritière de la tendresse romaine, ne peut qu'être absolument concrète et sensuelle. Répondant à la question : "Qu'est-ce que j'aime quand j'aime mon Dieu ?" (quid amo cum Deum meum amo ?), Augustin invoque tous ses schèmes corporels, tout son corps propre, toutes ses représentations corporelles endotropiques, c'est-à-dire toutes les lumières, les voix, les odeurs, les nourritures, les embrassements, les amplexus (plectare, ambo) que réalise son homme intérieur : interioris hominis mei. Dans le monde ambiant conçu par lui comme les notes de la musique divine d'un Dieu bien intentionné depuis Origène, les résonances (sentimentales) du X-même prévalent sur ses noyaux, ses enveloppes, ses interfaces, et les conditionnent.

Même si, dans l'étreinte avec Dieu, il ne faut pas confondre les implications internes avec les implications charnelles (membra acceptabilia carnis amplexibus), il s'agit là d'une "adhérence" mais "que ne déchire pas la satiété" (ubi haeret, quod non divellit satietas). La volupté, qui vient de velle, conjugue le vouloir et le désir : trahit sua quemque voluptas. Jamais, depuis les empires primaires, pareille exultation copulatoire, ni pareille exaltation de la jouissance en général, n'avaient eu cours, ni en Grèce ni à Rome ; Ambroise, maître d'Augustin, avait écrit commentant Luc : "Omne masculinum adaperiens vulvam sanctum Domino vocabitur" (tout organe masculin ouvrant une vulve sera dit sacré au Seigneur). Seulement, le MONDE 2 gréco-latin n'est pas oublié, et Augustin renouvelle la suspicion de certains contemporains d'Aristote à l'égard de la copulation physique, jugée incapable de mouvoir ses "membres" sans perdre l'autarcie. D'ordinaire, l'Eglise d'Orient partagea moins ou pas la crainte occidentale de l'orgasme et du mélange des organismes, et la "connaissance" biblique d'Adam et d'Eve qu'elle lisait dans la version des Septante lui fournit sa métaphore privilégiée de l'union de Dieu époux avec l'Eglise épouse, et aussi avec l'âme épouse.

En tout cas, en Occident comme au Proche-Orient, la partition-conjonction généralisée et sexuelle donna au X-même le maximum de l'éloquence (loqui, ex), c'est-à-dire de la faculté de tenir l'univers entier dans la profération d'une voix ; le rythme (la "numérosité") de l'orateur garantit la vérité de sa foi <7I8>. Grégoire de Naziance est autant "bouche d'or" que Jean Chrysostome (stoma, kHrusos) et qu'Augustin, dont chaque profession parlée (fateri, pro), chaque confession écrite (fateri, cum) créait presque journellement pour lui et pour les membres de sa communauté de fidèles le Dieu qu'il confesse (fateri, cum), dans le latin omnisensoriel qu'il invente. Réduites au champ clos de la politique et du droit, les paroles de Démosthène et de Cicéron sont presque mesquines au regard des embrassements oratoires cosmiques du christianisme premier. Participant de ce grand élan méditerranéen, Muhammad pourra renchérir : "Si vous doutez du Messager, produisez une sourate semblable aux siennes!" (2,23).

Dans l'illumination omniprésente, le X-même illuminé ne pouvait qu'être immortel, et d'une immortalité concrète, représentable. En un cas unique dans l'histoire hominienne, les tablettes du Fayoum ne montrèrent pas le regard terrestre qu'avait eu un vivant, ni un regard glorieux en général, mais le regard de ce vivant-ci devenu glorieux. Apocalypse consommée <14H2>.

 

 

30F. Le X-même opératoire du christianisme cocréateur. Le sujet d'inhérence

 

Comme on le voit par ses tectures, ses images, ses musiques <13J,14G,15G>, le X-même occidental autour de l'An 1000-1033 commença à se percevoir cocréateur d'un Dieu créateur finaliste, c'est-à-dire volontaire, tout-puissant, infiniment intelligent et sans caprice hébraïque, en raison même de sa "gloire extrinsèque et intrinsèque". L'oeuvre comme stance du geste prit un caractère d'objet contrôlé, développable, posant des problèmes systématiques (Panofsky), et la danse s'effaça comme expression cosmologique ultime. Dans la suite noyau-enveloppe-résonance-interfaces, ce fut le noyau dur, la volonté initiatrice et rationnellement responsable, qui régit les trois autres aspects.

Cependant, le "je" cocréateur resta modeste. La revendication nominale des oeuvres, si vive dans la Grèce et la Rome antiques, s'efface dans la collaboration cocréatrice : même l'édifice et les sculptures de St-Lazare d'Autun ne sont pas signés, bien qu'on croie y reconnaître partout le génie si singulier de Gislebert. La possession de quelque chose par un X-même ne va plus jusqu'au jus utendi et abutendi, droit d'user et d'abuser du proprium romain, et elle se limite à un jus utendi, droit d'usage, mesuré en définitive par l'idée toujours plus présente d'un bien commun, bonum commune <23C3c>.

A son tour, dans le rapport des X-mêmes entre eux, l'éloquence copulatoire pancosmique des Pères de l'église fait place à des considérations d'artisans ingénieurs. C'est en mécanicien consciencieux que Thomas d'Aquin enseigne que la douleur de l'enfantement vient "ex apertione meatuum" (de l'ouverture des méats), et donc que la Vierge n'eut pas à en pâtir, le Christ étant "egressus ex clauso utero matris" (sorti de l'utérus fermé de sa mère) ; et qu'avant la chute Adam et Eve pratiquaient le coït avec une "délectation sensible" d'autant plus grande qu'elle demeurait dans "l'ordre des organes" ; après la chute, cette délectation, "bien qu'elle soit dans ce qui convient à la raison, empêche cependant l'usage de la raison", et va donc difficilement sans quelque désordre, comme l'estimait le MONDE 2 depuis la Grèce. Le nouveau mécanisme ne dévalorise pas pourtant, chez Thomas, l'intériorité de la réserve et de la révérence romano-chrétiennes. Dans la pudicitia, l'intégrité de la chair n'est point négligeable, mais elle importe moins que celle de l'âme et du corps propre : pudicitia est quidem essentialiter in anima, materialiter autem in carne (essentiellement c'est dans l'âme qu'est la pudicité, matériellement dans la chair).

Ces constructeurs finalistes devaient se poser la question de la naissance. Quand commence un X-même ? Dans la cohérence du MONDE 2, la réponse de Thomas d'Aquin fut celle d'Aristote : c'est successivement que de la puissance de la matière est é-duite (educiteur) d'abord une forme végétative, puis une forme animale, enfin une forme rationnelle. "Primo enim in generatione est fetus vivens vita plantae, postmodum vero vita animalis, demum vero vita hominis (Gent.III, 22). In generatione hominis prius est vivum, deinde animal, ultimo autem homo (IIa IIae, 64 1c). Et ideo dicendum est quod anima praeexistit in embryone a principio quidem nutritiva, postmodum autem sensitiva, et tandem intellectiva (Ia 118 2 ad 2)". La seule différence avec Aristote fut que chaque nouvelle forme n'était plus censée se superposer aux précédentes, mais les subsumer, étant donné que désormais un X-même était assez "un" pour être capable de se sauver ou de se damner éternellement.

La mort du X-même, au contraire, fit peu problème. Selon l'intellectualisme thomiste, le corps est tellement assumé par l'intellect (cognitum in actu est intelligens in actu), et cet intellect est si satisfait par la vision béatifique de la vérité divine que l'immortalité, la non-mort ou résistance à la mort, n'est guère traitée comme telle. Dans l'index de la Summa theologica, c'est sous Gloria et sous Resurrectio (glorieuse), non sous Immortalitas, que se traitent les états post mortem. Fruit d'artisans ingénieurs réalistes, la théologie médiévale n'a pas produit de "livre des morts", comme celles de l'Egypte et du Tibet. Il faudra attendre la fin du Moyen Age, voire le début de la Renaissance, pour que des X-mêmes défunts s'affirment comme des singularités continuées, dans les gisants bourguignons. On est loin là des visages transfigurés du Fayoum <14G1>.

Faisant couple avec l'objectum, dont l'acception nouvelle envahit l'Europe (ob-jet, néerl. voorwerp, all. Gegenstand, rus. priedmiet) <13J>, le subjectum ne fut plus seulement un soumis (sujet d'un prince), ni le simple sujet grammatical d'une proposition, il devint une "substance" à laquelle adhéraient (herere, ad) des "attributs" considérés comme ses "accidents" (cadere, in) ; bref, ce qu'on appellera un jour un "sujet d'inhérence". Pour ces premiers ingénieurs, ayant maintenant des projets (nouvelle acception de projectum <13J>, il fut surtout une cause, "causa finalis, activa et etiam materialis".

 

 

30G. Le X-même zoomorphique de la Renaissance. Convenance et propreté

 

Le retour à la méthode archimédienne, amorcé autour de 1400 <21D3>, aurait dû, croirait-on, confirmer le glissement prosaïque du X-même commencé par les médiévaux. Il donna lieu au contraire à une exaltation, la Renaissance, qui illustre une fois de plus chez Homo l'enthousiasme des premiers moments. Renés de la Grande Peste, du Grand Schisme, de la Guerre de cent ans, occupés de découvrir l'Amérique, puis la Terre entière, et de cartographier leur corps avec Vésale et leur planète (autre organisme) avec Mercator, les spécimens hominiens se perçurent en continuité zoomorphique avec les animaux, mais aussi avec des plantes, des fleuves, des montagnes eux-mêmes zoomorphes, tous échangeant leurs bigarrures, leurs surprises, leurs monstruosités stimulantes. Dans l'amont hominien, ce furent surtout les schèmes corporels <11B> qu'intensifièrent Masaccio, Donatello, les anatomistes Vinci et Dürer. Les éclats du costume dans les deux sexes, les déguisements, le retour de la danse, les batailles chorégraphiées d'Uccello, les éruptivités musicales exprimèrent (réalisèrent) le X-même le plus énergique (virtuoso), le plus furieux (Orlando furioso) de l'histoire d'Homo. Exprimant tous ses pouvoirs de centralisation dans les visages et les regards monumentaux de Piero della Francesca, selon un perspectivisme linéaire où culmine la décision à la fois volontariste, politique, ontologique du De Prospectiva pingendi et du palais ducal d'Urbino.

Le X-même de la Renaissance prit forme de texte dans un Gargantua et un Pantagruel ingérant et excrétant physiquement et sémiotiquement sans cesse, parlant d'une copulation heurtant un "trou d'urine" et un "lardois", où noyaux, enveloppes, interfaces carambolaient plus qu'ils ne se conjuguaient en résonances, devenues répercussions <27E>. Le X-même de Montaigne est également tout activations, singularités fouettées et rebondissantes, crudités. Ses schèmes corporels se tendent en escrime. Son corps propre virevolte en points de vue d'Univers hétéroclites. Ses représentations corporelles exotropiques et endotropiques sont quasiment zoomorphes. Dans la panoplie noyau-enveloppe-résonance-interface, ce sont les interfaces qui prévalent. Le Moi, qu'exalte le couple "je-moi" du français, "car c'est moi que je peins", devient l'objet central parce que c'est là que se frottent le maximum d'éléments cosmiques. Moi aussi physique que sémiotique, comportements plutôt que conduites, saisissable et maniable (comme celui de Rabelais), on croit même pouvoir le dénuder pleinement : "Je me serais peint volontiers tout entier et tout nu". En tout cas, c'est bien la variété qui domine autant les corps que les esprits : "la ressemblance ne fait pas tant un comme la différence fait autre". Les idées et la langue italienne énergique de Machiavel prouvent que le X-même de Rabelais et de Montaigne était en route depuis 1500, relayé par un Erasme sage de la folie, et un Luther ayant conçu la foi comme une fureur d'individualité. A bien des égards, il dura chez Shakespeare jusque dans les premières années du XVIIe siècle.

Cependant, Homo renaissant produisit plus encore de manuels de politesse que de manuels de perspective. Autour de Il Cortegiano (1513-1518) de Castiglione, dans les nouveaux royaumes en mal d'unité, nombre de traités et romans didactiques prêchent aux hommes et surtout aux femmes, garantes de la vie sociale, les "bonnes manières", c'est-à-dire un usage conforme (forma, cum) des corps suractivés par leur virtù. En 1530, Erasme, jardinier géographe des moeurs autant que des plantes médicinales, des idées et des proverbes (Adagia), dont il multiplie les tables des matières (loci materiarum) congruentes et combattantes (secum congruentium et pugnantium), mobilise son néolatin le plus maniéré pour produire un De civilitate morum puerilium. Il y entreprend de convaincre les jeunes enfants, car on ne saurait s'y prendre trop tôt, de limiter les débordements de leurs corps de Renaissants éruptifs à la sphère du privé, qu'ils distingueront soigneusement de celle du public, et en particulier de la table.

Tout cela trahissait plusieurs transformations secrètes du X-même. (a) Un glissement de la singularité autarcique véhémente à l'homogénéité urbaine, à l'urbanité, donc de l'aristocratie à la bourgeoisie. (b) L'exaltation d'une Antiquité exemplaire conseillant l'assimilation érudite d'une honestas préétablie, non instinctive, d'un bon ton. (c) Une première valorisation insidieuse du Même-Homogène, exemplifié par la technique en train de devenir exactement archimédienne, donc indexable et reproductible comme la science <21D3>. En tout cas, c'est à ce moment que proprietas a donné en français propreté pour désigner cet état "convenable" dans lequel une entité quelconque, une table mais aussi un corps humanisé, est dite "propre", c'est-à-dire sans disparate et sans surplus hors norme.

 

 

30H. Le X-même à corps barré du rationalisme bourgeois

 

La technique et la science archimédiennes du début du XVIIe siècle, dans l'enthousiasme de leur premier triomphe, mirent en place la forme la plus conclue du X-même qu'Homo ait produite : le moi substance du bourgeois classique, censé rationnellement autarcique, avec un corps si soumis à la pensée qu'on peut le dire barré.

Comme il convenait à sa fermeture, ce corps a atteint son paroxysme d'emblée, dans l'Astrée, roman bible écrit de 1607 à 1628 par Honoré d'Urfé. Célidée est assise à sa table de toilette devant un miroir, qui lui renvoie des représentations exotropiques de son soi. Mais ce n'est pas par la curiosité comique de Machiavel, Rabelais et Montaigne, ni par coquetterie, et moins encore par narcissisme. Si elle regarde si intensément son visage, c'est qu'elle va le taillader aussitôt à coups de diamant. Car elle ne veut pas être aimée pour son apparence mais pour son être véritable, sa pensée et sa volonté : "telle que nous désirons d'être crue". Non pour son aval, mais pour son amont aussi purement amont que possible. Et là, toujours en réaction contre la Renaissance, non pour ses schèmes corporels, ni pour des représentations endotropiques qu'elle jugerait divagantes, mais pour son corps propre. Enfin, ce corps propre elle le retient comme présence-à-moi plus que comme point de vue d'Univers. Elle escompte que son visage défiguré, une fois barré en tant qu'apparition physique d'elle, préviendra toute confusion. La balafre est une modalité remarquable de la barre. Elle est longue, elle saigne et laisse une cicatrice indélébile.

Bientôt, sous le regard devenu archimédien, le corps d'Homo tint en un système de tuyaux, de pompes, de miroirs, de caisses de résonance, de cordes. Mais, qu'on ne s'y trompe pas, rien là de la chair d'Augustin, de Rabelais, de Montaigne, seulement des "étendues" et des "mouvements" réductibles à une mathématique. Les enveloppes internes et externes deviennent insignifiantes, et la danse, depuis Lully, décorporéise les corps dans leurs mouvements. Les interfaces intéressantes sont ramenées à une seule, ponctuelle également, la glande pinéale entre esprit et corps. Le "quelqu'un" est censé indivisible, et un individu (non divisé) commence à vouloir dire : une personne ; Descartes refuse la distinction aristotélicienne et scolastique en substance, facultés et opérations, fondues par lui en un même noyau spirituel et transparent à soi. Jamais la volonté humaine et divine ne fut censée si forte, celle de Dieu allant jusqu'à régir chez Descartes les vérités mathématiques.

En conséquence, un malaise radical s'installa durant trois siècles entre corps et esprit. Pour le X-même bourgeois propriétaire, les aïdoïa grecques et les pudenda latines devinrent en français des parties honteuses, ou parties tout court, et en allemand tout simplement die Scham, la honte, avec des implications qui finirent, à la fin du XIXe siècle, par susciter une psychanalyse chargée de lever leurs refoulements. En même temps, ces parties furent dites naturelles, ou simplement la nature, celle-ci faisant scandale pour une "pensée" rationaliste qui se percevait devant la nature plutôt qu'en elle. En contraste avec le vêtement zoomorphe de la Renaissance, l'habit rationaliste-bourgeois masculin ne laissa plus paraître que le visage et les mains, parties techniciennes du X-même, et dissimula ses parties jugées trop passives. Sauver à la fois la nature et l'abstraction fut la charge des femmes, combinant des mamelles visibles avec des ventres niés dans les corsets.

Chez les "individus", la copulation où un corps se croise avec un autre devint la "besogne" de Pascal, et le plus souvent un objet de plaisanteries et d'allusions de plus en plus détournées de Malherbe à Voltaire ; c'est seulement dans Le Cabinet secret du Parnasse que La Fontaine écrit : "D'un vit, d'un con et de deux coeurs / Naît un accord plein de douceur". A la fin du XVIIIe siècle, les corps des partouzes de Sade seront composés de rouages comme les machines de théâtre de l'Encyclopédie. Les Bijoux indiscrets de Diderot transforment le sexe féminin en objet de géométrie, se prêtant à combinatoire. Durant trois siècles, on ne trouvera d'exaltation coïtale, biblique, que chez Bossuet, nourri des Pères de l'Eglise, quand il commente l'eucharistie : "Dans le transport de l'amour humain qui ne sait qu'on se mange, qu'on se dévore, qu'on voudrait s'incorporer de toutes manières et, comme disait ce poète, enlever jusqu'avec les dents ce qu'on aime pour le posséder, pour s'en nourrir, pour s'y unir, pour en vivre".

Le X-même bourgeois était si autonome que sa naissance suscita un problème de droit dans une société devenant légaliste <23C3c> : si un spécimen hominien est bien un "individu", à partir de quand la loi doit-elle, au cours de sa gestation et des débuts de sa vie, distinguer deux sujets de droit, l'enfant et la mère ? L'anthropogénie remarquera à ce propos que l'avortement et l'infanticide n'avaient retenu l'attention ni du Tao Te King, ni des Upanishads, ni du jaïnisme, ni des quatre Evangiles, ni du Coran, ni des Sommes théologiques du Moyen Age, ni des auteurs de la Renaissance et du premier classicisme. Par exemple, quand Thomas d'Aquin affirme qu'un foetus ne devient humain qu'en des étapes successives couvrant des semaines <30C,30F>, ce n'est nullement pour décider du moment où un avortement cesserait d'être légitime, mais pour justifier qu'on puisse manger les animaux (qui eux n'auront jamais la forme rationnelle), ou pour remarquer que le Christ seul entre tous les hommes eut d'emblée sa forme substantielle humaine. Par contre, la conception rationaliste bourgeoise du X-même comme sujet de droit opposait fatalement les droits d'un "individu" concevant et d'un "individu" conçu, ce dont témoigne la naissance de la jurisprudence anglaise sur les mères infanticides à partir du XVIIIe siècle.

S'il est naturel que le "moi" bourgeois substantiel ait favorisé l'autobiographie, il est plus singulier que cette dernière ait pris d'abord pour véhicule la peinture. En une performance extraordinaire, Rembrandt a jalonné son existence (1606-1669) d'une centaine d'autoportraits, où dans son aval il explore son amont, ses schèmes corporels, son corps propre, le croisement de ses représentations corporelles exotropiques et endotropiques, sa distribution en noyaux, enveloppes, résonances, interfaces, sa conjonction conjugale, ainsi que ses stances que sont le geste, l'intergeste, l'oeuvre. Celle-ci campe alors explicitement sa topologie, sa cybernétique, sa logico-sémiotique, son actualisation de la présence-absence, bref le destin-parti d'existence qu'est son "sujet pictural" <11I> : des pigments et des balafres dont la lumière conduit toute image à son exinanition. Celle du Christ d'Emmaüs (exinanivit semetipsum) est la plus radicale.

Le miroir convint exemplairement à ce moi. C'est devant lui que Célidée et Rembrandt barrent leur visage. Elle en le tailladant. Lui en y poursuivant la dernière boursouflure. A la question : "Dans un si grand revers, que vous reste-t-il ?", le personnage cornélien avait répondu : "Moi! Moi, dis-je, et c'est assez." C'est au cours de ces années que la conscientia latine, surtout partagée et morale, va commencer à se transformer en conscience attentive de Malebranche, consciousness identitaire de Locke, consciousness "root of all knowledge" de Hamilton, en même temps que Bewusstsein vs Gewissen depuis Wolff, avant de devenir conscience-consciousness dans le sens contemporain, du reste ambigu selon qu'il est sartrien ou scientifique <8A>.

 

 

30I. Le X-même autoengendré du nous-je romantique

 

Après avoir pendant deux siècles développé un moi bourgeois physicien, de Galilée à Newton et Laplace, la technique et la science archimédiennes finirent par déboucher sur la Physis comme Evolution, et suscitèrent Homo historicus. Le moi, naturaliste depuis Goethe, prend l'immensité de l'Histoire culturelle, biologique, géologique ; mais il ne perd rien de l'autarcie classique qui l'a engendré, et se conçoit donc autoconstitutif ; s'engendrant par soi, à partir de soi. L'éduqué s'éduque lui-même, dans l'Emile de Rousseau, auquel Kant a adhéré si entièrement. A la fin de la période, la substance se distancie de soi pour devenir conscience, avant de rentrer en soi comme Esprit absolu, chez Hegel. Les peuples mêmes paraissent autoconstitutifs pour Wilhelm von Humboldt et Michelet. L'évolutionnisme positiviste qui succède à l'évolutionnisme romantique, depuis 1850, ne rompt jamais entièrement avec cet élan. Chez Spencer et Frazer, Homo fait de longs détours biologiques et culturels pour devenir lui-même, mais enfin il le devient, embrassant dans son esprit la nature dont il est issu.

A ce compte, les noyaux et les enveloppes du X-même, si favorisés par le classicisme, devinrent inutiles. Par contre, les interfaces furent prodigieusement explicitées dans la Phénoménologie de l'Esprit de Hegel, et les résonances, par lesquelles chaque spécimen hominien s'égale à la nature et à son peuple, firent de la musique l'art dominant, de Beethoven à Wagner ; les trente-trois Veränderungen (transformations et pas seulement variations) de Beethoven sur une valse de Diabelli <15G2d> sont l'expression la plus forte de l'autoengendrement fichtéen et hégélien ; l'opéra devint une institution, foyer des villes urbanisées. Du reste, qu'elles fussent musicales, littéraires, picturales, architecturales, etc., les oeuvres furent saisies par les "créateurs" comme les réalisations ultimes de leur X-même. C'est dans l'oeuvre comprise comme autoconstitution du moi que s'inscrit la "valeur-travail" de Marx.

Le rapport aux corps et à leur conjonction sexuelle fut alors ambigu. Un certain courant continua le malaise du rationalisme bourgeois à l'égard de la machinerie physique, croisant encanaillement et pudibonderie victorienne ; la correspondance de Flaubert montre ces sautes chez lui-même et chez ses amis. Mais en même temps, surtout en Allemagne, s'installa une exaltation de la conjugalité, laquelle concordait avec l'allure dialectique de la pensée. Les piétistes, auxquels Kant se rattache, avaient gardé les vues des Frères Moraves, pour qui le coït, nommé l'acte conjugal, était une icône de la communion avec le Christ ; Luther, fidèle aux Pères, avait dit, au sens fort où il entendait habituellement les mots : "Par la foi, l'âme s'unit au Christ comme l'épouse à son époux". Exprimant sans doute la franc-maçonnerie viennoise de la fin du XVIIIe siècle, le dernier opéra de Mozart, La Flûte Enchantée, scandait : "Mann und Weib, und Weib und Mann reichen an die Gottheit an" (homme mâle et femelle, homme femelle et mâle touchent à la divinité). Goethe n'est pas un poète de l'amour, mais du couple, comme il l'est des pôles magnétiques, et des complémentaires en général ; son Dieu, apercevant un jour Adam et Eve endormis côte à côte dans le Jardin, y reconnut "deux de ses idées les plus charmantes" (Gottes zwei lieblichste Gedanken). Chez Hegel, le "Je qui est un Nous et le Nous qui est un Je" n'est pas étranger à cette mouvance, tandis que Robert et Clara Schumann estimaient sans doute que, parmi les "sentiments transcendantaux" supposés par les néokantiens, l'amour conjugal est le plus embrassant. Plusieurs musicologues conviennent aujourd'hui que le deuxième acte de Tristan et Ysolde ébranle la tonalité encore conjonctive de Beethoven jusqu'aux paroxysmes de la modulation wagnérienne pour suivre les spires de l'orgasme, et que les vagues sonores compénétrées du meilleur Brahms subliment l'impuissance sexuelle de leur auteur. Vers 1860, Hugo résuma ce courant en se demandant "tant l'âme est vers ce lit mystérieux poussée / si cette volupté n'est pas une pensée".

Amoureuse, l'existence romantique connut une immensité qui la dispensa souvent d'une continuation dans un au-delà. D'autant que l'immortalité des oeuvres, conçues comme les stances les plus solides de leurs X-mêmes <11I>, parut suffire à Keats et à Shelley. Clara Schumann joua jusqu'à la fin les oeuvres de Robert ; c'était sans doute la survie qu'elle lui attribuait.

 

 

30J. Le X-même entre MONDE 2 et MONDE 3

 

Les dernières années d'un moment historique sont souvent l'occasion de le découvrir dans ses fondements, et même de descendre au fondement comme tel. Autour des années 1920, plusieurs romanciers et poètes occidentaux ont non seulement thématisé le X-même du MONDE 2 en son crépuscule, mais ils ont parcouru la panoplie du X-même hominien en toutes ses dimensions. Les composantes que nous en avons reconnues au chapitre 11 se retrouvent pointées en France dans la quête de Valéry et dans A la recherche du temps perdu de Marcel Proust, au Royaume-Uni dans les oeuvres de Joyce, en Allemagne dans celles du Rilke. Avec ceci que tous s'attardent aux états du "Je" entre sommeil et veille, que Descartes avait si soigneusement forclos, parce qu'ils auraient irrémédiablement ruiné son cogito substance.

On pourrait dire que L'Etre et le néant de Sartre a conclu cet inventaire final en 1945, en posant la question ultime de l'Occident ontologiste : quel est l'être de la conscience ? Sa réponse fut aussi extrême que sa question : en rigueur, c'est une néantisation; métaphoriquement, c'est une morsure, une décompression dans la massivité et l'opacité de l'être. Ainsi le couple étant/non-étant, inauguré par Parménide, bouclait sa dialectique dans la revendication d'une "liberté" où la "conscience" (scire cum) parachevait sa fusion des fonctionnements (descriptibles) et de la présence-absence (indescriptible) qui porta tout le MONDE 2 <8A>.

Somme toute, la liberté de création des valeurs postulée par l'existentialisme sartrien a conclu la suite de toutes les "libertés" que le X-même occidental s'était successivement attribuées pendant deux millénaires et demi, et qui l'avait presque défini : liberté civique des "eleftHeroï" de la Grèce ; liberté de salut du monde apocalyptique romano-chrétien-stoïcien-néoplatonicien-néohébraïque ; liberté d'initiative du monde chrétien cocréateur depuis 1033 ; liberté de choix, incarnée et suscitée par la monnaie comme échangeur universel de la bourgeoisie renaissante ; liberté d'examen du cartésianisme ; liberté d'autoconstitution du romantisme allemand ; liberté de révolte sociale du marxisme ; liberté d'obscénité biologique évolutionniste de l'Ubermensch antéchrist nietzschéen ; liberté du Ich espérée par la première psychanalyse (Wo ist Es, soll Ich werden).

La période 1950-1980 a été tout autre. Cette fois, le MONDE 3 était résolument en route, et un nouvel X-même hominien se situait chaque jour. Deux attitudes se proposèrent. (a) Ou bien entrer dans la saisie positive du X-même nouveau, ce qu'entreprirent la vie quotidienne, les sciences, les arts, les médias, la publicité, du moins pratiquement, car les théoriciens furent rares ; Deleuze même fut inchoatif. (b) Ou bien dénoncer la non-pertinence du X-même du MONDE 2, signalant que le "moi" ne pouvait se dire, qu'il était une illusion de la conscience, qu'il ne pouvait récupérer son origine, que son unité était illusoire. Il était normal que ces deux thèmes aient été principalement développés en France, pays d'élection du moi classique. Il est plus remarquable que le second, de Bataille à Lacan, l'ait été par des spécimens hominiens représentatifs de la perception fixatrice fixée ; nous l'avons suffisamment envisagé à propos de cette dernière <26E2>.

 

 

30K. Le X-même universel et fenêtrant-fenêtré du MONDE 3

 

On peut voir le X-même fenêtrant-fenêtré du MONDE 3 discontinu s'avancer dès le début du XXe siècle dans Little Nemo (petit personne), bande dessinée de McCay, de même chez les plasticiens auteurs de collages (exemplairement photographiques), et conséquemment chez les peintres cubistes, les musiciens dodécaphonistes, le James Joyce de A Portrait of the Artist as a Young Man et de Finnigan's Wake.

Cependant, il fallut attendre 1950 pour que la nouvelle saisie de l'amont d'Homo se réalise décisivement, par exemple, dans La Route des Flandres de Claude Simon ou L'Automne du patriarche de García Márquez, dans le Pop'Art (1960) et la New Image (1970), dans la musique de Steve Reich et de Ligeti. Ou encore dans quelques déclarations du moraliste Deleuze : chacun est une colonie ; les croissances vivantes et sémiotiques sont rhizomatiques plus souvent qu'arborescentes ; les séries sont fréquemment hétérogènes, multisexuées ; le désir ne tient pas en un manque (négatif) mais en des machinations et agencements (positifs). Le nouveau X-même apparaît alors comme le fruit d'un échange et d'un recyclage universels de gènes, d'organes, de techniques, de fragments sémiotiques, comme l'avait préfiguré, dès avant 1940, El acercamiento a Almotasim (L'approche d'Al-Mu'tasim) de Borges, où on voit un pèlerin se mettre en quête d'un sourire disparu et en retrouver des bribes à travers l'addition de parcelles d'autres sourires épars sur la Planète.

Pour comprendre cette situation, on se rappellera certains événements majeurs déjà invoqués par Anthropogénie lorsqu'elle a rencontré les tectures <13M>, les images <14I-J>, les musiques <15H> du MONDE 3. (a) Une nouvelle cosmologie situant les spécimens hominiens comme des états-moments d'un Univers d'une quinzaine de milliards d'années, et d'une Evolution géologique et biologique terrienne de cinq milliards d'années, dotant chacun (chaque un) d'un âge "universel" <21E1a>. (b) Une théorie de cette évolution insistant sur la variation plus même que sur la sélection, et devenue plus multifactorielle qu'orthogénétique ; un Univers a posteriori remplaçant ainsi un Univers largement a priori <21E2e>. (c) Une biochimie où les constructions non plasticiennes, comme celles des acides aminés, remplacent les constructions géométriques des cosmologies traditionnelles (plasticiennes), très intuitives <21E2a>. (d) Une paléoanthropologie voyant les corps et les cerveaux hominiens actuels comme des compatibilisations locales et transitoires de séries évolutives hétérogènes. (e) Une neurophysiologie pointant combien la mémoration tient en des modifications cérébrales anatomiques <2A5>. (g) Une neurophysiologie remarquant aussi les discontinuités, voire l'hétérogénéité de nos constructions sensorielles, en particulier dans le cas de la vue <2A2d>. (h) Des psychothérapies qui touchent du doigt à quel point nos états intimes sont largement biochimiques, voire génétiques, à quel point aussi leurs cures sont éclatées et expectatives <26D>. (i) Des médias et des voyages montrant à chacun jusqu'où ses vues, prétendument naturelles ou rationnelles, dépendent des particularités de sa culture et de sa langue <29D5>. (j) Des techniques atteignant si bien l'atome et le génome qu'Homo devenu autoconstructeur réticulaire est destiné à "ingénieriser" tout, son économie, sa politique, sa santé, mais aussi son amont autant que son aval, jusqu'à ses amours. (k) Des clonages, des greffes d'organes, des intrusions cliniques, des redistributions génétiques qui ébranlent de façon quotidienne l'identité. Etc.

Cette situation neuve, vraiment décidée depuis 1950, a commencé d'esquisser un X-même d'Homo du MONDE 3, où les évidences anatomiques et physiologiques de la médecine donnent à l'aval des corps physiques une maniabilité chirurgicale et surtout biochimique qui envahit jusqu'à la saisie de leur amont. Du coup, dans cet amont, les schèmes corporels s'organisent, s'imaginarisent, se fantasment sous l'effet des schèmes machiniques et médiatiques réticulaires ambiants, à centrations multiples et éloignées. Le corps propre classique perd ou du moins décrispe sa réserve et sa pudeur. Dans les représentations corporelles endotropiques, là où le rythme avait cultivé les noyaux, les enveloppes, les résonances, prolifèrent d'innombrables interfaces, avec une grande tolérance aux transductions abruptes, par déclenchements autant que par projets unifiés. La mort tend à devenir euthanasique et la naissance eugéniste. Des couples (et autres figures sociales) se forment, homme-femme, femme-femme, homme-homme, dont le thème essentiel est de réaliser surtout des univers de discours suffisamment cohérents et stables, dont l'accouplement déproblématisé est un facteur insistant ou seulement fugace selon les cas. Des conventions en négociation permanente, voire des négociations tenant lieu de conventions, relaient les fixités et systématicités de la Coutume et du Droit. Autant d'états-moments d'Univers.

Car le fait fondamental, cause et effet des autres, est que les Cosmos, Mundus, Dharma, Tao, Quiq, Kamo traditionnels, qui évoquaient tous un certain Ordre préalable, sont de plus en plus remplacés par l'Univers, seulement "tourné-vers-l'un (versus unum)", organisation plurielle en évolution multifactorielle. Un Univers souvent situé derrière le X-même, ou autour de lui, autant et plus que devant lui, comme étaient les "ordres" classiques. Univers dont les spécimens hominiens ont à apprendre les moeurs, si déroutantes soient-elles pour eux, surtout en ce qui concerne la présence-absence, dont il semble faire aussi peu de cas que des organismes qui en sont l'occasion. Avec ceci que cette présence-absence, dans la mesure même où les fonctionnements de plus en plus descriptibles rendent de mieux en mieux compte de tout ce qui n'est pas elle, s'affirme comme un événement d'Univers à la fois indescriptible et remarquable ; et qu'on pense que l'Univers se présentifie, ou simplement est présentifié, à son occasion. En des événements rares ou fréquents, orchestrés ou fugitifs, dont les croyances <7I8> de chacun décident du Sens ou du Non-Sens, diversement dosés, diversement insistants ou fluides.

Significative est la révision de l'oeuvre. Elle collait au X-même dans la création rythmique incessante du MONDE 1A ascriptural ; elle le fixa et l'articula, fut lui, aussi stable que lui, dans l'écriture intense du MONDE 1B scriptural des empires primaires ; elle l'exprima (premere ex) et surtout le vérifia (verum facere) comme totalité intègre dans la saisie macromicrocosmique du MONDE 2 gréco-romain. Or, dans le MONDE 3, l'oeuvre est évidemment aussi éparse et mortelle que le X-même dont elle réalise le geste <11I>, les effets de champ perceptivo-moteurs s'y effaçant souvent au profit des effets de champ logico-sémiotiques. La science-fiction, créant des univers non encore existants et pourtant familiers, est exemplaire de son nouveau statut. De même que les dits "effets spéciaux" du cinéma, d'abord censés simplement rendre plausible une réalité préalable, puis la remplaçant, et enfin la dilatant en des univers possibilisés, ni plus périphériques ni plus centraux que les autres.

Autant, depuis Platon et Euclide, le X-même occidental totalisateur du MONDE 2 aura eu pour imaginaire et fantasme la boule, le cercle, le carré, parfois le triangle, en une allégation de l'absolu jouant du connexe ouvert et fermé, et où le temps cherche à se stabiliser en espace ; autant, dans le moment lacanien, des figures mal intuitionnables, ruban de Moebius, bouteille de Klein, plan projectif, voulurent remplacer ces figures simples, mais en restant des figures ; autant le X-même du MONDE 3, relais d'une Evolution qu'on voit multifactorielle, se fantasme et s'imagine d'abord comme un ensemble de suites parallèles ou croisées, rarement synchroniques entre elles, donnant seulement lieu à phasages et déphasages par enchevêtrements locaux et transitoires en un temps sans retour. Chacun se sachant alors ce crâne qui est ici une continuation de Sapiens sapiens, là un reliquat de Sapiens archaïque, là encore une persévération d'Homo erectus, tandis que ses-des sensations, ses-des anticipations, ses-des souvenirs ne lui attribuent une certaine "mêméité" que selon des résultantes fugaces. Première mise à nu du X-même hominien en général en tant que collection rythmique d'états-moments d'Univers, en un dévoilement que les disparités historiques et géographiques d'Homo, étalées par les médias et les migrations accélérées, ne peuvent que confirmer.

 

 

30L. Le X-même hominien parmi les autres X-mêmes de l'Univers

 

Une anthropogénie n'évite pas, pour finir, une question ravivée par le repérage récent de planètes autour d'autres étoiles que notre Soleil. Des conditions chimiques ont-elles donné lieu, ailleurs que sur la Terre, à des fonctionnements vivants ? Et, parmi ceux-ci, certains ont-ils, moyennant quelques milliards d'années aussi, accédé à un stade équivalent à ceux d'Homo ? Quelles caractéristiques leurs X-mêmes partagent-ils alors avec les nôtres ?

Certaines choses paraissent probables. On voit mal comment les "martiens" d'autres étoiles et d'autres galaxies pourraient se passer de distance technique et de distanciation sémiotique <4A>. De même, dans leurs systèmes sensoriels et effecteurs, quelque chose doit correspondre sans doute à nos synodies neuroniques. Leurs signes, peut-on croire, suivent également deux voies : celle de l'analogie et celle de la macrodigitalité, et donc permettent quelque imagerie et quelque écriture. Et comment feraient-ils l'économie de la possibilisation, de la collaboration, de la communication ? Voire de la communion ? Même d'un "je", d'un "tu", d'un "il" ? Du moins si l'on suppose que l'intimité chimique <2A6> atteinte par des cerveaux s'accompagne de présence, d'absence, de présence-absence <8A>.

Par contre, une stature de primate redressé, transversalisant, orthogonalisant, latéralisant est peut-être une solution particulière aux conditions environnementales, en particulier gravitationnelles, de notre Planète. On pourrait supposer d'autres organes moteurs, et surtout d'autres "mains", avec des squelettes plus riches ou moins riches. Et aussi d'autres connexions neuroniques, couplées à d'autres systèmes sensoriels, et sélectionnées par d'autres urgences. N'ayant pas, comme nous, le même recours à des effets de champ perceptivo-moteurs et logico-sémiotiques, avec leurs conséquences fantasmatiques <7I>. Pouvant éventuellement se passer de nos compatibilisations des incoordonnables par le rythme ?

Ces questions sur des X-mêmes très autres, l'Alien, qui débordent largement notre imagination et même notre imaginaire <7J>, n'ont pas de réponses définitives. Mais elles ne sont ni vaines ni métaphysiques pour une anthropogénie, parce qu'elles aident à distinguer chez Homo ce qu'il a de planétaire, tenant aux conditions particulières de sa Planète, et ce qu'il a d'universel, tenant à toute production d'organismes dans l'Univers comme tel. Engageant nos implications et religions d'Univers <29D4>, elles sont particulièrement intrigantes, comme en témoigne le succès populaire des romans et des films de science-fiction, à un moment où, contrôlant l'atome et le génome, les spécimens hominiens deviennent autoconstructeurs.

 

 

SITUATION 30

Le X-même importe tant à l'anthropogénie qu'il a fallu d'abord en donner une vue globale et comme préalable à la fin de la première partie <11K>. Puis y revenir ici, après les autres parcours, en un chapitre final. Cependant, l'important, plus que la description fidèle de chacune des figures majeures de la galaxie des X-mêmes, est de signaler leur multiplicité et leur variété comme telles, avec quelques bouts de dialectique.