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Résumé 1,2,3 (13 pages) + Exercices (3 pages) en PDF
 


ANTHROPOGÉNIE GÉNÉRALE
 


TROISIÈME PARTIE - LES ACCOMPLISSEMENTS SUBSEQUENTS
 


Chapitre 22 - LES THÉORIES D'HOMO DU FAIT DE SES LANGAGES
 



 


TABLE DES MATIÈRES
 


Chapitre 22 - Les théories d'homo du fait de ses langages
 
22A. Les fabulations
22B. L'épopée fondatrice
22C. Le lyrisme. Le lyrisme choral. Les psaumes
 
22D. La tragédie
 
22E. La comédie
 
22F. Les trois genres historiques
22G. Le roman
 
22H. L'épistole et l'autobiographie. Les confessions
 
22I. La fusion des genres littéraires dans le MONDE 3 : le roman-oratorio, le poème métatextuel, le poème aminoïde, etc. Du théâtre parlé-écrit au théâtre gestuel et objectal. L'effacement des théories d'Homo du fait de ses langages
 
 
 

 
 
 
 
Chapitre 22 - LES THÉORIES D'HOMO DU FAIT DE SES LANGAGES
 
 
 

Pendant longtemps, les comportements et les conduites d'Homo purent, à coups d'indices et d'index <4,5>, se contenter des régulations que leur apportaient la collaboration, le compagnonnage, la communauté, l'interlocution massive et la musique massive <10>, comme aussi la considération, la méditation. Mais depuis le paléolithique supérieur au moins, à mesure qu'intervinrent les tectures détaillées, les images détaillées, la musique détaillée, l'interlocution détaillée, et plus tard les écritures, la mathématique, à mesure aussi qu'Homo édifia des théories du Cosmos-Monde-Dharma-Tao-Quiq-Kamo <21>, il fut incité à édifier des théories, c'est-à-dire des saisies systématiques, et pas seulement systémiques, de lui-même, ou du moins de ses instances et de ses rôles

Ces théories sont un moment important de l'anthropogénie, et leur matière est considérable. Il sera donc expédient de les distribuer en trois chapitres, où le présent chapitre 22 couvrira les théories d'Homo du fait de ses langages ; le chapitre 23 les théories d'Homo répondant à des urgences pratiques, telles les esthétiques et érotiques, les économies, les politiques, les linguistiques ; le chapitre 24 les théories d'Homo qui le visent en tant que tel, contemplativement, comme les psychologies, les sociologies, les sémiotiques, les anthropologies, l'anthropogénie.

Une des plus puissantes et pertinentes théories qu'Homo ait faites de lui-même est celle qui est contenue implicitement et parfois presque explicitement dans la sémantique de ses dialectes. C'est surtout le cas quand les étymologies (logos etumos, discours véritable) sont habituellement perçues par le locuteur, comme dans le grec ancien, pour cela à l'origine de la philosophie occidentale ; comme, plus évidemment encore, dans le sanskrit, pour cela ayant fondu constamment philosophie et linguistique ; ou dans l'allemand, pour cela à l'origine de la phénoménologie et de la psychanalyse. En Chine, c'est toute la langue - phonèmes, glossèmes, séquencèmes, phrasés - qui se pratiqua comme une analogie constante du monde et de l'homme, avant même que l'écriture chinoise, autarcique <14B1>, poursuive les mêmes analogies.

Du reste, jusque dans les langues romanes, où l'étymologie s'estompe, certaines tournures restent pleines d'enseignements. Ainsi, en français, le doublet "je suis ému" et "je m'émeus" a confirmé pour Sartre le caractère à la fois subi et joué des émotions, en une ambiguïté que signalait déjà la voix moyenne grecque et latine. Et on se souviendra du profit que nos premiers chapitres ont tiré des rares étymologies latines apparentes : con-scientia (scire, cum), con-templare (templum, cum), med-itare (medium + itératif-intensif).

Ainsi toute anthropogénie sera attentive à l'anthropologie latente des phonèmes, des glossèmes, des séquencèmes, des phrasés. Un peu partout, des expressions équivalentes à "manier les idées" ou "manipuler les gens" montrent les virtualités conceptuelles de la main hominienne, et comment les concepts les plus éthérés ne sont, d'ordinaire, que des propriétés des deux mains planes en symétrie bilatérale. En même temps, on ne perdra pas de vue que, pour Homo théoricien, ses dialectes sont des oeillères. L'accent tonique que le locuteur français met sur la dernière syllabe du groupe phonétique le convainc qu'il y a et qu'il a des décisions et des évidences de tout ; son séquencème "épithété + épithète" l'invite à être substantialiste ; sa pratique des pronoms "je" et "moi" lui a fait écrire : "je me voyais me voir" (Valéry).

Encore les spécimens hominiens ont-ils produit d'innombrables intensifications du dialecte. Tantôt en attisant ses ressources d'épaisseurs et de bifurcations phonosémiques et séquencématiques. Tantôt en déchaînant sa capacité d'aborder tout, jusqu'à se prendre lui-même pour thème, frontalement ou tangentiellement. Ces deux voies sont ce qu'on appelle maintenant "littérature", d'un mot né du prestige de l'écriture, ce qui, nous l'avons signalé <17E2>, est malheureux, puisqu'il renvoie à un texte (littera), et semble donc exclure la parole intense, pourtant la plus répandue, qu'on nomme "littérature orale" en une contradictio in terminis.

Quoi qu'il en soit, les productions "littéraires", et que nous dirons "langagières intenses", sont l'effort le plus universel, le plus varié et le plus profond que les spécimens hominiens aient fourni pour embrasser quelques-unes des dimensions innombrables et fuyantes que leur confère leur statut de primates techno-sémiotisants <1-5>, possibilisateurs <6A>, présentifs <8>. Elles restent donc la ressource primordiale de la théorie d'Homo.

 

 

22A. Les fabulations

 

Le verbe latin fari signifie dire en conversant. Mais il vérifie la richesse de la parole, puisque à partir de ce sens modeste ont dérivé la fable, le fabuliste, la fabulation, et même l'affabulation dans son sens étymologique, en ce que la conversation narrative ou descriptive (fabulatio) tourne facilement à la conversation attentive (fabulare, ad) et ainsi à la morale.

 

22A1. Le mythe d'origine, plus analogisant

 

On n'évite pas l'hypothèse qu'à mesure qu'il accéda au langage détaillé, sans doute au paléolithique supérieur, Homo dut se mettre à nommer avec de plus en plus de force et de ressaut Mère, Oncle maternel, Fille, Fils, Père, Tante (paternelle), Grand-Mère, Jeune, Vieux. De même qu'Ennemi, Ami, Etranger, Client (clinant, incliné). Et encore Paresseux/Actif, Efficace/Inefficace, Pur/Impur, Habitat/Environ. Bref, les instances et les rôles <3D>, avec quelques qualifications d'urgence.

Etant donné la richesse des phonosémies manieuses <16B2b> agitées à cette occasion, vu aussi l'indicialité <4> et l'indexation <5> omniprésentes dans les collaborations hominiennes, on peut penser que ces nominations intenses entraînèrent autour d'elles des séquencèmes laudatifs, apotropaïques, ludiques, narratifs où elles se rapprochaient, s'éloignaient, se nouaient et dénouaient, se tramant à travers des rappels, des retardations, des déplacements, des circulations et cycles, des parallélismes, des métathèses sémantiques ou musicales. En d'autres termes, qu'elles produisirent des textes paroliers (texere, tisser, ourdir une trame), comportant des structures, des textures, des croissances <7F>, avec des effets de champ perceptivo-moteurs et logico-sémiotiques <7A-E>.

Du même coup, Rennes, Biches, Cerfs, Chevaux, Eléphants, Ours, Bovins, Carnassiers durent tenir dans les dialectes en train de se détailler une place semblable à celle qu'ils occupent dans les peintures détaillées rupestres <14A>. Comme les instances et les rôles, ils donnèrent lieu sans doute à des combinaisons verbales descriptives, narratives, ludiques, invocatives, concernant leur rôle de gibier, les cycles saisonniers qu'ils résumaient, et donc plus généralement la Physis (Génération universelle) qu'ils manifestaient, en une fraternité avec Homo, qui en émergeait à peine. A la fois gibier (game), intermédiaires chamaniques, totems, comme en témoignent les masques animaliers répandus au paléolithique et au néolithique. Le coeur de tous ces discours restant pourtant, à part quelques utilités, la Génération, qu'on prendra soin de ne pas confondre avec la procréation, parfois non comprise par Homo avant les empires primaires, comme en témoignent les Mélanésiens du début de ce siècle.

On a souvent parlé en ce cas de mythes, et même de "pensée mythique" (Leenhardt). Comprenant d'abord deux types originels. (a) Mythes d'instances et de rôles à mesure qu'étaient saisies les structures génératives basales et constantes des groupes sociaux ; ainsi du Frère Aîné canaque. (b) Mythes du totem, ancêtre intemporel, conjuguant instance et rôle primordiaux de la Génération universelle. Ce sont ces mythes initiaux qui se muèrent en mythologie des dieux, à mesure que ces derniers remplacèrent les totems quand, avec les empires primaires, les sociétés pensèrent la Génération ou Physis dans une durée et une étendue plus distinctes, non seulement cadrantes mais sous-cadrantes <13F,14E>, plus cardinales et moins ordinales. Un jour naîtront même les mythes savants que sont ceux de Platon (Mythe de la caverne, Mythe du Timée), de Rousseau (Le contrat social), de Freud (Totem et Tabou, Moïse et le monothéisme), de Ferenczi (Thalassa), où le mythique est un instrument de croyance <7I8> quand des thèses ne sont ni démontrables, ni même vraiment argumentables.

Les mythes d'origine étaient génératifs dans leur mode même de production. Le parleur qui les profère, les gesticule et presque les danse, procède comme un tisseur de fils, un laceur de filet, un tresseur de vannerie, toutes figures pour les dire qu'on rencontre dans Do Kamo. En tout cas, il est au milieu de ce qu'il prononce, fil parmi les fils, fibre parmi les fibres. Ni au-dessus, ni devant. Parmi.

 

22A2. Le conte, plus digitalisant

 

Ce qui n'est plus le cas du conteur, qui se distancie, serait-ce par le ton. Au néolithique, à mesure que se cadrèrent pour la première fois les tectures <13E> et les images <14D>, que se mirent en place les jetons de comptage, que se développa un schématisme générateur dans la sculpture et dans les dessins de la poterie, on peut croire que le discours mythique aussi commença à se cadrer, c'est-à-dire à thématiser sa structure, sa texture, sa croissance comme telles <7F>. Homo fabulant s'aperçut non sans plaisir et jouissance que, chez l'animal possibilisateur qu'il était, la fabulation et l'affabulation intervenaient à l'occasion de transformations surtout entre les extrêmes : le bon et le méchant, l'heureux et le malheureux, le puissant et le faible (plus tard, la cendrillon et le prince) ; ou encore, la table et l'instrument de musique, la semence et l'or. Les transformations extraordinaires supposaient un agent extraordinaire, la fée et la sorcière. Le transmutateur par excellence resta pourtant la parole et le geste du conteur.

Ainsi ce qui importe dans la fable et le conte ce ne furent plus les contenus particuliers, ni les personnages, ni les événements, ni en général le vrai, ni même le vraisemblable, mais les procédés fabulateurs comme tels, sémantiques, syntaxiques, pragmatiques, couvrant donc les trois domaines de la Logique <20A>. D'où la complaisance conteuse, ses insistances, ses redondances, en d'incessants ralentissements, accélérations, modulations, échos internes de la parole et du geste, mettant en relief les articulations du récit comme récit (et alors..., mais..., c'est ainsi que...) plus que les éléments articulés. D'où la distance ostensible, ostentatoire, du conteur à l'égard de ce qu'il narre, par opposition à l'implication du tisseur de mythe. Une transformation étant survenue, tous, conteur et auditeur, savent qu'une demi-douzaine d'autres vont s'ensuivre, hasardeuses mais prévues, leurs variations donnant à chacun les plaisirs d'une "résolution", d'autant plus jouissive que tout a été disposé dès le départ pour que rien n'y soit gratuit, mais computé, compté, conté.

Le thème central du conte est ainsi la possibilisation <6A> comme telle, l'occasion pour des spécimens hominiens de vérifier que leur définition la plus sûre est d'être des animaux possibilisateurs. Les enfants de quatre ans nous ont déjà frappés par leur capacité de reconnaître et de produire les subtilités les plus détournées de la logique <20>; leur participation intense au conte et à la fable appartient au même champ expérimental. Inversement, les logiciens les plus madrés ont souvent été des conteurs, l'Edgard Allan Poe de The Gold-Bug (le Scarabée d'or), qui fait la théorie vertigineuse d'Homo indicialisant et indexateur, ou le Lewis Carroll de The Hunting of the Snark, pour qui indices et index aboutissent à l'abîme, au Boojum. Le logicien du conte est cependant monsieur tout le monde, puisque, selon Dickens, il avait suffi à Mr Pickwick, aucunement littérateur de métier, de trois jours de rhumatisme pour écrire "A true tale of love", perle du genre. Cette évidence structurelle (et non factuelle), cette non-temporalité des contes (par opposition aux romans) expliquent sans doute comment ils ont été les plus transmissibles des productions littéraires d'Homo, traversant les pays et les cultures de la Chine à l'Irlande, et réciproquement, presque inchangés sur des siècles et des millénaires. Rien de plus nomade et plus persévérant.

Les mots qui ont désigné le conte sont éclairants. La fiaba italienne dérive évidemment de la fabula latine, qui combinait la conversation, l'histoire et le jeu. Tale, qui vient du vieux nordique tala, parler, a peut-être des liens avec le latin dolus et le grec dolos, qui pointaient le stratagème. Le fortaeling danois, où le préfixe for ajoute à la racine tale la façon du conteur de s'avancer, de se risquer de syllabe en syllabe, a donné chez Andersen Eventyr, aventure, aventures de mots en mots plus que de faits, enfantées par les girations de la phonosémie logicienne du danois ; et comme c'est là l'essence du conte et du conteur, les "contes d'Andersen" sont devenus des modèles universels. Borges, diable de logicien également, titra Ficciones, de fingere, supposer. Le conte français et le cuento espagnol renvoient audacieusement à computare, compter, trahissant le caractère sériel et dénombreur du conteur logiciste et combinatoire. Littré estime que de compter à conter "la dérivation est facile", et il relève que dans les anciens textes compter et conter étaient souvent confondus. La comptine et le conte sont de même souche.

C'est du reste un nombre, mille et un ("bin bir" = 1001 = "beaucoup", en turc), qui titre le plus grand recueil de contes dont Homo dispose, Les mille et une nuits, lequel ne doit pas son prestige à son arabe négligé, mais à la diversité des thèmes sédimentés là par Homo logicien narrateur, depuis l'Inde et l'Iran jusqu'à la Turquie et peut-être la Grèce, en strates de diverses époques depuis les débuts de notre ère. Le lien (frame story) qui en relie les récits explicite centralement la fonction du conte (compte) d'être un langage s'organisant contre tout, même la mort, puisqu'il s'agit d'une femme de sultan qui tient en respect un sultan tueur de ses femmes en exploitant sa curiosité logique. Les maillons épars des contes contrastent avec les points tissés serrés du mythe.

 

 

22B. L'épopée fondatrice

 

Dès lors que les empires primaires (Mésopotamie, Egypte, Maya, Chine, Inde) passèrent du cadrage du MONDE 1A néolithique ascriptural au sous-cadrage du MONDE 1B scriptural <13F, 14E>, on vit, parmi le cortège de leurs écritures, de leurs lois, de leurs armées, de leurs tombeaux, de leurs routes, de leurs portes, les mythes et les contes archaïques, seulement tissés par la parole vocale, faire place à ce que les Grecs ont appelé epos, ces paroles écrites ou proto-écrites qui articulèrent des actes et des héros fondateurs, protecteurs, cosmogoniques. Ce qui serait bien marqué si Herôs est apparenté, comme on l'a voulu, au latin servare, *Herw, observer, garder, conserver.

D'abord, quelques noms communs et propres, sertis dans les écritures très insistantes des empires primaires <18B>, s'intensifièrent avec éclat : "Là où il y a des noms (écrits), je veux mettre mon nom (écrit). Là où il n'a pas de noms (écrits), je veux mettre les noms (écrits) des dieux", dit à peu près Gilgamesh, il y a plus de 3,5 mA. Et le héros fondateur, formateur, protecteur est d'abord lui-même un nom sonore : "G(h)ilgamesh", "Enkidou", "Atra-Hasis", "Marduk", "Adamm", "Hava", "BHârata", "AkHileFs", "Aïnêâs" (trois syllabes longues), "RollAnt", "Lusíadas". Saillance nimbée de prégnance : Achille-aux-pieds-légers, Andromaque-aux-bras-blancs. Il en va semblablement du nom imprononçable du héros invisible, "YAVH, l'Elohim des Elohim, l'Adôn des Adonîm, l'Ell, le grand, le héros, à frémir de lui" (Deutéronome, 10,17, trad. Chouraki).

Tel est l'epos, la voix forte (*Fep, voix, comme dans vox), lequel a donné le français épopée (epos, poïeïn, faire un epos), et l'anglais epopee, qui a le même sens. De plus, il a donné l'anglais epos, désignant une suite de poèmes non formellement reliés autour d'un héros. L'auteur épique n'est plus un tisseur parolier, comme l'auteur de mythes d'origine, ni un logicien compteur comme le conteur de contes, mais un parleur-chanteur-écrivain sous-cadreur <13F,14E>, lotissant et arpentant des vers, des hémistiches, des mètres, à la façon dont les architectes des empires primaires lotissent et arpentent les villages autour de leurs villes-royaumes. Alors, ce que l'aède épique sous-cadre dans ses écritures intenses <18B>, ce sont les engendrements (pHuseis) naturels, techniques, sémiotiques fondamentaux : chocs primordiaux des éléments, des filiations et lignages, des frontières entre peuples (alliés/ennemis) et strates sociales, entre dieux supérieurs et dieux inférieurs. Le tout parmi le *woruld <1B> des instruments et processus artisanaux majeurs en usage en son époque.

 

22B1. Mésopotamie : Gilgamesh et Enkidou, Supersage, Marduk dieu suprême

 

Les premières écritures cunéiformes s'étaient à peine confirmées qu'à partir du souvenir d'un certain Bilga'mes, roi d'Uruk mort et divinisé aux environs de -2650, les thèmes fondateurs de Sumer et Akkad se bricolèrent en mythes écrits épars depuis environ -2300, avant que, vers -1750, se compose, au sens fort de poser-en-un-grand-ensemble (cum, ponere), l'éclat de l'épopée suméro-akkadienne unifiée de Gilgamesh.

Selon la violence et la radicalité des épopées fondatrices, le notable Gilgamesh et son ami sauvage Enkidou y déclarent en conflit (Je vais présenter au monde / Celui qui a tout vu, dit l'incipit) la Vie éveillée et la Mort "que nul n'a vue" et "dont nul n'est vraiment revenu". La Ville ceinte de remparts et la Forêt sans bornes. Les mérites complémentaires de l'Epouse, objet de protection et gage de famille continuée, et de la Courtisane (la Joyeuse), avec laquelle Enkidou doit s'accoupler huit jours et sept nuits pour passer de la sauvagerie à la culture, même si elle est confinée dans les remparts de la ville (entre dedans et dehors) et promise à une mort misérable. Les atouts complémentaires de la Force et de la Ruse. Le Déluge, dont réchappent quelques couples d'hommes, d'animaux, de plantes. La descente vers le bas jusqu'aux Enfers, où les morts mésopotamiens respirent de l'air fétide et se nourrissent de boue, et les prétentions ascendantes (déjà "prométhéennes" ?) de vaincre le Destin. Le tout avant de reconnaître la modestie (la position moyenne) d'Homo, constructeur efficace mais mortel de cités transitoires.

L'épopée de Gilgamesh, symptomatiquement contemporaine (-1750) des Jurisprudences de Hammourabi, le fut aussi de l'épopée du Supersage ou Atra-Hasis, première anthropogonie, ou genèse d'Homo. Là on voit les humains inventés par les dieux <Lorsque les dieux (faisaient) l'homme, dit l'incipit> pour qu'ils les dégagent des travaux pénibles de la construction et de la gestion du monde. Dans une Mésopotamie argileuse et humide, les hommes sont composés d'argile, périssable, et d'un souffle humide (wè), doué de quelque survie fantomatique, semblable à l'écriture cunéiforme, elle aussi mélangée d'argile séchée destructible et de pensée fantomatiquement survivante. Pourtant, ces ouvriers d'appoint sont si actifs que le bruit de leurs travaux trouble le sommeil de leurs créateurs sculpteurs, et ces derniers, pour retrouver leur sommeil béatifique, déclenchent un Déluge. Remède pire que le mal, et c'est l'occasion pour Atra-Hasis <Supersage> de proposer une solution plus amiable : que les hommes soient mortels, donc que chacun disparaisse après un temps raisonnable et fasse place à d'autres. Ainsi sera conservé l'avantage du rendement, tout en évitant les désavantages de la suractivité, virant à la jactance.

Ceci montre déjà la production des épopées fondatrices. L'organisation des dieux y reflète exactement celle des rois dans les cités-royaumes de Mésopotamie (Sumer, Akkad, Babylone) : les supérieurs ont la puissance définitive de décision, mais ce sont souvent les inférieurs, tel Enki/Ea, qui se chargent des solutions techniques, ingénieuses, particulières. Techniciens, les dieux subalternes ne dédaignent pas de s'entretenir avec les hommes techniciens, tel Atra-Hasis, et c'est ce dernier qui suggère à Enki/Ea la mortalité individuelle plutôt que le Déluge. On mesure aussi à quel point l'imaginaire épique est proche des structures basales des cerveaux hominiens, tant ses limites sont stables, puisque vers c.-1750 nous venons de rencontrer plusieurs des thèmes qui suffiront aux épopées fondatrices, et cela jusqu'au Popol Vuh maya.

C'est si vrai que, dès c.-1100, Marduk dieu suprême comprend quasiment toutes les "gonies" ultérieures du Moyen-Orient : des Grecs dans la Théogonie d'Hésiode (c.-700), des Hébreux dans la Genèse (c.-400), des Arabes dans le Coran (c.+600). On y trouve en effet non seulement une anthropogonie (naissance des hommes), continuant Supersage, mais en aval, une théogonie (naissance des dieux) et une cosmogonie (naissance du monde), puis, en amont, une poléogonie (naissance des cités, de leur architecture, de leur organisation) <Lorsque Là-haut / Le ciel n'était pas encore nommé, dit l'incipit>. Evidemment, pareil accomplissement supposa un moment anthropogénique très singulier, un double crépuscule magnificent : (a) celui de la civilisation suméro-akkadienne à la veille de sa décadence, (b) celui des écritures cunéiformes à la veille de leur remplacement par des écritures contractuelles (c.-1000). A ce compte, la plénitude théorique et langagière de Marduk fut telle que les manuscrits qui nous l'ont transmis, une cinquantaine, ne présentent guère de variantes, alors que ceux de Gilgamesh et du Supersage, moins définitifs de conception et d'énoncé, diffèrent considérablement

Pointons ces imaginations basales d'Homo. Le monde naît d'un accouplement, celui d'un Principe femelle inépuisable, Tiamat (où les Grecs entendront Thalassa), la mère-abîme, l'océan salé universel, à la fois ceinture du monde et matière disponible de toutes formes possibles ; et d'un Principe mâle, Apsu, l'eau douce, pure, première manifestation de la distinction et de l'abstraction. "Avant qu'apparaissent les noms", comme dit l'incipit, ces deux Principes sont inextricablement mélangés, magma <Tohu et Bohu, en hébreu>. Jusqu'à ce qu'un jour, on ne sait comment, naissent les premiers noms distinctifs et les premiers dieux distincts : supérieurs et inférieurs. Les dieux inférieurs, moins puissants mais plus sous-cadreurs, comme nous le savons depuis Supersage, conspirent fatalement contre Tiamat, la trop-confuse, trop-indistincte. Mais ils échouent à étreindre son immensité imprenable, avant que s'avance Marduk, dieu neuf et couvert d'éclat, lequel n'accepte de l'affronter qu'à la condition que les dieux, petits et grands, lui fassent allégeance déclarée, ce qu'il obtient. Le point faible de Tiamat est sa béance féminine ; elle est bouche grande ouverte ; Marduk y enfonce les quatre vents qui l'étouffent et la gonflent. Il pourra alors la séparer en parties, cadrant Ciel et Terre dans le vide central du Ciel sphérique primitif. Ensuite, selon le sous-cadrage cher aux empires primaires scripturaux <12B>, il sous-cadrera le Ciel en constellations, la Terre en armées, villes, architectures, après avoir converti les deux yeux de Tiamat en les deux sources de l'Euphrate et du Tigre : "oeil" et "source" sont un même mot dans les langues du pays.

Restait à Marduk dieu suprême de produire une anthropogonie. Le Supersage avait fait école, et Marduk continue de créer Homo comme un manoeuvre des dieux. Mais cette fois, ce n'est plus à partir d'argile, mais de sang coagulé en ossature ; on a fait observer que l'argile mésopotamienne est rouge, ce qui en fait déjà du sang. Surtout, le souffle (wè) qui est insufflé à Homo porte ici un nom de dieu, celui de Qingu, l'allié (démoniaque ?) de Tiamat dans ses résistances à Marduk. Ce qui, dès le principe, instille un agent du Mal dans l'homme. On a pensé à quelque manichéisme persan ; voire à une esquisse de "péché originel" ; en tout cas, à une étiologie des bizarreries fréquentes des idées et des actions humaines.

Enfin, pour que Marduk soit une épopée fondatrice complète, sa cosmogonie, sa théogonie et son anthropogonie se complétèrent, dans cet environnement de villes-royaumes, d'une poléogonie : "Faites donc Babylone,/ Puisque vous en voulez assumer le travail! Que soit apprêté son briquetage, / Puis dressez son faîtage!". On sait que dans la civilisation mésopotamienne tous les événements du monde dérivent astrogéologiquement de conjonctions successives des forces célestes et terrestes, dont les paroles (paroles-textes) despotiques, performatives, instauratrices sont des éléments à la fois expressifs et réalisateurs. Ainsi, Marduk dieu souverain se conclut par dix pages de titulature, qui proclament-écrivent presque en même temps une constitution : "Marduk conformément à son nom / A réglé les Destins pour les dieux / Et pris lui-même en charge / Toute l'universalité des peuples. (...) Epelons donc ses cinquante noms / Pour démontrer la gloire de sa personne, / Et pareillement ses oeuvres!".

Détachons donc un de ces noms de Marduk qui préfigure le psychisme de Yaweh : "Irrité, mais qui se raisonne ; / En fureur, mais qui se reprend / Longanime / Et bridant son âme". Mais les assyriologues savent qu'il faut aller plus loin, et que les cinquante noms de Marduk contiennent littéralement toutes ses propriétés et fonctions. En effet, dans l'écriture akkado-sumérienne, chaque syllabe écrite non seulement contribue à la prononciation du mot entier (comme dans nos scriptions), mais conserve le sens qu'elle a comme syllable isolée dans la langue et même dans les langues de l'érudit qui la compose (ce qui n'est pas le cas du copiste, du scribe, qui seulement copie). Pour prendre l'exemple de Bottéro, si Marduk est ASARI, c'est qu'il est bel et bien le donateur (RI, don), le fondateur (SAR, fondateur) du quadrillage des champs (A, quadrillage, cadastre). Voilà de la cosmologie et de la théologie écrites, dont nous perdons la mécanique interne quand nous traduisons platement : "O Marduk, donateur et fondateur de l'agriculture".

Ainsi, dans l'anthropogénie, s'est achevée vers -1100 la première récapitulation stable de tous les dieux d'un peuple sous/dans un dieu souverain, Marduk, peut-être moyennant le souvenir de la récapitulation, fugitive celle-là, des dieux égyptiens sous/dans le seul Amon-Râ, durant le règne d'Akhen-Aton et Néfertiti (-1360). Comme dans ce cas, la centralisation des dieux eut lieu à la suite de la suprématie d'une Ville devenue une capitale politique et religieuse fort prévalente. Dans le prologue de ses Jurisprudences, Hammourabi avait crûment énoncé cette déduction du religieux à partir du politique dès -1750 : "Ils ont fait prévaloir Marduk sur les hommes et les dieux lorsqu'ils ont accordé à Babylone un rôle prééminent et fait déborder son autorité sur l'univers en y établissant une royauté éternelle aussi inébranlable que ciel et terre."

Pareille théogonie-cosmogonie-anthropogonie-poléogonie épique a supposé l'écriture cunéiforme en sa maturité finale, comme les Assyriologues y insistent, et en particulier Bottéro auquel nous avons emprunté nos traductions. Cette écriture, assurément, fut intensément performative, comme toutes les paroles proférées du MONDE 1A ou écrites du MONDE 1B. Mais, conçue pour une langue très monosyllabique (le sumérien), puis adaptée à des langues sémitiques (l'akkadien et autres), elle exalta à l'extrême la performativité générale par les vertus opposées d'une narrativité linéaire, grâce à ses éléments alphabétiques suffisamment distinctifs, et d'une polysémie considérable, tenant à la sémantique labile des langues véhiculées et à la persistance d'éléments pictographiques <18B2b>.

 

22B2. Canaan : L'appel de Débora. Tradition yahviste et tradition élohiste. Osée et Isaïe. Le Deutéronome. Jérémie et Isaïe II. Ezéchiel et la tora sacerdotale du Pentateuque. Job et l'Ecclésiaste

 

Une anthropogénie doit s'attarder sur l'Ancien Testament. Les épopées fondatrices déterminent l'histoire de peuples entiers, et c'est celle qui compte la plus longue influence, de trois millénaires. D'autre part, ce genre d'écrits comporte des sauts anthropogéniques, et le testament hébraïque témoigne d'un saut anthropogénique majeur, le monothéisme, sous sa forme première, la plus tranchée. Et il montre suffisamment le devenir de pareil saut : ici, une origine à partir de la rencontre entre des groupes nomades, pratiquant l'Alliance humaine et divine sous forme passionnelle, et des groupes à jurisprudence établie ; puis, des approfondissements et détours sous l'effet d'expériences singulières, comme l'Exil de Babylone ; ensuite, des rapports privilégiés avec une structure politico-sociale qui se montrera extrêmement efficace : la diaspora pervasive ; enfin, une manière de s'atténuer, peut-être de se scléroser, jusqu'à se combiner avec un courant très différent, la métaphysique grecque, pour contribuer à établir la mentalité méditerranéenne "réaliste" d'une autre épopée fondatrice, le Nouveau Testament. On ajoutera que l'Ancien et le Nouveau Testaments sont les seules épopées dont nous suivions presque pas à pas la genèse, grâce aux documents transmis par des églises les ayant conservées comme objets de culte ; ce qui n'est le cas ni pour Homère, ni pour Hésiode, ni pour le Mahâbhârata, ni pour les Nibelungen, ni pour le Popol Vuh.

Maintenant, on ne peut rien comprendre à l'hébraïsme, puis au judaïsme, si on ne mesure d'abord l'originalité du pays de Canaan. C'est cette bande de terre qui court de l'Egypte au Liban, patchwork de terres cultivables et désertiques, où l'agriculteur sédentaire et le berger nomade se côtoient au plus près. Vers -1250, cette bande de passage relativement étroite est entourée au sud par l'Egypte (au lendemain du protomonothéisme d'Akhen-Aton), à l'est par la Mésopotamie (babylonienne et assyrienne, selon les moments), au nord par les Hittites (Indo-européens), à l'ouest par la Méditerranée orientale en train d'être couverte par les Doriens (autres Indo-européens), et que sillonnent assidûment les Cananéens de la côte, les Phéniciens, en particulier ceux d'Ugarit. Ces Phéniciens très marins et commerçants au long cours, probablement les inventeurs de l'alphabet, disposent depuis un bon moment (-c.1350 au plus tard) d'une écriture fort adaptable, contractuelle, ne s'embarrassant pas d'esthétique, bref rompant avec les intensités graphiques non seulement du démotique égyptien mais des écritures cunéiformes mésopotamiennes <18B>. Ainsi, nous le savons depuis les découvertes des écrits d'Ugarit en 1928, les Cananéens sédentaires jouissent à ce moment d'une riche civilisation faisant écho aux quatre grandes influences culturelles qui les assiègent. En contraste, les tribus nomades du pays, hébraïques, sont singulièrement sauvages. Celles du Sud se mettaient volontiers au service des Egyptiens, voire s'installaient en Egypte. Une de ces installations finit par mal tourner, et les "exilés" décidèrent de remonter vers Canaan. Il semble qu'un chef ait joué à ce moment un rôle éminent, que la tradition appelle Moïse (c.-1250). Après ce retour, les tensions s'avivèrent entre les Cananéens sédentaires et les tribus nomades.

A cette occasion, parmi ces dernières se cristallisèrent des éléments culturels jusque-là épars en un système qu'on appelle l'hébraïsme, sorte de diamant petit, très lumineux, ayant la caractéristique d'être taillable en facettes opposées ("Toutes les choses vont deux par deux, en vis-à-vis", finira par dire l'Ecclésiastique) et très peu nombreuses. Il tenait à peu près dans les mots suivants : nous Bédouins avons un Elohim (un El au pluriel-singulier), hérité de nos ancêtres, qui non seulement est suprême comme le Marduk de Mésopotamie, ou unique au sens de "à qui nul autre n'est semblable" comme le Amon-Râ d'Akhen-Aton d'Egypte, mais jalousement unique, pour un peuple élu. Assurément, cet élohim est un despote oriental chez qui l'omniscience et la volonté coïncident, comme chez beaucoup des dieux antérieurs, mais, étant nomade comme nous, chez lui la liaison de la science et du parti pris a lieu dans l'instant, qu'il s'agisse de la haine ou de l'amour, de la justice ou de la miséricorde. Entre des nomades et un dieu unique nomade, il ne peut y avoir qu'un seul lien stable, une Alliance houleuse, déclarée avec Moïse, mais préparée avec Abraham, et antérieurement avec Noé.

Il y a plus. Il va de soi qu'étant sans partage, ayant créé le monde à son gré (déjà il était dit à Aton : "Tu as créé la terre selon ton désir, alors que tu étais seul"), notre élohim est responsable de tout, de l'ordre initial des choses et de leur gouvernance quotidienne. En particulier, il est bien le chef (le cheik) responsable des victoires et des défaites de son peuple, le dieu des armées. Or, s'il convient de lui imputer ce qui va bien, comment lui imputer le Mal, le mal physique, la défaite, la faute rituelle ou le péché intime ? L'élohim ordonnateur unique ne saurait fauter, reste donc ("en vis-à-vis") que la faute soit le fait du peuple ou des membres du peuple. A moins, plus subtilement, que ce que nous les hommes considérons comme étant mal, et plus généralement le Mal, fasse partie d'un Ordre supérieur, inaccessible à nos esprits, si bien que nous n'aurions qu'à admirer le cours des choses en nous taisant. En tout cas, pareil Elohim monothéïste, qu'il soit arbitraire en réalité ou qu'il soit arbitraire seulement pour notre ignorance, ne saurait avoir d'attributs. Puisqu'il n'est responsable que devant lui-même, il échappe à toutes nos catégories, il n'y a rien à en dire, sinon qu'il est. Et en effet il s'appelle "Yahvé", ce qui dans l'hébreu des ancêtres aurait voulu dire : "il est". Oui, son tétragramme "YHVH", avec son yod et son digamma (donc deux semi-voyelles ou semi-consonnes) et ses deux alephs, est sans image, lumière pure sans forme, et même sans voix, et par là nuée autant qu'éclat, sinon que la continuité de ses alliances mouvementées lui donne la continuité "d'être-et-d'avoir-été". En un sens, éternel autant qu'unique.

Tel fut l'hébraïsme, le diamant mental d'un peuple particulier, mais qui, dans l'anthropogénie, reste la figure du monothéisme initial (celui d'Akhen-Aton fut éphémère). Que ce diamant se mît à fulgurer continûment semble avoir requis l'uniformité du désert versus les diversités des terres cultivables ; la macrodigitalité nomade versus l'analogie sédentaire <2A2e> ; la solitude bédouine versus les complexités des quatre civilisations environnantes ; la passion préférentielle du groupe isolé (en ghetto) versus les compromis inhérents aux villes multiples ; l'Alliance réversible comme seule permanence possible pour des nomades. La coïncidence dieu/peuple/langue/écriture fut alors d'autant plus stricte et tourmentée, paranoïde, persécutionniste, mono-ethnique, qu'elle s'exprimait dans une langue sémitique, l'hébreu, lequel baignait maintenant dans un milieu disposant d'une écriture contractuelle, phénicienne, qui inspirera bientôt les écritures hébraïque archaïque et araméenne, de même sorte. C'est pourquoi nous emprunterons les traductions de Chouraqui, parce ce sont les seules à rendre le cri du texte, alors que celles de la Bible de Jérusalem sont exactes mais lisses, gommant l'imagerie éblouie et la transe : "Sois en spasmes, convulse-toi, fille de Siôn, comme une parturiente!" (Michée), "Comme une parturiente, je halète : j'aspire et j'exhale tout ensemble." (Isaïe II). Assurément, pour les dates problématiques, il faudra se référer aux travaux récents, que le lecteur français trouvera commodément résumés dans La Bible et sa société, 2000, fruit d'un collectif d'une cinquantaine de contributeurs.

En Canaan (Kena'an), la victoire des bédouins incultes sur les agriculteurs acculturés fut l'objet d'une première épopée fondatrice, le Réveil de Débora, conservée au chapitre 5 du Livre des Juges, et dont l'antiquité nous est attestée par sa langue et par sa structure. Ce sont une dizaine de strophes rapides, sans liens syntaxiques, qui font se succéder des épisodes en éclats. (1) Au départ, une stagnation : "Les caravanes avaient cessé, les marcheurs des chemins allaient par des sentiers tortueux". (2) Le réveil par la voix d'une prophétesse, Débora : "Jusqu'à ce que je me sois levée, Débora". (3) L'élan guerrier d'un peuple lié par alliance à un dieu unique : "échevellements des échevellements d'Israël". (4) Le rassemblement instantané des frémissants : "De Makhir descendent les exarques". (5) La complicité entre YHVH et la nature : "Des ciels elles guerroyèrent, les étoiles, de leurs orbites guerroyèrent contre Sissera". (6) La réticence de quelques tribus, car le mal ne saurait venir du dieu, mais seulement des hommes : "Asher est resté au rivage de la mer, Il s'est tenu le long de ses golfes"). (7) L'attaque victorieuse de Ya'el, une autre femme, contre l'ennemi : "Et Ya'el martèle Sissera, elle lui fracture la tête, elle le mutile, elle lui troue la tempe." Nous sommes bien dans des groupes patriarcaux semi-nomades où les matriarches ont des rôles initiateurs. (8) La croyance ridiculisée de la mère de Sissera en la possible victoire de son fils impie contre YHVH : "Pourquoi son charriot tarde-t-il à venir ? Ils trouvent et partagent le butin, n'est-ce pas ? Une matrice, deux matrices par tête de brave!". (9) L'annonce de la victoire inévitable : "Ainsi perdront tous tes ennemis, YHVH-Adonaï. / Ses amants sont comme le jaillissement du soleil en son héroïsme". Cette dernière phrase exemplifie la prosodie hébraïque favorite : des versets composés de deux hémistiches, le second étant perçu comme un écho phonique et sémiotique du premier ; et chaque hémistiche composé de syllabes longues en nombre égal, et de brèves en nombre plus libre, avec fréquemment l'accent sur les dernières syllabes prosodiques. Ce dispositif donnait toute leur ferveur aux racines (tri)consonantiques d'une langue sémitique.

Canaan, progressivement unifié par ses "Juges", connut alors, vers -1000, les deux "Rois" glorieux du Sud (ou Juda, autour de Jérusalem), David et Salomon, avant que l'oppression fiscale imposée au Nord (ou Israël, autour de Samarie) ne conduise au schisme sous leur successeur Roboam. Pour un peuple de l'Alliance avec l'Unique, le schisme était le Mal absolu. Et, au Sud, c.-850, la tradition "Yahviste", ainsi désignée parce qu'elle affectionne de donner à l'Elohim son nom propre "Yahvé", produisit une épopée fondatrice donnant du Mal une première solution. La faute est le fait de l'homme, non du dieu, c'est sûr, mais de plus elle est originelle, et même essentielle. Ce fut la bévue (la gaffe, le faux pas, plutôt que le péché, pas encore inventé <6G1>) du couple d'Ish (Homo mâle) et d'Isha (Homo femelle), car, en ces temps préhelléniques, Homo (Adam) est encore toujours couple. Dans le Jardin d'Eden, ces deux-là n'avaient pas été capables de s'abstenir, non pas de l'Arbre de Vie, auquel ils avaient accès comme tout vivant (même si leur était barrée la vie éternelle, réservée aux dieux), mais de l'Arbre du Bien et du Mal, dont le fruit est la Vérité nue. Le serpent, le "rusé-glabre", leur fit croire que de goûter à la Vérité sans fard les rendrait égaux à YHVH ; en fait, le fruit de l'Arbre de Vérité leur montra seulement ce qu'ils étaient : des animaux de peu de science, "sans face, "nus" au sens oriental, le mâle gagnant son pain à la sueur de son front et la femelle enfantant dans la douleur (Genèse 2). Chassés du Paradis de l'insouciance, ils eurent honte. Tenant à l'essence humaine, ou découvrant l'essence humaine, leur bévue expliquait toutes les fautes ultérieures, depuis celle de Caïn. On en fit un dicton : les pères ont mangé des raisins verts et les dents des enfants en sont agacées.

Au Nord, la tradition "Elohiste", c.-800, aborda le même problème monothéiste du Mal mais sous un autre angle, peut-être plus fondamental, quitte à remonter historiquement moins haut, à Abraham. En effet, c'est Abraham qui, pour une société patriarcale, éprouva à la limite les deux humeurs du dieu despote nomade arbitraire, exigeant d'abord d'un père le sacrifice (l'immolation, la "montée") de son fils ligoté, et sitôt après se restreignant, envoyant un ange retenir le bras levé, en même temps que surgissait (sacramentellement ?) d'un buisson un bélier, victime de substitution, selon l'habitude mésopotamienne de remplacer les sacrifices humains par des sacrifices animaux. Or Abraham avait subi ces deux humeurs sans broncher, acceptant d'un même mouvement le bon plaisir divin et sa propre ignorance, ce qui en fit le "père des croyants". Ainsi, pour rendre raison du Mal, la tradition "Elohiste" couplait l'incompétence d'Homo et la sagesse incommensurable de l'Elohim, selon ce que le christianisme appellera un jour la "transcendance divine". Il ne fallait donc pas appeler trop familièrement l'Elohim par son nom propre "YHVH", et ne plus le faire intervenir en chair et en os dans l'Eden comme s'y était plu la tradition "Yahviste", encore naïve. Préludant à l'iconoclasie, le divin, plus qu'à des apparitions détaillées, fut réduit à des voix, parfois à un simple "souffle bruissant".

Qu'ils aient été "yahvistes" ou "élohistes", pareil dieu, pareille langue, pareil schisme, pareilles versions du Mal devaient enfanter des prophètes. C'est vrai que les Mésopotamiens, largement Sémites aussi, avaient connu déjà des voyants exaltés, mais sans en faire grand cas. Or ici Débora, la crieuse de la première épopée fondatrice, est déjà prophétesse. Vers -750, Osée, prophète du Nord, proposa de lire le problème du Mal sous la catégorie passionnelle de l'Epouse/Courtisane, qui nous est familière depuis Gilgamesh. L'Epouse, Israël, a été infidèle à l'Epoux, YHVH, lequel ne peut que châtier la Courtisane, avant d'être tenté de la séduire à nouveau et de la réhabiliter comme Epouse. Selon les deux humeurs divines, déjà éprouvées par Abraham, YHVH dit d'abord sa rage : "Je la déshabillerai toute nue, je la rendrai pareille au désert, je la réduirai en terre aride, je la ferai mourir de soif. Elle courait après ses amants, et moi elle m'oubliait". Mais il est aussitôt vaincu par ses attendrissements d'amant déçu : "J'aurai pitié de Lo-Rouhama <la pas-pitié>. Je dirai à Lo-Ammi <la pas-mon-peuple> : Tu es mon peuple ; et lui dira : Mon dieu!". Des prophéties si charnelles appelaient des sacrements (signes incarnés du divin), et pour mieux s'identifier au dieu dont il était le porte-parole, Osée épousa très sacramentellement une prostituée non repentie. A ce compte, ce n'étaient plus les conventions rituelles qui importaient, mais les sentiments intimes, en une rupture anthropogénique avec toutes les religions antérieures. Mari-amant, YHVH le déclare sans ambages : "Je désire le chérissement, non le sacrifice. / La pénétration de YHVH, plus que les montées".

Isaïe, prophète contemporain, disqualifia également le rituel, mais pour lui préférer non plus les bons sentiments, comme Osée, mais les bonnes actions, en une nouvelle rupture anthropogénique : "Pourquoi la multitude de vos sacrifices pour moi ? Je suis rassasié des montées de béliers, de la graisse des buffles. L'encens m'est une abomination. Apprenez à bien faire. Faites justice à l'orphelin. Combattez pour la veuve!". Cependant, ce n'est pas pour cela qu'Isaïe deviendra le parangon des prophètes, mais pour avoir prouvé que le pro-pHènaï prophétique, d'abord simple parler-en-place-de-l'Autre, est aussi un parler-avant-l'Evénement. Et cela non par illumination, mais par des observations qui rappellent les "prédictions déductives" dont Bottéro parle chez les Mésopotamiens. En effet, si le Mal vient de l'homme, si le dieu jaloux y est bafoué par son peuple, il y faut des punitions exemplaires, dont la plus sévère, pour un peuple élu sur une terre promise, est la conquête par un peuple voisin. Or, à y regarder de près, ceci suppose que YHVH régisse les nations voisines vengeresses, bref qu'il gouverne l'univers. Et c'est bien ce que dit Isaïe : "Il élève une bannière pour les nations, au loin. Il le siffle <le Babylonien, l'Assyrien, l'Egyptien, le Hittite, le Perse, etc.> du bout de la terre, et voici, vite, léger, il vient". Autre prophète contemporain, Michée conclut aussi à une gouvernance transnationale, mais pour en déduire l'espoir d'une paix généralisée : "YHVH jugera des peuples multiples, il exhortera des nations multiples jusqu'au loin. Ils ne porteront plus l'épée nation contre nation, et n'apprendront plus la guerre". On remarquera pourtant combien son monothéïsme demeure relatif : "Oui, tous les peuples iront, chaque homme au nom de ses Elohim. Et nous nous irons au nom de YHVH."

Il faudra un siècle encore pour que l'unicité divine se tranche, à l'occasion d'une unité nationale devenue plus pressante sous les menaces extérieures, en une nouvelle confirmation de la théologie sociologique de Hammourabi énoncée plus haut <22B1>. En tout cas, sous le pieux roi Josias, l'élan unitaire de Canaan accoucha d'une supercherie féconde : c.-620, on feignit d'avoir retrouvé, enfoui dans le Temple, le texte de la Loi primitive de Moïse. Ce qui donna la première épopée fondatrice hébraïque monumentale, que son incipit appelle Paroles, et que, depuis la version grecque des Septante, nous nommons le Deutéronome, ou seconde loi. En une mise en scène formidable, du haut d'un Sinaï d'où s'apercevait toute la terre promise où il n'entrera pas, Moïse héros proclame en diatribes fulgurantes un contrat (berît, alliance) qui est en même temps une élection (bahar, choisir) entre son peuple Israël et son dieu YHVH. Assurément, ses "paroles" ne cherchent nullement à évoquer les années -1250 où elles sont censées avoir été prononcées, mais bien à articuler aussi fermement que possible le nouveau projet d'unité politico-religieuse des Cananéens.

En voici les pierres d'angle. (a) Le monothéisme est achevé : "Voyez maintenant, oui, moi je suis lui <j'abolis tous les autres>, sans autre Elohim avec moi. Moi, je fais mourir et je fais vivre, je mutile et je guéris. Contre ma main, pas de secours. Oui, je porte aux ciels ma main, et je dis : Moi-même je vis en pérennité. Ma main s'empare du jugement. Je saoule mes flèches de sang. Mon épée mange la chair." (b) Le culte de Yahvé ne sera toléré qu'en un seul lieu, Jérusalem, en un seul Temple, autour d'une seule arche : "Je fais le coffre en bois d'acacia". (c) Bien plus, le culte sera l'affaire d'une caste privilégiée, les Lévites : "En ce temps-là YHVH sépara le rameau de Lévi pour porter le coffre du pacte". (d) En conformité avec la tradition "élohiste" iconoclaste, aucune représentation du divin ne sera permise, "sculpture, image de tout symbole, forme mâle ou femelle". (e) L'alliance du dieu unique avec un peuple élu sur une terre promise s'assortira du refus du mariage hors de la race : "Ne donne pas ta fille au fils de l'étranger". Le mono-ethnisme glisse même à l'ethnocide : "Mange tous les peuples que Yavhé, ton Elohim, te donne", "Pille tout pour toi, hommes, femmes et marmaille (...) ne laisse vivre aucune haleine". Face à l'absolu de l'Unique, tout attendrissement est banni : "Prenez garde que votre coeur ne se vulve". Et cela jusqu'à l'intérieur de la tribu, du clan, des familles : "Serait-ce ton frère, le fils de ta mère, ou ton fils, ou ta fille, ou la femme de ton sein (...), si quelqu'un t'incite à sacrifier à Baal <l'Elohim agricole et pastoral concurrent de Yaweh>, "tu le tueras, tu le tueras (...), lapide-le de pierres, à mort". Le diamant hébraïque n'eut jamais autant d'éclat que dans cette férocité, et Chouraqui tient le Deutéronome pour "un des textes de la Bible littérairement des plus parfaits".

Cependant, le très juste roi Josias mourut prématurément dans une bataille perdue contre Babylone, victime de son alliance mal inspirée avec l'Egypte, et ce nouveau raté monothéiste contre le Mal suscita de nouveaux prophètes, qui commencèrent par balayer le dicton des raisins verts, et donc le péché originel de la tradition "yahviste". A la veille de l'Exil, Jérémie propose un double déplacement ("en vis-à-vis") de la Faute, du for externe au for interne, et du groupe à l'individu : "Je placerai ma Loi à l'intérieur d'eux-mêmes, et c'est au fond de leur coeur que je l'inscrirai, chacun mourra pour son propre crime". Quant à Josias, le juste trop infortuné, on prit la peine de lui inventer une fin conforme à ses mérites (après tout, était-il sûr qu'il mourût dans la bataille ?).

Enfin, survint l'Exil, l'abomination de la désolation. De -587 à -538, un demi siècle, les élites de Canaan, trois ou quatre mille hommes avec leurs familles, furent transportées à Babylone, où tous rituellement pleurèrent au souvenir de la terre natale avec le Psaume 137 : "Sur les fleuves de Babel, nous habitions là. Nous pleurions aussi, en mémorisant Siôn." Mais, en même temps, ces exilés doués prospérèrent financièrement et culturellement au contact d'une civilisation bimillénaire, mobilisée par l'influence de l'écriture alphabétique araméenne, avant que vers -500, l'araméen comme langue ne se mette à remplacer l'hébreu. Dans cette animation spirituelle, les vues géopolitiques des prophètes s'aiguisèrent au point qu'Isaïe II, ainsi appelé parce que ses dires nous sont conservés dans les chapitres XC à LV d'Isaïe, donc entre Isaïe I et ce que certains appellent Isaïe III, prévit la défaite proche des cruels Babyloniens par Cyrus (Korèsh), un Perse indo-européen espéré plus amène, et y vit la confirmation de la théophanie de Michée, où Yahvé deviendrait le créateur et le gouverneur de tous les peuples.

Mais surtout, sur cette lancée, l'anonyme eut l'audace anthropogénique inouïe, après des siècles de "théologie de la rétribution", de concevoir une "théologie de la déréliction", où la grandeur du juste tiendrait non plus à la puissance, mais à l'abaissement ultime : "Il monte comme un surgeon en terre aride. Il n'a ni forme ni splendeur. Méprisé, refusé par les hommes, homme de douleurs, pénétré de maladie, nous n'en tenions pas compte, et nous le comptions pour touché, frappé par Elohim, violenté. Mais en sa blessure nous sommes guéris." Ce que, plus audacieusement encore, il mit dans la bouche de YHVH même : " Il répartit le butin avec les puissants, pour avoir dénudé son être à mort, compté parmi ceux qui font carence. Il porte la faute de plusieurs, et pour ceux qui font carence il s'interpose". Cinq siècle plus tard, ces déclarations tellement intempestives ne purent que conforter la conviction des premiers juifs chrétiens, qu'orchestra l'évangile de Matthieu, que Jésus de Nazareth, Messie crucifié, et non plus Messie régalien, avait miraculeusement été prédit cinq siècles auparavant par des prophéties.

Cependant, à côté de cette révolution religieuse réservée à une élite étroite et sporadique, se mit en place une révolution politique populaire à résonances globales. Après l'autorisation de retour de Cyrus, beaucoup continuèrent d'habiter et de commercer fructueusement à Babylone, et seuls les "zélotes" rentrèrent au pays. Ainsi prit forme, entre Judée et Mésopotamie, non sans rapport avec l'élan des colonisations grecques contemporaines, la première expérience d'une diaspora singulière par laquelle un peuple extraordinairement unifié par la race, la religion, la langue, l'écriture, l'Alliance, éprouvait ses excroissances territoriales comme ouvrant et confortant son chez soi, et son chez soi comme resserrant et confortant ses excroissances territoriales. Ce fut le début du passage de l'hébraïsme au judaïsme, auquel d'aucuns attachent le nom d'Ezéchiel. Dans une vision fameuse, celui-ci prophétisa qu'après l'Exil les "ossements desséchés" des Hébreux reprendraient vie, ils ressusciteraient donnant naissance à un nouveau peuple, international. A toutes les caractéristiques que nous avons relevées plus haut du pays de Canaan vers les années -1250, il faut donc, depuis -538, ajouter maintenant cette prédestination d'être, comme couloir multiculturel entre quatre civilisations avancées, le foyer possible d'une diaspora pervasive au sein de peuples déjà cultivés.

C'est de cet avènement politique extraordinaire que le Pentateuque (Hexateuque), ou Tora (loi), sera l'épopée fondatrice canonique. Nous en connaissons quelque peu l'occasion. Les Perses affectionnaient une certaine décentralisation, et une missive d'un Artaxerxès proposa aux lettrés hébraïques de retour en Canaan une gestion religieuse autonome à la condition qu'ils rédigent leur coutume ; ce fut à l'époque de Néhémie, c.-450, s'il s'agit d'Artaxerxès I, ou à celle d'Esdras, c.-400, si ce fut Artaxerxès II, comme on le croit plutôt maintenant. La nature de la commande explique le caractère de compilation ou de florilège du résultat. Travaillant relativement vite, prêtres et érudits regroupèrent des oeuvres antérieures qui leur convenaient ; ils les distribuèrent en des ensembles titrés d'après leur incipit : Entête, Noms, Il crie, Au désert, Paroles, et qui nous sont devenus familiers sous les titres que leur imposèrent les Septante d'après leurs contenus, à la façon grecque : Genèse, Exode, Lévitique, Nombres, Deutéronome ; ils les remodelèrent plus ou moins afin d'en faire des touts continus pour les lecteurs non avertis ; ils y insérèrent des préfaces et des postfaces infléchissant des textes à leur souhait. Ainsi, le récit de la création du monde, par lequel la tradition "Yavhiste" s'était proposé surtout d'introduire le péché originel, devint le chapitre 2 d'Entête (Genèse), et les compilateurs l'introduisirent par un doublet, notre chapitre 1 avec en hébreu son assonance et son allitération initiales fameuses  : "bèroshit bèra Elohim..." <En-tête fit Elohim>), après quoi la création se distribue sacerdotalement selon les 7 jours de la semaine liturgique (six jours de travail + un sabbat rigoureux), ou selon les 8 oeuvres de YHVH, ou selon ses 10 paroles (7 "Il vit", 8 "Il fit", 10 "Il dit"). Pour ce qui concerne Abraham, père des croyants, ce fut surtout la tradition "Elohiste" qui fut privilégiée. Quant au Deutéronome (Paroles) il répondait si bien au nouveau judaïsme conquérant puis pervasif qu'il semble avoir été repris en entier sans guère de retouches. Etc.

Assurément, c.-450/-400, à l'époque des historiens grecs Hérodote et Thucydide, ou tout simplement par souvenir mésopotamien, pareille épopée se devait de fournir une certaine chronologie, même sans chercher à être historique au sens grec. C'est à quoi servirent les thèmes des cosmogonies, des anthropogonies et des zoogonies de Gilgamesh, du Supersage et de Marduk, fréquentées durant l'Exil, en ignorant bien sûr les thèmes des théogonies, sans objet dans un monothéisme. Ainsi le Pentateuque comprit-il : (a) une création entendue comme la séparation des éléments initiaux Mer/Sol (en élidant l'accouplement de Tiamat femelle et d'Apsu mâle, incompatible avec YHVH créateur unique asexué) ; (b) Homo composé d'argile et de souffle ; (c) un Jardin d'Eden ; (d) un Adam arpenteur de l'espace et imposeur de noms déterminant l'être des choses ; (e) des ziggurats, fleurons de la technique de Babel ; (f) un Déluge, etc. A quoi furent ajoutés les "A genuit B" des Patriarches et des Matriarches pour satisfaire au goût hébraïque de la continuité séminale.

A l'anthropogéniste, ces emprunts mésopotamiens montrent combien le cerveau d'Homo est peu fertile en nouveaux thèmes cosmogoniques (comme en animaux fantastiques, ajouterait Borgès), mais aussi comment il lui arrive aussi d'en déplacer révolutionnairement le sens, comme ici quand Yahvé est dit seulement "celui qui est", ou encore quand la recherche de l'omniscience et de l'immortalité par Homo devient l'occasion d'un péché originel "yahviste", ou d'un pressentiment lointain de la transcendance "élohiste". Et le géopoliticien, sensible au passage de l'hébraïsme au judaïsme, ne pourra pas ignorer que, dans les facettes couplées du diamant hébraïque ancestral, le Pentateuque paraît avoir privilégié chaque fois le terme archaïque : faute originelle versus faute intime personnelle ; Yahvé mari jaloux versus Yahvé amant miséricordieux ; Yahvé ethniste génocidaire versus Yahvé universaliste ; Israël seul peuple élu (mono-ethniste) versus toutes les nations élues en second. Comme si les rédacteurs officiels, plus ou moins zélotes, avaient laissé aux prophètes le soin de représenter les opinions contraires ("en vis-à-vis"), respectables et certes authentiques, mais fort minoritaires, hors Tora.

A ce compte, on pourrait penser avec Bottéro que le Pentateuque, c.-450 ou c.-400, marque la fin de la période créatrice de l'hébraïsme et le début de sa sclérose dans le judaïsme, un peu comme, c.-1100, Marduk dieu souverain avait été le grand éclat crépusculaire de la culture créatrice mésopotamienne, avant sa décadence irrémédiable. C'est ce que confirmerait l'histoire de Joseph, que le récit situe dans l'Egypte d'avant l'Exode, mais que les situations évoquées attribuent presque certainement à la diaspora juive d'Egypte du début de la période perse (c.-500/-450). Très symptomatiquement, les compilateurs du Pentateuque ont fait à ce texte, qui tient autant du conte oriental que de l'épopée fondatrice, une place capitale : il couvre la moitié de la Genèse et assure sa liaison avec l'Exode (ch.30 à 50). Or, le thème est bien celui de la diaspora pervasive dans des peuples déjà cultivés : comment appartenir à un peuple élu sur une terre promise, et pourtant, quand on est doué, faire carrière à l'étranger, en mettant son savoir-faire nomade, financier et négociateur, au service des maîtres locaux, au point de les déstabiliser dans leur pouvoir ? De ce métissage Joseph aura fourni la recette à l'épreuve du temps : distance ou ironie à l'égard des "sacerdotaux de Juda" restés au pays (il a été vendu par ses "frères") ; mariage fort peu deutéronomiste avec la fille d'un prêtre égyptien d'Héliopolis ; distance à l'égard des deux thèmes classiques de la Tora : terre promise et alliance ; distance à l'égard de Yahvé même, nommé au seul chapitre 39, et uniquement comme le garant de la confiance inébranlable que trouve Joseph dans son habileté gestionnaire : "Et c'est YHVH avec Iosseph. YHVH est avec lui et tout ce qu'il fait. Et YHVH le fait triompher en sa main. Le chef de la maison d'arrêt donne en mains de Iosseph tous les prisonniers de la maison d'arrêt. Et tout ce qu'ils faisaient là, il le faisait, lui. Le chef de la maison d'arrêt ne voit rien de tout ce qu'il a en main, parce que YHVH est avec lui".

Fixé comme tora définitive, le Pentateuque ne fera plus guère que se repolir sous l'influence diffuse de la pensée méditerranéenne de l'heure, comme en témoigne le Targoum, sa traduction de l'hébreu à l'araméen. Par exemple, le Targoum glose l'histoire de Caïn de façon à éviter, grâce à l'accointance d'Eve avec un ange du Mal, un Shatân ou un de ses suppôts très présents dans l'hébraïsme ancien, la filiation trop directe entre Yahvé et le premier des assassins, marqué d'un signe paradoxal qui déclarait sa faute et le protégeait des vengeurs ; du même coup, le Déluge, au lieu d'apparaître trop comme une frasque de despote divin, se justifiait par les excès répétés de la descendance caïnique. De même, dans la catastrophe de Babel, le Targoum glose que les constructeurs de la ziggurat projetaient d'élever sur son sommet un autel aux faux dieux, ce qui lavait Yahvé d'être ce mauvais joueur du texte primitif qui s'inquiétait seulement que les hommes, détenteurs de la technique (ici techniciens du briquetage mésopotamien), ne deviennent aussi malins que lui ("Voici un seul peuple, une seule lèvre pour tous! Maintenant rien n'empêchera pour eux tout ce qu'ils préméditeront de faire.").

Quant aux vraies innovations du judaïsme successeur de l'hébraïsme, elles font figure de réactions aux préoccupations métaphysiques qui, en même temps que la koinè grecque, se répandirent en Palestine lors de son passage sous le contrôle des Séleucides, en -198. (a) Sans doute selon la disjonction ontologique grecque étant/non-étant, la création, conçue au départ comme une simple séparation (distribution) de la matière existante à la façon mésopotamienne, devint, à partir de 2 Maccabées 7.28, c.-150, une certaine creatio ex nihilo, non pas encore positivement, comme ce sera le cas dans le christianisme, mais au moins négativement : "Je te demande, mon fils, de regarder le ciel et la terre ; vois ce qui s'y trouve, et sache que ce n'est pas à partir de ce qui est qu'Elohim les a faits". (b) De façon aussi métaphysicienne, l'unicité originelle de l'Elohim, puis sa gouvernance du monde, se rapprochèrent d'une transcendance au monde, quand le même 2 Maccabées déclare que YHVH est "upsistos" <le plus haut dans le haut>, en une nouvelle annonce du créateur chrétien. (c) Toujours dans le même livre, le shéol hideux, où allaient croupir les morts mésopotamiens, commença à faire place à une immortalité glorieuse, laquelle néanmoins ne suivait pas du caractère immatériel (spirituel) et donc indestructible de la pensée, comme chez Platon et Aristote, mais, selon l'inlassable obsession de disculper Jahvé du sort injuste des justes par une résurrection des morts, où leur déboires dans le monde présent seraient compensés dans un monde futur ; cet eschatologisme de 2 Maccabées et de Daniel se limita d'abord aux martyrs.

Seul le mono-ethnisme deutéronomiste à relent ethnocidaire ne s'amendera pas, stimulé, on peut le croire, par les résistances des peuples évolués de la Méditerranée à la diaspora trop pervasive. L'Esther hébreu, qui sera encore augmenté par l'Esther grec, ne se contente pas de "judaïser" au moment où les Maccabées introduisent l'opposition "judaïsme/hellénisme", et de fantasmer dans les temps anciens un massacre réussi par les Juifs des dignitaires perses à travers leur empire, après que le pouvoir central perse ait voulu se débarrasser d'un Mardochée, nouveau Joseph trop envahissant. Il fait de ce massacre étendu l'étiologie de la "fête des pourim", qui se célèbre encore annuellement aujourd'hui : le "pour" <sort>des Juifs élus et le "pour" <sort> des Nations, non élues. "Ainsi il a fait deux "pourim", un pour le peuple d'Elohim et un pour tous les peuples."

Il serait cependant trop court de dire que toute créativité religieuse ait cessé avec le Pentateuque, si du moins nos exégètes ont raison de croire que, dans le Livre de Job, les deux premiers chapitres et la fin du dernier sont des textes très antérieurs, où Job, reconnu juste parmi les justes par YHVH lui-même, finit, après ses terribles épreuves auquel est mêlé Shatân, par être récompensé traditionnellement de façon fort palpable : "YHVH bénit l'après de Job plus que son en-tête. Et c'est pour lui quatorze mille ovins...Et c'est pour lui sept fils et trois filles...". Et que, par contre, les quarante chapitres intermédiaires, d'une originalité stupéfiante, seraient environ des années -450/-400. Assurément, dans ce texte détonnant, il est toujours question de compatibiliser Dieu unique et Mal dans le monde, mais cette fois le problème est creusé jusqu'à sa racine, dans une démarche qui s'avance, à certains égards, comme une tragédie grecque ou un dialogue de Platon. Trois amis de Job viennent lui expliquer, chacun à trois reprises, que, quoi qu'il pense, il a dû fauter, ce qui justifie ses malheurs ; Job balaie leurs arguments, au point d'accuser YHVH lui-même, se demandant s'il ne serait pas, lui homme, plus juste que son dieu ; et quelque prophète vient encore un moment plaider pour YHVH, pertinemment d'ailleurs. Enfin, et nous voici au coeur du débat, YHVH intervient en personne, sans intermédiaire. Et il fulgure d'une foudre dont il est seul capable: "Quel est celui qui enténèbre le conseil, aux mots sans pénétration ? Où étais-tu quand j'ai fondé la terre ? Rapporte-le, si tu pénètres le discernement! Qui a fixé ses mesures ? Le pénètres-tu ? Qui a tendu sur elle le cordeau ? Qui clôtura la mer à deux portails, quand, dans son déferlement elle sortit de la matrice ; quand je lui impartis la nuée pour vêtement, et pour lange le brouillard".

Dans La Naissance de Dieu (1986), Jean Bottéro, à qui sa connaissance directe et couvrante de la littérature mésopotamienne donne une compétence particulière sur l'originalité des Hébreux, estime que leur apport religieux ultime tient dans cette conclusion de Job, dont il voit la préparation dans Isaïe II, et qu'il croit retrouver dans le "tout est vanité" de l'Ecclésiaste, c.-250, dont il a tenté de fournir un texte dégagé de ses additions destructrices. Le monde serait une absurdité injustifiable aux yeux des hommes, aucune morale humaine ne pourrait en rendre compte, mais en même temps l'ordre des choses comporte tant de splendeurs qu'il doit bien résulter quelque part de quelque plan mystérieux, inaccessible aux hommes ; louons la splendeur du Monde et de son Principe, sans chercher à le comprendre. En tout cas, la conclusion de Job aura eu l'originalité extrême de faire culminer ses arguments dans une avalanche d'apostrophes interrogatives : "As-tu un bras comme El ? D'une voix comme la sienne tonnes-tu ? Qui franchit son double mors ? Les portes de ses faces, qui peut les ouvrir ?". Ce qui, aux logiciens de l'argumentation <20D>, pose la question de savoir si, en matière religieuse, mais aussi politique ou philosophique, la foi <27D3> ne tient pas autant et plus à des interrogations paradoxales qu'à des affirmations et à des négations.

Les épopées fondatrices de Canaan connaîtront un nouveau destin autour des débuts de notre ère, quand, entre -100 et +100, se mit en place l'écriture hébraïque carrée. Car elles avaient été parlées, et plus ou moins écrites, dans un milieu familier de l'écriture hébraïque archaïque, puis de l'écriture araméenne, toutes deux contractuelles <18C>, et par là propices à la nature et aux aventures de l'Alliance. Combinatoire consonantique et lourdement mémorante, l'hébraïque carrée était d'autre sorte <18E2>. Elle a certainement convenu au passage de l'hébraïsme au judaïsme sententiaire, commentateur, binairement interprétatif et casuistique, depuis le massorétisme jusqu'à la psychanalyse de Freud et à la phénoménologie de Husserl. Et l'on peut même se demander si elle n'a pas été inventée en partie par ce passage, tant elle lui correspond.

 

22B3. Inde : Le Mahâbhârata

 

En Inde, c'est le Mahâbhârata <mahat, grand, Bhârata, ancêtre aryen de c.-1200>, ou encore "la grande geste des Bhâratas", qui, avec le Ramayâna, confirme le propos ontologico-politique, et ainsi permanent, des épopées fondatrices.

Selon la subarticulation indéfinie qui est le destin-parti d'existence de la civilisation indienne <28B1>, sa composition a consisté en d'innombrables additions, paraphrases, récits et théories adventices, qui ont produit, au fil de huit siècles, de -400 à +400 environ, plus de 100.000 stances en vers et en prose regroupées en 28 chapitres, ensemble aussi indéfiniment proliférant, multidimensionnel et multitemporel que le panthéon des mille dieux indiens avec les cent visages de chaque dieu. Moyennant la conception dite "disciplique" de l'Inde, où le disciple est véritablement le maître continué, par exemple chez les grammairiens <23D2>, il y a suffi d'un seul auteur, Vyâsa, quasiment métempsycotique. Dans une civilisation phonématique, où la prononciation exacte des phonèmes est la garante de l'ordre du monde (théorie de la Mimansa <16A1>), la composition et la transmission sont musicalement parlées, d'où l'exclusion du discours indirect et les incessants discours directs à l'origine du théâtre indien ; cependant, l'imagerie montre Vyâsa dictant son texte au scribe divin, l'éléphant Ganesh, car c'est vrai que la parole ici, dans la conception de chaque sloka (grand vers épique) comme dans celle des structures narratives, coïncide avec les ligatures des écritures indiennes, telle la nâgarî <18E1>.

Toujours selon l'esprit des empires primaires, la loi cosmique et la loi sociale (des castes) ne sont pas dissociées, et se croisent et recroisent dans le mot immense de Dharma, Ordre-Justice qui descend sur les hommes sous forme de Destin, malédiction plus souvent que joie, et qui n'implique pas la paix, mais l'indifférence au conflit. Ainsi, dans son chant divin qui remplit le début du chapitre 6, la Bhagavad-Gîtâ, on entend Krishna, un avatar de Vishnou, révéler à l'humain Arjuna que le sage guerrier aura à tuer efficacement son ennemi, qui peut être son frère, en demeurant impassible, sans pulsion. Les inscriptions rupestres d'Açoka nous apprennent que vers -250 un empereur végétarien cofondateur du bouddhisme ne peut se dispenser ni de la conquête sanglante, ni du massacre de ses frères rivaux, tout en s'en faisant scrupule dans sa compassion universelle.

C'est sans doute en raison de cette prolifération subarticulante indéfinie, de cette continuité métempsycotique de la composition, de cette combinaison de cruauté (pôle Çiva) et de pitié impassible (pôle Vishnou), qu'aucune autre épopée fondatrice n'est restée jusqu'à aujourd'hui aussi vivace que le Mahâbhârata, épopée lunaire, secondée par le Râmâ-yana, épopée solaire.

 

22B4. Grèce et Rome : L'Iliade et l'Odyssée, la Théogonie et les Travaux et les jours, l'Enéide

 

Il faut maintenant nous tourner vers les épopées fondatrices du MONDE 2. Autour de -700, les Grecs de l'Egée achevèrent de transformer l'écriture phénicienne consonantique en une écriture consonantique-vocalique complète et à lettres égales, donnant le sentiment que l'écrit ainsi conçu pouvait être transparent à l'être, lequel réciproquement paraîtrait intelligible en soi, non seulement comme état mais comme devenir <18D>. Les vues binaires du monde, par éclats, comme celles d'Isaïe, allaient pouvoir devenir ternaires, synthétiques, dialectiques. Les beautés d'intensités contrastées, comme celles de Job, allaient se transformer en beautés d'harmonie. Ce fut la cause en même temps que le résultat d'une nouvelle perception, où les choses apparaissaient comme des touts composés de parties intégrantes, et donc des formes prélevées adéquatement sur des fonds <13G, 14F>.

Alors, commença à se mettre en place ce qui devint progressivement notre Iliade, proclamant l'obsolescence des cités-royaumes des empires primaires au profit des cités grecques démocratiques (poleïs), dont les citoyens se saisiraient à leur tour comme des touts intégrés, prélevés sur leur environnement. Cette transformation prit forme de récit en évoquant une opposition épique entre Mycéniens et Troyens, autrement dit entre Grèce européenne et Proche-Orient dans les années -1200. Selon cette mouvance, l'Iliade se compléta d'une Odyssée explorant la cause première du nouvel esprit, à savoir la rencontre, toujours c.-1200, des Doriens, peuple indo-européen très syntaxique, avec la Méditerranée, mer intérieure assez grande, lumineuse et exigeante pour avoir suscité parmi eux un marin "aux mille ruses" (polumatHès), Ulysse, l'artisan rationnel grec, dont l'esprit explorateur parrainera tous les aspects techniques, militaires, économiques, théoriques de l'Occident <13G>.

Ces deux édifices ne s'élaborèrent pas en un jour. Nos encyclopédies font remarquer qu'il n'y eut guère de Grecs lisant depuis l'enfance avant c.-700, ni formant un vrai public de lecteurs avant -c.430 ; c'est seulement en -450 qu'on rencontre un auteur, Hérodote, qui parle de l'Iliade et de l'Odyssée comme d'un ouvrage connu, et les citations qu'en fait Platon, fort éloignées de celles d'Aristarque, prouvent, vers -400, de vraies différences de textes plutôt que de simples infidélités de mémoire. En tout cas, les deux épopées grecques apparaissent dans l'anthropogénie comme un immense éblouissement général d'un peuple, puis de tout le bassin de la Méditerranée, dans l'extase de la lumière et de l'apparition des choses désormais intégrées sous le regard et dans la parole. Contre les ombres, le chaos, l'horreur originels, d'autant plus vivement ressentis.

C'est cet éblouissement que rassemblent la Théogonie (Theogonia) et Oeuvres et jours (Erga kaï Hèmeraï) d'Hésiode et de ses interpolateurs, depuis c-800. On y reconnaît, à travers des intermédiaires hittites (indo-européens), l'influence lointaine des épopées mésopotamiennes, quand on y lit la cosmogonie de kHaos (mâle) et de ghè (femelle) animés par la force génératrice d'Erôs, comme aussi la théogonie des trois grands dieux successifs : OFranos, Kronos et Zeus, ce dernier comportant plusieurs traits de Marduk. Et on trouverait d'autres sources asiatiques à "la création des femmes par Zeus pour le malheur des hommes, après qu'ils furent devenus maîtres du feu dérobé par Prométhée". Mais l'essentiel d'Hésiode n'est pas là.

Chez lui, plus crûment encore que dans l'Iliade et l'Odyssée, le seul sens qu'il y ait dans le non-sens du monde est la lumière (pHôs), la lumière des corps physiques et la lumière de l'esprit, celle-ci s'organisant (plutôt que fulgurant) par les Muses, qui chantent et dansent, de façon plus apollinienne que dionysiaque, sur l'Hélicon au pied duquel Hésiode est né. Oui, c'est dans l'accord chorégraphique des neuf Muses qu'est le commencement véritable, c'est par elles que "nous commençons à chanter" (arkHômetH' aeïdeïn). Elles sont filles de Zeus, dieu du jour <*diF> et de Mnémosunè, déesse de la mémoire <*mnè>, entendons de la mémorisation et de la remémorisation, voire, moyennant le suffixe sunos-sunè, de ce que la présente anthropogénie appelle la mémoration <2A5>, source de toute intelligence et de tout génie intégrateurs, "afin que je glorifie ce qui sera et ce qui fut" (ina kleïoïmi ta t'essomena pro t'eonta" <v.32>).

Le reste découle. Ce qu'Hésiode énumère en des doxologies inlassables, comme l'avait fait la fin de Marduk dieu suprême, ce ne sont plus des dieux hypostasiant les activités humaines élémentaires, comme en Mésopotamie, ou la voix jalouse de l'imprononçable YHVH, mais des dieux paysages, qui sont les montagnes découpées de l'Hellade, les îles et les flots blancs de la Mer Egée, les saisons, les oeuvres, les humeurs de l'Anthopos grec, tous distinctement épelables en égalité de consonnes et de voyelles; autant de touts composés de parties intégrantes, comme le requiert le MONDE 2. De ce paysage, les Muses naissent comme son chant et sa diction, "elles qui habitent la montagne grande et divine de l'Hélicon!" Car l'incipit est bien : "MoHsaôn Hélikôniadôn". Le signe distinctif de l'Anthropos est le sourire qui, pour la première fois dans l'anthropogénie, illumine contemplativement les Kouroï et les Koraï archaïques : "Et vous donc maintenant réjouissez-vous, vous qui habitez l'Olympe, / Et vous les îles et les terres fermes, et les flots salés entre les deux! <v.962-3>". Le sens ultime de l'Univers, devenu ordre intégral du Macrocosme et du Microcosme, est la vision grecque des choses grecques, et la joie de chanter les noms des dieux grecs en litanies, dans la fraîcheur de l'apparition en tant qu'apparition (phaïnomena, phénomènes dans leur brillance) et de la vérité en tant que dévoilement (a-lètHeïa), dans les inlassables "aurores aux doigts de rose" d'Homère, levées par les fraîcheurs de la langue la plus vocalique qui fût.

L'épopée fondatrice méditerranéenne païenne ne s'est pourtant conclue qu'avec Virgile. Comme nous l'a montré l'anthropogénie des tectures, puis celle des images, le MONDE 2, en passant de la Grèce à Rome, et plus précisément à l'Empire romain d'Auguste, le MONDE 2 fit refluer sa volonté de totalisation infinie en une intériorisation infinie. L'Enéide eut alors une double tâche : superficiellement, de justifier l'imperium romain d'Auguste sur le mare nostrum de la Méditerranée par la filiation de Rome depuis Troie, mais profondément d'articuler le passage de l'émotion extérieure grecque au sentiment intérieur romain, autour de la pietas, à la fois piété et pitié, incarnée dans le "pius" Aeneas, combinant animus et anima <13H>. Moyennant les hexamètres les plus chauds, les plus denses, les plus coordonnés de l'histoire humaine, Virgile restera alors pour Claudel, le romano-chrétien, "le plus grand génie que l'humanité ait jamais produit", et pour Schnürer, le romano-germanique, le "père de l'Occident".

 

22B5. Méditerranée chrétienne : Les Epîtres de Paul et le Nouveau Testament

 

Au temps de Virgile la Méditerranée fut prête pour un avènement anthropogénique tellement improbable et intégrateur que, pendant deux millénaires, des nations entières y ont vu l'accomplissement non seulement de l'histoire humaine mais du cosmos en général. Les épopées fondatrices de ce saut majeur, à savoir les Epîtres de Paul de Tarse et les Evangiles, furent par leur contenu, mais aussi par la perméabilité de l'empire romain et des églises impériales qui les portèrent, non seulement des événements ponctuels considérables, mais aussi des foyers d'une mutation large et progressive. Si bien que, pour en mesurer le sens, il faut embrasser d'abord leur temps d'explicitation, qui couvre environ les quatre premiers siècles de notre ère, disons jusqu'au De civitate Dei d'Augustin et à la Vulgate de Jérôme, entre 400 et 420. Après quoi, Alaric ayant pillé Rome en 410, commence une autre histoire.

Cette fois, il ne s'agit plus seulement de propositions extrêmes mais réservées à une élite, comme les prophéties d'Israël, mais d'un ébranlement très vaste et potentiellement universel de peuples entiers, dans presque toutes les dimensions de l'humain et comprenant donc à tout le moins : une politique (celle de l'empire et du civis romanus), des pratiques techniques et commerciales développables (celles de l'artisanat rationnel grec), une attitude perceptive et esthétique (harmonisatrice), une exigence métaphysique (celle des philosophies de l'être, du tiers exclu et de l'identité), une épistémologie réaliste, même réalissime, favorable à la science archimédienne (pourtant encore barrée pour plusieurs siècles, mais insistante <21D2>), une langue latine devenue elle aussi réaliste pour exprimer et favoriser cette épistémologie et cette ontologie. On peut caractériser ce moment de prise de conscience quadriséculaire par un adjectif composé d'au moins cinq termes : romano-chrétien-stoïcien-néoplatonicien-néohébraïque.

(a) Le "prochain" du "Tu aimeras ton prochain comme toi-même", de Matthieu 22,39, n'est plus celui du Lévitique 19,17, c'est-à-dire "ton frère", "ton compatriote", "les enfants de ton peuple", mais bien n'importe quel spécimen d'Homo, par-dessus les frontières, les races, les nations, les langues, même les religions, jusqu'au "il n'y a plus ni homme ni femme" de Paul de Tarse. Le civis romanus traversait, sur tout l'espace de la Méditerranée, les ethnies particulières. D'autre part, l'Empire romain, s'occupant de régler tout ce qui était civil, n'obligeait plus d'emblée ses citoyens à des conduites politico-religieuses, et libérait une sphère de l'esprit où il y avait un sens à dire : "Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu". Comme nous l'ont appris les tectures <13H> et les images <14H2>, l'extériorité infinie se retourna en intériorité infinie.

(b) Selon ce mouvement d'intériorisation, le Principe suprême est perçu lui aussi intelligent, ingénieux, de bonne volonté, ouvert aux cohérences plutôt qu'aux éclats, presque aussi fraternel que paternel, et habité par un dessein de transformation, de création au sens propre de croissance active (creare, comme actif de crescere). C'est vrai que ce Principe, nommé "tHeos" par les Grecs et "deus" par les Latins, continue d'être entouré de foudres, de géhenne, de sacrifices, de réparations juridiques, de voies détournées et impénétrables, d'anathèmes, de jugement dernier, selon la tradition ancestrale du sacré. Mais la terreur religieuse devient résiduelle, sporadique, folklorique, poliment métaphysique, malgré quelques retours de flamme d'ordinaire vite oubliés. La rigueur et la damnation fournissent de riches thèmes à des transports d'éloquence écrite ou parlée, mais dès qu'on s'y attarde un peu trop, comme Tertullien, cela devient vite suspect. Bref, s'installe la conviction diffuse que le Principe n'est pas fatalement plus stupide et plus méchant que ses Conséquences principales, à savoir les hommes ordinaires dans leurs meilleurs moments. L'habitude prend cours de faire comme si le Bien était irradiant, épiphanique, glorieux, initial, tandis que le Mal serait second ; en tout cas depuis Augustin, le mal sera défini comme une diminution de l'être, un manque à être ("hoc solum a te non est quod non est ; motusque voluntatis a te, qui es, ad quod minus est", Confessiones XII,11) <hors de toi rien n'est que ce qui n'est pas, et tout mouvement de la volonté qui s'écarte de toi va vers un moins être >. On ne saurait nier qu'il y ait des défaillances, et même un "mal radical", mais sans jamais perdre de vue la ratio latine et le nomos grec ; le "vanité des vanités" de l'Ecclésiaste n'est plus qu'une citation. La prudentia, qui traduit sôphrosènè ("état sain de l'esprit et du coeur", Bailly) est une vertu cardinale.

(c) Du même coup, allait commencer l'Histoire majusculée. Non pas les histoires particulières que, depuis les empires primaires ou surtout la Grèce, certains avaient écrites sur des événements accomplis selon des fatalités, ou des accidents, ou des cycles. Mais l'Histoire comme un gigantesque mouvement global d'accomplissement de l'humanité et même du cosmos. Au lieu d'une succession de présents tenant en rencontres du Ciel et de la Terre (et permettant la "divination déductrice", que Bottéro rencontre partout chez les Mésopotamiens, et sur laquelle s'interroge encore Tacite), il s'agissait maintenant d'un présent intense, gonflé d'un futur eschatologique, d'une parousie, d'une résurrection générale en gésine, moyennant des grâces divines prévenantes et des initiatives humaines dont la combinaison était indéfinissable en théorie, mais très animatrice en pratique.

(d) Autant les épopées des empires primaires avaient magnifié les rituels et les symboliques, et se prêtaient donc à des interprétations multiples, autant les nouvelles tendances étaient antirituelles et modérément symboliques, qualifiant chacun par des actes extérieurs et intérieurs réalistes et réalisateurs, favorisant les lectures littérales et même univoques des textes et des événements. L'article de foi, le miracle, le sacrement, pouvaient être déroutants, voire un peu fous, comme un Messie crucifié, ils se prétendaient, en dernier ressort, ontologiques et référés à une intelligence finie ou infinie : la Trinité telle qu'elle est conçue par Athanase au Concile de Nicée de 325 combine une Substance unique avec trois Relations internes de cette substance, en une dialectique qui courra jusqu'à Hegel et Marx. On ne saurait assez dire combien l'ens infinitum de l'époque est en même temps realissimum, ce qui fera dire à Peirce encore qu'il est un médiéval d'un genre particulier. En tout cas, c'était entretenir, au moins comme braises sous la cendre, la préoccupation archimédienne de vérifier et même de mesurer tout.

Il se pourrait alors que les quatre mutations qui précèdent permettent, sinon de prévoir, du moins de situer un dernier événement, le plus surprenant, à savoir qu'à la pliure de notre ère, Homo et Dieu étaient devenus tellement proches, consanguins, familiers, par exemple dans la Grande Ame du stoïcisme, ou dans les émanations néo-platoniciennes de l'Un et du Noûs, qu'il fut acceptable pour beaucoup que le divin devînt humain, voire que Dieu devînt homme, renversant l'aventure d'Alexandre le Grand, homme devenu dieu. En d'autres mots, il n'était plus totalement invraisemblable que quelqu'un pût dire : "Celui qui me voit, voit le Père". Cependant, pareille descente supposait sans doute une sorte d'évanouissement d'un des deux termes, ou des deux. Mais même cela n'était plus totalement inconcevable pour un néohébraïsme qui, à Qûnram et autour, n'avait pas oublié le Juste meurtri d'Isaïe II et de Job, ni non plus pour un stoïcisme et un néoplatonisme qui commençaient à prendre en compte un rôle salvifique de la souffrance et de la maladie, qu'illustra Plotin. Après un premier recul de scandale, on pourrait peut-être dire du Dieu-Homme : "exinanivit semetipsum usque ad mortem, mortem autem crucis".

Alors, pour une anthropogénie, il est relativement peu essentiel de savoir si tous les actes et paroles que ses disciples ont prêté à Jésus de Nazareth ont été accomplis par lui, ou seulement quelques-uns. Ni même de décider si ses actes et ses paroles réellement accomplis ont procédé de sa volonté préalable, selon le christianisme traditionnel, ou d'une entrée progressive dans des circonstances qui le prévenaient avant qu'il les assume plus ou moins pleinement, comme l'a développé, de façon tolstoïenne, La dernière tentation de Kazantsakis. Dans les deux cas, la rupture anthropogénique du christianisme, fruit de l'esprit méditerranéen, reste aussi abyssale.

De même que la rupture que constituent les épopées fondatrices où il s'est exprimé. Ce fut d'abord, entre 50 et 53, les Epîtres de Paul de Tarse, lequel rassemblait justement l'esprit méditerranéen du moment : juif de race et même pharisien, lettré et écrivain grec accompli (l'université de Tarse avait bonne réputation), civis romanus sachant user de ses droits au point d'en appeler efficacement à César, enfin Levantin habitué à respirer toutes les gnoses, dont celle que nous évoquons sous le nom de Qûnram. Or, tandis qu'il va de Jérusalem à Damas pour y anéantir les disciples d'un certain Jésus de Nazareth crucifié peu avant et qu'ils proclament ressuscité parce qu'il leur est plusieurs fois apparu, il fait une chute de cheval, où justement ce même Jésus lui apparaît. Et tout s'organise dans son esprit. Maintenant apparu à lui aussi, ce Jésus est vraiment ressuscité. Et ressuscité après un supplice, n'est-il pas le Juste de déréliction prédit par Job-Isaïe II, Messie d'humilité et non plus de puissance ? Or, ce Messie-là est hors Tora deutéronomiste, rien n'empêche qu'il sauve autant les Païens incirconcis que les Juifs circoncis. Le salut n'est plus individuel, il tient dans la participation au corps anéanti et magnifié de Christ, "temple de dieu", accomplissement du cosmos grec. La loi faisait pulluler la faute, elle tuait au sens propre le Pharisien qu'il fut, et seul l'esprit vivifie : "si je n'ai pas la charité...". Le "ama et fac quod vis" d'Augustin est en route.

Assurément, l'épopée fondatrice de ce séisme cosmique supposait la création d'un nouveau genre littéraire, aussi original que les prophéties d'Israël. Ce furent les Epîtres, à la fois narratives, théoriques, performatives, autobiographies d'un individu et parousies de l'Univers. Il y fallait aussi une langue neuve, - vocabulaire, syntaxe, rhétorique, - une koinè égale à l'événement qu'elle véhiculait. Les Epîtres tinrent la gageure. Deux mots furent des clés : kHaris et ekklèsia, et il remarquable que ne pas changer "charity" en "love", ni "church" en "congregation" furent les deux restrictions de vocabulaire imposées aux traducteurs de la King James version.

Cependant, Paul n'étant que le prophète et le cri de la Charité, il fallut encore une épopée fondatrice de l'Adôn-Kyrios-Dominus qui en était l'être. Celle-ci fut multiple et progressive, sous forme de bonnes nouvelles, d'évangiles, d'histoires-kérygmes, dont un siècle d'exégèse nous fait maintenant comprendre assez les étapes d'éclosion, commodément articulées, pour le lecteur français, dans La Bible et sa Société (2000), que nous venons d'utiliser déjà pour l'Ancien Testament. (1) Ce fut sans doute d'abord, dans les années 60, l'Evangile selon Marc, peut-être un disciple de Paul, en tout cas préoccupé comme lui de l'extension de l'Annonce aux non-circoncis, même s'il ne craint pas de conserver quelques hébraïsmes. (2) C'est également, dans les mêmes années, l'Evangile selon les Logia, ou Source Q (Quelle), recueil de paroles de Jésus, dont nous donne une idée décalée la version copte de l'Evangile selon Thomas, aujourd'hui facilement accessible dans des présentations bilingues. (3) Puis, vers 80-85, un certain Luc, peut-être un médecin grec d'origine païenne, exploite les deux sources précédentes et prend une vue globale, géographique et historique, de la Révélation sur la Méditerranée, au point que son Evangile selon Luc, qui thématise la venue du Christ, et ses Actes des Apôtres, qui thématisant la venue de l'Eglise, paraissent former deux parties symétriques d'un ouvrage unique, adressé aux païens, comme l'évangile de Marc, dont il fut peut-être disciple. (4) L'Evangile selon Matthieu intervient vers l'année 90, alors que des tensions violentes sont de plus en plus marquées entre quatre groupes : (a) les chrétiens venus du paganisme, (b) Les chrétiens juifs provenant de la diaspora pervasive, (c) les juifs passés au christianisme sur le sol même de la Palestine, (d) les juifs de la mouvance rabbinique rigoriste née à Yavneh après la chute de Jérusalem en +70. A ces quatre il propose la réconciliation, en proclamant la supériorité des actions sur les paroles, et en montrant dans les unes et dans les autres les accomplissements des prophéties d'Israël, en une démonstration orchestrée. (5) Enfin, plus tard encore, un Evangile selon Jean, qui se donne comme inspiré de l'apôtre du même nom, défendra une révélation dite johannique des "renés d'en haut", de nouveau contre les persécutions de l'école de Yavneh, mais aussi contre la révélation dite apostolique, plus traditionnellement messianique, représentée par Pierre. C'est une production quasi gnostique, apercevant dans les événements du monde une lumière hors du monde, en tout cas pour qui a reçu la grâce de voir et d'entendre.

Une anthropogénie remarquera que le genre littéraire des Evangiles est à lui seul un événement aussi déroutant que les Epîtres de Paul. Ils sont assurément l'histoire d'un héros et d'un fondateur de peuple, ce qui les range dans l'épopée. Mais l'antihéros qu'est le héros Jésus-Christ ne pouvait plus avoir vécu plusieurs siècles avant sa formation épique, comme ç'avait été le cas pour Gilgamesh, pour Moïse et Abraham, pour le Bhârata éponyme des Indiens, pour Achille ou Ulysse. Il était si réaliste, si occidentalement réalisant, que ses narrateurs ne pouvaient l'évoquer qu'à travers les réminiscences de leur vue, de leur ouïe, de leur palpation directes : "quod manus nostrae contrectaverunt de verbo vitae" <ce que nos mains ont palpé du verbe de vie>, dira la première épître attribuée à Jean. Or, cette histoire d'une vie eut la fortune de se rédiger au moment même où Homo concevait ses premières histoires de vies comme des cohérences d'ensemble, comme des touts composés de parties intégrantes au sens du MONDE 2, dans les Vies parallèles de Plutarque. Cela donna paradoxalement l'expression du plus surnaturel sur le ton du plus naturel. Ou encore l'expression du plus fantastique dans la consistance du plus réaliste.

Ce paradoxe d'un réalisme surnaturel ou d'un surnaturel réaliste s'accomplira par une mutation de la langue latine achevée entre 380 et 420, avec Jérôme et Augustin, et qui marquera la fin de la période créatrice du christianisme et de ses épopées fondatrices. Le latin dans lequel Jérôme traduit le Nouveau Testament du grec de Paul et des premiers fidèles, mais aussi l'Ancien Testament du grec des Septante, puis de l'hébreu, et celui dans lequel Augustin écrit ses Confessiones et son De civitate Dei ont des caractéristiques semblables et tout à fait remarquables. Dans les deux cas, leur langue abandonne le caractère du latin classique de pouvoir, grâce à ses cas et à son absence d'articles, construire des syntagmes où les mots occupent une place presque quelconque, et se relient entre eux quelle que soit leur distance, permettant ainsi, en plus de leurs fonctions, de jouer de leur ordre d'apparition pour multiplier les effets de champ perceptivo-moteurs et logico-sémiotiques <7A-E> dans l'émotion, l'imaginaire, la logique, ces effets spéciaux de Cicéron dans le plaidoyer, de Virgile dans le poème, de Pétrone dans la vivacité du récit. Or, chez Jérôme et Augustin, dont nous savons qu'ils s'entrelisent continûment au moins sur l'Ancien Testament (Augustin estimant qu'il faut s'en tenir au grec de la Septante, tandis que Jérôme en fin de compte préfère repartir de l'hébreu), le latin pratique dorénavant un ordre des mots qui annonce l'anglais, le français, l'allemand modernes. Il procède par évidences successives, d'instant en instant aussi complètes que possible, vérifiables pièce après pièce, analytiques, même s'il y manque encore nos articles définis, indéfinis, partitifs. Il n'y a jamais de problèmes de construction dans une phrase de Jérôme, ni non plus dans une phrase d'Augustin, qui pourtant aborde les matières les plus subtiles de la métaphysique et de la psychologie des profondeurs.

C'est une révolution ontologique et épistémologique. Jusque-là, le monde était sorti des structures de ses langues, il était même parfois ses langues mêmes simplement explicitées, à Sumer, en Inde, en Israël. Or, le "beroshit bera elohim", qui ouvre la Genèse hébraïque, et où l'action divine sort littéralement de la consonance de "bera" (faire) et de "beroshim" (tête-dans), en un big bang phonosémique, deviendra dans le latin de Jérôme "In initio Deus creavit coelum et terram", où le moment (in initio) et l'action (creavit) sont réalistement et analytiquement distincts. Pourquoi cette mutation énorme ? Il y a là sans doute la conséquence d'une pratique du droit, de l'économie, de la technique impériaux. Et aussi le fait de traduire réalistement Dieu sous le regard de Dieu réalissime, comme Jérôme, ou de se décrire réalistement Dieu et soi-même sous le regard de Dieu réalissime, comme Augustin <22H>. L'écrivain réaliste et Dieu réel se renvoient et se confortent mutuellement de phrase en phrase.

Ainsi, la science archimédienne est en route dans le langage, même si elle ne l'est pas encore dans la connaissance. Alaric peut piller Rome en 410, ouvrant une nuit de six siècles, le très ontologique et très épistémologique Anselme, à la fin du XIe siècle, lira et pratiquera toujours le latin de 380-420 d'Augustin et de Jérôme, avec le fil réaliste archimédien qu'il comporte. (Au point qu'on pourrait se demander si l'invention de la prose française moderne par Pascal, une prose "géométrique", au sens du XVIIe siècle, n'a pas été favorisée par ses lectures d'Augustin, comme le confirmerait sa pratique de la rime intérieure, typiquement augustinienne <22H>, si Galilée parlant de Copernic n'avait pas déjà créé un italien de même sorte, pour des raisons toutes physiques, plusieurs années avant.) En tout cas, les épopées fondatrices chrétiennes, dont le canon quasiment définitif fut établi par Athanase en 367, deviendront, latinisées par Jérôme, une Vulgate (vulgus, le commun des hommes <Gaffiot>), et à travers l'allemand de la September Bibel de Luther de 1522 et l'anglais de la King James Version de 1611, archimédiseront, par leur syntagme et leur rythme d'énonciation, la plupart des nations occidentales, en même temps qu'elles nourriront leur mythologie, et une nouvelle sensibilité .

Cette sensibilité romano-chrétienne-stoïcienne-néoplatonicienne-néohébraïque, avec son exploitation des cinq sens au service de l'esprit, avec sa charge sexuelle, avec sa dialectique entre extériorité perceptive et intériorité proprioceptive (non istis..., et tamen quandam... interioris...), qui ont régné de Virgile à Bach, Proust et Cézanne, avec aussi son latin analytique réalissime et préarchimédien, est si intellectuellement et sensuellement embrassée dans un texte du livre X des Confessiones d'Augustin qu'une anthropogénie a profit à le citer en conclusion des épopées fondatrices chrétiennes. Il s'adresse évidemment au nouveau Dieu, intérieur, infini et extrême, principe et fin de toute intellection, désir et sensation : "Quid autem amo cum amo te ? Non speciem corporis, non decus temporis, non candorem lucis ecce istis amicum oculis, non dulces melodias cantilenarum omnimodarum, non florum et unguentorum et aromatum suaviolentiam, non manna et mella, non membra acceptabilia carnis amplexibus : non haec amo, cum amo Deum meum. Et tamen quamdam lucem, et quamdam vocem, et quemdam odorem, et quemdam cibum, et quemdam amplexum, cum amo Deum meum, lucem, vocem, odorem, cibum, amplexum interioris hominis mei, ubi fulget animae meae quod non capit locus, et ubit sonat quod non rapit tempus, et ubi olet quod non spargit flatus, et ubi sapit quod non minuit edacitas, et ubi haeret quod non divellit satietas. Hoc est quod amo, cum deum meum amo." Pour comprendre pleinement la volupté spirituelle immense de ces lignes, il faut sans doute les lire au Musée du Bardo de Tunis, parmi les mosaïques néoplatoniciennes de pavement et de mur semblables à celles au milieu desquelles elles furent écrites <14H2>.

 

22B6. Europe ultérieure : Les épopées romanes et germaniques

 

Les Evangiles ont été, dans l'Ancien Monde, la dernière grande épopée fondatrice. Après l'anti-héros qu'est Jésus, après l'église universelle de Paul de Tarse, après le retournement du trône messianique en croix, il n'y avait plus rien à fonder cosmologiquement ; et le latin analytique de Jérôme et d'Augustin évacuait l'épopée. Pourtant, les six siècles qui suivent le sac de Rome de 410 marquent un tel retour au MONDE 1B des empires primaires, et même au MONDE 1A ascriptural, que vers 1100 la réapparition du MONDE 2 interrompu ressuscita, durant un temps court, l'étonnement premier et éruptif qui porte la diction épique.

En France, vers 1100, après des siècles d'invasions nordiques, dans le premier élan d'Homo cocréateur qui se met à édifier les basiliques romanes <13J>, la Geste de Rollant dresse le Charlemagne des années 800 et sa vengeance d'un revers militaire à Roncevaux pour sacraliser la victoire des nouveaux pouvoirs centripètes, royaux ou impériaux, sur l'ancienne féodalité centrifuge. Mais surtout, sa phonie incarne la nouvelle philosophie de la Substance, que dresse pour un millénaire l'argument ontologique d'Anselme de Cantorbury, et cela grâce à l'incomparable massivité de vers à la fois assonancés et métrés, les seuls de la littérature française, voire de la littérature universelle : Karles li reïs,// nostre em/pere/re magnes, (-..- // .-/.-/.-), Set anz / tuz pleins / ad estet /en Espaigne (.-/.-//..-/..-), Tresq en la mer / conquist / la terre altaigne (-..- /--/.-/.-). Le vers 2256 déclare même clairement l'intention de toute épopée : "Pur lei tenir et pur humes atraire" <pour maintenir la loi et attirer les hommes>. Mais la métrique miraculeuse de la Geste devint si vite inintelligible, et le Cycle de Charlemagne qui la suivra tourna si vite au roman, qu'elle ne fut jamais fondatrice.

Par contre, les trente-neuf aventures des Nibelungen, énoncées en trois mille strophes de quatre vers, et composées en Autriche au lendemain de 1200, formèrent une vraie épopée fondatrice vivace jusqu'à Wagner. Mais justement elle n'est pas chrétienne. Comme si, loin de la Méditerranée, dans ces populations germaniques pourtant acquises au christianisme, il y avait eu, ce que confirme l'Edda de Snorri dans les mêmes années, une inspiration persistante par les vieux dieux du nord plutôt que par Jésus-Christ. Là la mémoire continue de remonter au temps des conquêtes d'Attila (Atsil), pour ce qui est de la destruction des rois Burgondes (vaincus par les Huns en 437 dans la région de Worms), et peut-être même à l'époque romaine (à la victoire de Hermann sur les légions de Varus, en l'an 6) pour ce qui est du personnage de Siegfried, "beau-frère" des rois Burgondes.

Là toujours, malgré leur puissance vitale nimbée de pouvoirs merveilleux, les héros et les héroïnes périssent tous, Siegfried, sa femme Kriemhild et son amante Brünhild. Surtout, plus ils sont héroïques, plus chez eux l'élan vital et la mort se compénètrent, l'élan se veut jusqu'à la mort, la mort fait la grandeur de l'élan. Comme si Homo germanique avait été par origine le "sein zum Tode" par quoi Heidegger définira l'homme en général, après que Wagner l'eut accompli artistiquement dans sa Tétralogie, et qu'Hitler, martelant "Fatalité" et "Destinée" pour traduire le wurd ancestral, se soit proposé de l'accomplir politiquement dans Mein Kampf. La lumière qui nimbe Siegfried, ou que Siegfried est, ne vainc si bien les ombres que parce qu'il se nourrit d'elles. Personnage à la fois singulier et collectif, soi et nature. L'illuminisme germanique aboutit à ce que Wagner entend par l'opéra allemand. Celui de Bayreuth. Celui dans lequel la propagande nazie transforma la conquête de l'Est jusqu'à sa perte apocalyptique.

Après quoi l'Europe ne connut plus que des épopées savantes. Au Portugal, Os Lusíadas de Camões aura beau avoir pour thème un nouveau départ héroïque d'Homo vers l'inconnu des Océans jamais parcouru, et avec Vasco de Gama nager cette conquête dans des décasyllabes infiniment océaniques grâce à la double nasalisation du portugais, eux non plus ne seront pas fondateurs, tant en 1572 l'esprit occidental était devenu définitivement romanesque. La Légende des siècles d'Hugo, comme le dit son titre, sera une légende <22B6c>, non une épopée.

 

22B7. Amérique précolombienne : Le Popol Vuh des Maya Quiche

 

Le Livre du Conseil des Mayas du Guatemala permet enfin à une anthropogénie de vérifier combien toutes les structures épiques de l'Ancien Monde se sont trouvées identiques dans le Nouveau. Notre texte du Popol Vuh, publié à Vienne vers 1850, est une copie faite vers 1700 par le dominicain Ximenez d'un original maya quiche d'environ 1550, écrit en alphabet latin, et dont l'auteur fut donc, environ trente ans après la conquête espagnole, un familier de textes européens charriant les thèmes fondamentaux de la Bible. Pourtant, son premier traducteur scientifique, Georges Raynaud (1925), n'y voit "aucune influence chrétienne", tant la tradition orale vivace et complète y dépend des rébus précolombiens.

Or rien ne manque là de l'épopée fondatrice, de Gilgamesh aux Nibelungen. L'engendrement du paysage, ici montagneux et volcanique, par des dieux Formateurs et Constructeurs. L'engendrement des Animaux et des Plantes suite à cette géographie. L'engendrement des Humains à partir de ces Animaux et de ces Plantes, haricots et maïs. La migration initiale sortie d'un Eden de l'Abondance à l'Est, où régnait l'entente naïve, puis la Babel de la diversité des langues, enfin la conciliation négociée des tribus de même souche. L'Aïeule, à l'Origine lointaine, nommée Antique Cacheuse, Invisible-par-enchantement ou Ouverture-invisible", chimalmat (bouche ? vagin ? se demande Raynaud). Le tout à travers des ruses et négociations diverses des dieux et des hommes, en particulier entre les hommes vivants et les dieux de la mort, jouant tous au même jeu, celui de paume (main et balle). Le Secret, comme dans nos arches d'alliance, est véhiculé par une Enveloppe sans couture. L'Univers entier est cadré comme le texte qui l'exprime : carré du ciel, carré de la terre, carré du monde souterrain, à quoi s'ajoute Homo circulateur et échangeur, donc 4 + 4 + 4 + 1 = 13. Dans la syntaxe, les doublets descriptifs et narratifs font bon ménage avec les numérations du conte (compte) : quatre chemins, quatre tentatives, etc. Assurément, il est entendu que, pour l'Engendrement, Homo se limite aux hommes de ce peuple-ci, peuple élu, à l'exclusion des étrangers, hommes et dieux, tel Principal Ara, dieu non quiche.

On ne s'étonnera pas que l'épopée fondatrice ait trouvé sa forme la plus obvie en Amérinde précolombienne, dans une civilisation qui eut justement pour thème la génération articulante <28B>. Le côté génératif fut là si fort que les Formateurs-Constructeurs n'ont d'abord que des projets vagues, mêmes limbiques, soucieux seulement de se faire louer et vitalement nourrir par les "Engendrés", lesquels sont initialement de simples sculptures non parleuses, puis des singes parleurs non dialoguants, ensuite des hommes dialoguants, enfin des hommes négociants comme il convient à des vivants de même souche. Création non en six/sept jours, comme pour l'écriture contractuelle du Pentateuque, mais au rythme constrictif des glyphes maya.

 

22B8. Civilisations sans épopées fondatrices : Chine, Japon, Islam

 

L'enfant chinois n'apprend pas à lire dans une Iliade ou une Odyssée. Pourquoi la Chine n'a-t-elle pas connu d'épopée fondatrice ? C'est sans doute que les incessantes conversions réciproques (yi) du yin et du yang ne favorisaient ni même ne permettaient le grand récit soutenu, qui suppose un minimum de linéarité de l'événement. Ce n'est pas l'engendrement d'un fait historique par un autre, ni non plus d'un thème cosmogonique par un autre, qui a retenu les Chinois, mais la façon dont des situations exemplaires illustrent les rapports basaux entre les forces permanentes, pour eux bipolaires, du Monde naturant et naturé à un moment.

Cela a donné le Tao te King, recueil d'aphorismes ontologico-politiques attribués à Lao Tseu, autour de -500. Cela a donné aussi ces petites scènes entre un maître et ses disciples, qui tiennent d'ordinaire en une dizaine de lignes, - le disciple dit ou fait, le maître répond ou réagit. Leur seul groupement possible est celui du recueil, dont le plus connu comprend 20 "livres", de deux ou trois pages, groupant chacun une trentaine de "chapitres" de trois à dix lignes, et connu sous le titre d'Analectes de Confucius (un maître Kong, du royaume de Lu, ayant vécu sans doute vers -500, et supposé avoir rencontré Lao Tseu), dont la version la plus réputée est celle d'un lettré ayant fleuri entre +200 et +250, après sept siècles d'additions, de soustractions, de déplacements innombrables. Enfin, cela a donné des Chroniques, où des événements largement légendaires valent plus par leur force gnomique que par leur consécution.

Dans toutes les versions des Analectes confucéens, qui seront une matière essentielle des examens impériaux jusqu'en 1905, il s'agit d'éthique-politique plus que de pratique, autour d'une définition de l'humain (rên), lequel se caractérise par le rite, entendu comme attention interrogative : "When he enters the grand temple, he asks about every single thing". When the master heard this, he said : "This is the ritual" (III,15). La musique, rituelle et synchronique par excellence, sera donc le paradigme de toutes les autres expériences chinoises. Voilà un naturalisme loin des sous-cadrages des événements dans l'épopée. Du reste, l'anthropogénie remarquera que l'écriture chinoise n'était pas aussi sous-cadrante que la cunéiforme, mère lointaine de toutes les épopées du Vieux Continent.

Au Japon ce n'est pas non plus une épopée fondatrice qui a traversé l'histoire, mais le Dit du Genji (c.1000). Dépendance de la Chine ? Ou plutôt, l'exaltation japonaise de la perception immédiate, ponctuelle, ne se prêtait pas aux carrures de l'épopée, et supposait les mobilités du roman, en particulier conçu et écrit par une femme. Enfin, pourquoi les Arabes, ces conquérants mobiles, ont-ils produit encore moins d'épopées fondatrices que les Chinois immobiles ? C'est que le monothéisme d'Allah est si vertical et foudroyant que ses "frémissants" ne sauraient concevoir de sous-cadrages épiques, mais seulement le cycle récurrent 'désert-ville-désert' repéré par Ibn-Khaldûn vers 1400 <29A4> et surplombant leurs razzias éphémères. Ou encore des contes de Mille et une nuits. Ou des Maqamat, anecdotes sapientielles, comme celles d'Al-Harîrî.

 

 

22C. Le lyrisme. Le lyrisme choral. Les psaumes

 

Les héros épiques n'ignoraient pas le cri, - on a retenu celui de Gilgamesh devant le cadavre d'Enkidou, d'Andromaque apprenant la mort d'Hector, - mais leur lamentation est en troisième personne. Chez les lyriques grecs, dont le nom dit bien qu'ils s'accompagnaient de la lyre (lura), Homo va crier en première personne.

Le cri lyrique s'alimente d'abord à la présence-absence <8A>, c'est-à-dire au Réel sous la Réalité <8E1>. C'est de la présence-absence, de la "phénoménalité" des îles ioniennes émergeant de l'Egée, que se nourrit Archiloque dans la succession de ses perceptions fulgurantes. La strophe de Sappho n'est si furieuse, et en même temps si longue et raisonnée dans ses fonctionnements, que pour exiger des dieux le remplissement d'une absence, absence de quelqu'un qui s'ouvre sur l'absence en général. Il n'en ira pas autrement dans le "Warte nur, balde / Ruhest du auch" de Goethe, plus de deux millénaires après. L'amour, comme l'ami mort, sera le foyer habituel du cri lyrique parce qu'il croise au maximum la présence et l'absence, jusqu'au "present-absent" du Shakespeare des Sonnets. La blessure lyrique est inguérissable, alors que les chocs de l'épopée s'apaisent par la disparition des héros dans l'Iliade, par le retour à la vie quotidienne dans l'Odyssée, quand enfin Ulysse et Pénélope se reconnaissent et que tous deux "s'avancèrent heureux vers l'institution sacrée du lit conjugal" (aspasi/oï lek/troïo pa/laïou /tHesmon i/konto).

On le voit, si de premiers accents lyriques se sont entendus dès le MONDE 1B scriptural, par exemple dans certaines pièces égyptiennes où l'amante crie la trahison de l'amant, il aura fallu le MONDE 2 et des spécimens hominiens qui se perçoivent comme des "touts" formés de parties intégrantes, pour que le "je", le "tu" et le "il" se suffisent en tant que thèmes de plainte ou de fureur. D'abord comme psychè-pneuma grecque. Puis comme anima-animus latine et stoïcienne. Puis comme "conscientia" chrétienne inquiète, voire épouvantée dans les Rime de Michel-Ange. Puis comme âme rationnelle classique : "N'espérons plus mon âme aux promesses du monde" (Malherbe). Enfin, comme conscience romantique (consciousness hamiltonienne, et Bewusstsein allemand) depuis la fin du XVIIIe siècle. Jusqu'à ce que Valéry résume une dernière fois l'Occident : "J'attends l'écho de ma grandeur interne / Amère, sombre et sonore citerne / Sonnant dans l'âme un creux toujours futur".

Cependant, le lyrisme n'est pas fatalement solitaire, et le MONDE 2 trouva même une de ses expressions extrêmes dans un lyrisme choral. En effet, entre le lyrisme solitaire de Sappho et Alcée achevé et la tragédie d'Eschyle, Sophocle et Euripide à naître, les odes de Pindare chantées par un choeur unanime crièrent, pour les possédés, pour les "enthousiastes" (tHeos, en) des dieux polythéistes des premières cités démocratiques des années 480, une religion, une politique, une métaphysique communes, autour de héros non plus archaïques comme dans l'épopée, mais en présence de héros bien vivants et palpables, les jeunes et splendides vainqueurs des jeux gymniques. A aucun moment la présence-absence ne fut plus collective que dans la vue de ces corps les plus accomplis, de ces touts les plus intégrés de parties ostensiblement intégrantes <14F>, fruits de la croissance (physis) la plus rapide et la plus réussie (en oligô aFksetaï), et pourtant, tous le savaient et le ressentaient collectivement, destinés l'instant d'après à s'écrouler au sol aussi vite qu'ils avaient grandi (outô de kaï pitneï kHamaï). Ainsi, la huitième Pythique de Pindare ouvre sa dernière épode sur les deux vers les plus terribles de l'Occident et peut-être d'Homo : "Des éphémères (ep-ameroï, des au-jour-le-jour)! // Quoi donc un quelqu'un (ti de tis) ? / Quoi donc un aucun (ti d'outis) ? Rêve d'ombre (skias onar) / <est> Homo mâle ou femelle (antHropos,)". Dans ce vertige lyrique choral du retournement foudroyant, la tragédie grecque était à la veille d'entrer en scène.

Nous sommes prêts ainsi, par contraste, à envisager les psaumes d'Israël. Alors que rien n'est plus sophistiqué que le lyrisme choral de Pindare, et on se demande encore comment ses auditoires ont pu le comprendre, rien par contre n'aura eu une audience aussi large, pendant trois millénaires, et parmi les peuples les plus divers, passant même d'une religion à une autre, que les Psaumes, que nous appelons de la sorte d'après le psaltérion sur lequel ils étaient chantés, et que l'hébreu appelle, d'après leur contenu, Tehilîm, de la racine *hll, louanger, glorifier, en sorte qu'on peut traduire Louanges ou Glorifications, celles du Hallelou-Yah, halalû-yâh (praise ye Jehovah). Cette diffusion extraordinaire tient sans doute à leur élémentarité, elle-même liée au monothéisme premier conjugué avec l'esprit des empires primaires, que nous ont fait rencontrer les épopées fondatrices des Hébreux au pays de Canaan <22B2>. Elémentarité tenant à des structures tellement stables chez Homo qu'elle a pu se diffuser, se maintenir, être réactivée à loisir dans l'espace et dans le temps.

(a) La découverte de la littérature d'Ugarit en 1928-9, ancêtre des psaumes, a invité leurs lecteurs à s'aviser que les strophes psalmiques sont formées de deux ou trois cola (membres), symétriques (3 et 3) dans l'hymne, asymétriques (3 et 2) dans la lamentation. C'est là un sous-cadrage si premier qu'il garde facilement quelque chose de sa force dans des traductions quelconques, et en particulier dans nos traductions en versets, même si sont perdus les jeux de mots (à racines apparentes et souvent monosyllabiques) de l'hébreu, dont le lecteur français aura une idée à travers les deux cents pages de notes de la traduction de Meschonnic intitulée Gloires, DDB.

(b) D'autre part, les psaumes furent le fruit d'une caste stable, sacerdotale et chorégraphique, gravitant autour d'un lieu stable, Jérusalem, et même dans un sanctuaire précis, le Temple, autour d'un objet central, l'Arche d'Alliance, au sein d'un peuple élu, obsédé par des problèmes permanents d'identité, dans la mesure où il était territorial et diasporique. D'où, pendant un millénaire, c.-1200 à c.-200, une diversité toujours ramenée à l'unité, en un effet d'accumulation et de purification, d'élémentarisation, où la tradition est revendiquée autour d'un auteur archaïque supposé, David.

(c) L'antiquité du noyau primitif, remontant aux empires primaires, explique l'élémentarité des catégories binaires mises en jeu : les alliés (amis) / les autres (ennemis) ; les élus / les non élus (goï) ; la dépression / l'élation ; dominer = manger avec l'épée "double-bouche" / être-dominé = être mangé ; être petit / devenir grand. La paranoïa est entretenue par une élection manichéenne, tranchée jusqu'à l'ethnisme rigide ("Il n'agit ainsi pour aucune nation", 147, "Il les annihile, IHVH, notre Elohim", 94,23), entre un peuple instable ("errant du coeur", 95,10) et un dieu unique fantasque ("El des vengeances"). On comprend que Freud, qui vivait à Vienne dans un milieu de psalmodieurs, ait assimilé le sentiment religieux proto-monothéiste à la toute-puissance infantile.

(d) Le corps hominien, c.-800, n'est pas encore intégral à la façon de la Grèce classique ; c'est le corps homérique <30C> et même pré-homérique, corps morcelé, fait d'organes épars : pieds, mains (droite), dents, mâchoire, crâne, entrailles, sang. Et cela quand il s'agit du corps propre : "Tu élargis sous moi ma démarche, mes chevilles ne vacillent pas", 18,37, "Mes genoux trébuchent de jeûne, ma chair s'émacie faute d'huile", 109,24 ; ou du corps de l'autre non-allié : "Tu me donnes mes ennemis par la nuque", "Je les pulvérise comme de la poussière ; face au souffle je les vide, comme la boue de la rue", 18,43 ; "Elohim, casse leurs dents dans leur bouche" ; "Fille de Babel, qui saisira et fracassera tes nourrissons contre le rocher ?", 137,9. De même que dans le Deutéronome, où l'épée de Yahvé "se saoûle du sang de l'infidèle", ici l'être reste le sang : "Le juste se réjouit. Oui, il contemple la vengeance.// Il baigne ses pas dans le sang du criminel", 58,7. Rien ne fait mieux comprendre la disponibilité de pareils fantasmes que le succès mondial des jeux tactiles ou télévisuels où nos jeunes enfants s'exercent à écerveler l'ennemi, ou à démonter les yeux de leurs poupées.

Et ces éléments de l'imagination et de la réalité, les psaumes les répètent inlassablement, presque sans variantes, sans nuance, sans développement, sans dialectique quelconque, dans un martèlement qui inspirera toutes les propagandes futures. Ainsi sauront-ils un jour scander la liturgie chrétienne, dans son chant grégorien avant ses bréviaires ; se continuer chez les frémissants d'Allah ; conforter du même souffle l'apartheid des Blancs sud-africains et le gospel des Noirs américains. Nulle autre parole n'a osé exprimer aussi crûment l'ethos hominien en général <25>.

Enfin, si la prière hominienne a trois orientations fondamentales, (1) l'invocation de secours dans la misère, (2) l'expression de reconnaissance et de triomphe dans le bonheur et la victoire, (3) la proclamation que, pour finir, la vie et l'univers sont sinon bien, du moins étonnants et admirables, la performance singulière des psaumes aura été de pratiquer constamment les trois, mais de recouvrir et pénétrer les deux premières par la troisième, à la façon des Passions de Bach, du Messie de Händel, de la Création de Haydn, de l'Hymne à la joie de la IXe symphonie, de Parcifal de Wagner, de The Mask of Time de Tippetts. Et cela non seulement dans les psaumes dit jobiens, 73 et 139, mais dans leur mouvement secret d'ensemble. Ainsi, le 150e et dernier commence : "Hallelou-Yah. Louangez El en son sanctuaire, // Louangez-le dans la voûte de son énergie!" Et il finit, cette fois sans spécification ni de lieux ni d'attributs, mais seulement de moyens : "Louangez-le au tambour, à la danse // Louangez-le à l'ovation des sistres! // Toute haleine louange Yah! Hallelou-Yah!" Ce dernier psaume n'a que six versets. Il n'y avait sans doute plus rien d'autre à dire, ni au-delà, ni en-deçà. Les traductions de Chouraki ont été un des événements anthropogéniques du XXe siècle parce qu'elles nous ont transmis quelque chose de ces pas rebondissant sur le sol dans l'ovation des sistres, en des transcendances qui dépassent tout motif.

 

 

22D. La tragédie

 

C'est dans les chants qui accompagnaient l'immolation du bouc aux fêtes de Dionysos, donc dans un exercice de lyrisme choral à la Pindare <26C>, que se dégagea progressivement un "agoniste", c'est-à-dire un compétiteur, athlète, orateur, puis deux, enfin un troisième ; ce nombre très réduit a son importance et ne sera pas dépassé. Ces agonistes portaient des masques et étaient juchés sur des cothurnes, ce qui avait pour effet que leur singularité ne se dégrade pas en individualité, et reste donc dans leur statut d'instances et de rôles <3D>. Le fait que les partitions des femmes étaient performées par des hommes contribuait au même résultat. Par dessus la pensée communautaire et sociétaire des choristes, héritée du lyrisme choral, les agonistes avaient pour fonction d'activer certaines actions rituelles plus tranchées, en même temps que plus souterraines, car, par opposition aux cérémonies apolliniennes de la Polis, les rites bacchiques étaient des exutoires dionysiaques des profondeurs. Sortis de ces rites souterrains, les gestes et les paroles de la trag-ôïdia (le chant du bouc, oïdeïn, chanter, tragos, bouc) réalisèrent l'AntHropos grec dans ses conditions extrêmes, maintenant que la Perse était définitivement hors jeu depuis Marathon et Salamine (-480).

Conformément au nouveau regard totalisateur du MONDE 2 désigné par le verbe tHeastHaï, la tragédie construisit le tHeatron, à moins qu'on préfère dire que le tHeatron de l'artisan rationnel grec produisit la tragédie. Les choristes, héritiers du lyrisme choral, prirent place au centre, dans l'orkHhestra circulaire, chargés d'exprimer les questions et les réactions du peuple entier dans une musique qui se veut pythagoricienne, donc morale. Au delà d'eux, à travers eux, s'apercevaient surélevés sur le présentoir et promontoire de la skèné (scène) le protagoniste et le deutéragoniste, puis un jour le tritagoniste. Pour ne rien perdre de l'action-passion (toïoFtôn tôn patHèmatôn), les "bien-nés" de la cité ("<e>leFteroï, lat. liberi, enfants de bonne famille, vs douloi, servants), étaient étagés sur des gradins en un demi-cercle d'où ils embrassaient l'orchestra et faisaient face à la skènè, recevant chaque geste et chaque voyelle de la langue la plus vocalique du monde à travers l'air sec et lumineux, en un voyeurisme et un auditeurisme exacerbés. Ce dispositif fut si typique du MONDE 2 que, autour de la même racine *tHaF ou *tHeF, de tHeastHaï (embrasser visuellement) et de tHaumadzeïn (admirer, s'étonner), le théâtre (tHeatron) devint le modèle de toute théorie (tHeôria), laquelle consista à mettre les choses en tHesis (position) dans la juste distance d'une skènè réelle ou mentale pour mieux les réduire en leurs éléments (stoïkHeïa), dans une ana-lusis (analyse), et les reconstruire à partir d'eux, dans une sun-tHesis (synthèse) <21A>. Ainsi, la tragédie devint le genre majeur dans le moment philosophique du Noûs (esprit embrassant) d'Anaxagore, des sophistes et de Socrate. Elle gardera ce prestige à travers tout le MONDE 2.

Pour qu'Anthropos pût se donner le vertige du fond de lui-même, dans la plus extraordinaire des dénudations analytiques, il fallut les iambes à la fois agressifs et totalisateurs des agonistes : O tek/na Kad/moû toû/ palaï/ néa/ trophè,// Tinas / pot<e> e/dras tas/de moï /tHauad/zete,// ik tè/ri oï/sin eks/estem/menoï, commence Oedipe-Roi. Puis, que se dispose une suite réglée d'épisodes coupée d'interventions chorales, et que la conclusion soit pour l'essentiel connue d'avance, afin d'éviter toute contingence d'un suspense, comme dans un drame, et bien marquer qu'il s'agissait de l'essence ou des propriétés d'AntHropos en tant que tel (Hèï). Le cas choisi était chaque fois fondamental (l'assassinat d'Agamemnon par Clytemnestre, la défaite des Perses à Salamine, etc.), et chaque fois il s'agissait d'en libérer les effets de champ perceptivo-moteurs et logico-sémiotiques <7A-E> les plus forts mais aussi les plus organisateurs possibles pour les décideurs de l'Aréopage et de la Boulè. La question posée s'adressait à la population athénienne, ayant à prendre des décisions mortelles dans des conflits urgents, comme la Guerre du Péloponnèse, mais trouvant bon, justement pour décider, de revenir une fois par an, lors des grandes Dionysies, aux derniers retranchements d'AntHropos dans les "pâtissements" (patHèmata) de "la terreur et la pitié" nettoyés par la katHarsis (émondage, purge, purification), dit Aristote, du chant du bouc.

C'est vrai que les catastrophes hominiennes explorées par la tragédie grecque appartenaient aux instances de la famille et aux rôles de la clientèle, que les mythes d'origine avaient tissés, les contes cadrés, les épopées sous-cadrées : Agamemnon, Antigone, Médée, Les Perses vaincus ; elles montraient aussi l'affolement des singularités organiques et de la présence-absence que le lyrisme avait crié : Philoctète, Hippolyte. Mais il y eut pourtant un thème tragique spécifique, central déjà dans le lyrisme choral de Pindare, car il découlait du nouvel anthropos, et c'était l'Hubris, la démesure, la superbe, l'élation, l'insolence, c'est-à-dire la façon dont des spécimens hominiens, parce qu'ils sont possibilisateurs, tendent, s'ils se perçoivent comme des touts intégrés, à se porter aux extrêmes, en ce que l'anglais appelle le tragic flaw, le biaisement tragique, glissant au-dessus ou au-dessous des régulations naturelles et collectives, cherchant un ailleurs absolu, avant d'être finalement vaincus par la Nature ou la Société auxquelles ils avaient cru échapper (Bell, "Diogène").

Quand les Grecs devinrent scholiastes, ils ne conservèrent que quelques tragédies, dont on peut croire qu'elles leur paraissaient exemplaires. Ainsi, d'Oedipe-Roi, pourtant non primé en son temps, mais où s'exalte et s'écroule l'Hubris par excellence, celle de la claire vue, de l'infaillibilité mémorante, judicative, morale <25B2>. Oedipe eut d'abord l'illusion de percer l'énigme d'Homo en répondant "AntHropos" à la Sphynge qui lui demandait : "Quel est l'animal à âges différenciés, c'est-à-dire qui marche à quatre pattes, puis à deux, puis à trois ?". Maintenant il s'était proposé de percer l'énigme de la Patrie dont il était roi, Thèbes, où régnait la peste. Pourtant son omniscience l'aveuglait sur le plus proche : l'identité de son père et de sa mère, son père que sa jactance a tué, sa mère que sa jactance a épousée. Thèbes sera guérie, mais au prix que l'orgueil d'Oedipe se crève les yeux. "Mèden agan", l'excès nuit en tout, dit la sagesse populaire du MONDE 2 grec.

Les scholiastes hellénistiques retinrent aussi Antigone, où se manifestait si fortement l'impuissance d'Homo à maîtriser non seulement la nature, qui le déborde, mais même les lois, ces partages (nomoi) qui paraissent de son ressort. Car, devant les cadavres de ses frères traîtres à la patrie, comment pour une soeur concilier la loi écrite (démocratique) de la polis, qui interdit la sépulture, et la loi non écrite (archaïque) de l'oïkos, qui la prescrit. Il n'y a place là que pour le calcul trop large de Créon et le calcul trop étroit d'Antigone, jusqu'à la pierre qui la murera vivante. Belle occasion de ranimer le conflit de la coutume ancestrale et du nouveau nomos de la polis, thème central de l'Orestie d'Eschyle <22C3c>, seul cas où les scholiastes gardèrent la trilogie entière.

Enfin, Oedipe à Colonne nous montre combien une tragédie grecque était une prise de position événementielle toujours révisable, ce qui convient au mélange de rationalité intransigeante et d'urgence politique qu'elle satisfait. Sophocle, né à Colonne et à la veille de sa mort, comme Oedipe qui revient mourir à Colonne, reconsidèrent les événements d'Oedipe-roi, après l'Oedipe d'Euripide. Tous deux n'ayant plus rien à perdre, ils peuvent aller aux vérités ultimes, dont voici les principales  : n'ayons pas la vanité de nous attribuer trop d'intentions conscientes ou inconscientes, car beaucoup est affaire de hasard ; les dieux et nous n'avons pas à nous imputer ce qui ne relève pas de nous, ni d'eux non plus peut-être ; "ne pas naître est le meilleur calcul <mè pHunaï ton apanta nikâ logon>, le second <to deFteron> étant, sitôt apparu, de disparaître au plus vite d'où l'on est venu", chante l'unisson des choreutes <1225-28> ; sinon et pourtant, toujours et surtout parvenu au terme, que chacun admire autour de soi les beautés de la lumière et du paysage où il est né, continuant le Humeïs kHaïrete de la Théogonie d'Hésiode. Et Oedipe (Sophocle) de s'avancer vers l'obscurité sans fond du bois sacré de Colonne, suivi de loin par ses deux filles, non sans avoir d'abord scrupuleusement satisfait aux rites tels qu'ils sont prescrits, et dont, à ses yeux, seuls se dispensent les ignorants du cours des choses.

Le remarquable dans le bacchique chant-du-bouc de la tragédie c'est que l'échec y est magnificent. Les béances d'Anthropos y font l'éclat d'Anthropos (Bell). Dans la première stupéfaction du rationalisme décidé, la tragédie a requis la plénitude du geste, qu'avaient déjà déployé les figures sculptées d'Olympie au lendemain de Salamine <14F>, et aussi la plénitude du langage, celui de ces quelques décennies où les dialectes helléniques se fixèrent étatiquement en langue normalisée sans avoir encore perdu leur verdeur initiale, qui pourtant pâlit d'Eschyle à Sophocle, et surtout de Sophocle à Euripide. L'épopée est spondaïque (dactylique), la tragédie est iambique (anapestique), remarquera Edgar Allan Poe dans The Rationale of Verse.

L'expérience tragique s'est reproduite dans d'autres moments de rationalisme ébloui du MONDE 2. Shakespeare interviendra autour de 1600 dans ce temps également très court où, parmi les derniers éclats du costume et du geste de la Renaissance, le moyen anglais se muait en l'anglais moderne, déjà assez solide mais encore assez impétueux pour envisager l'animal sémiotique comme "a tale told by an idiot ". Le français de 1635, qui bientôt sera ceinturé par l'Académie, était toujours gros d'une vigueur qui porta Corneille chérissant sa tragédie de Rodogune, mère infanticide de ses deux fils par ambition, parce qu'elle montre une "grandeur d'âme qui a quelque chose de si haut, qu'en même temps qu'on déteste ses actions, on admire la source dont elles partent". Pour mesurer la force des moments historiques tragiques, une anthropogénie doit remarquer qu'il fallut qu'ils fussent participés par des publics assez larges. Le fait que les vers abrupts de l'Orestie aient été compris par des centaines de "bien nés" d'Athènes il y a 2,4 mA est un phénomène aussi extraordinaire que leur écriture par Eschyle. En contre-épreuve, les tragédies de Voltaire, écrivain pourtant rusé, démontrent comment, une fois passé un certain état du dialecte et du geste, la formidable mécanique tragique devient grotesque.

Le statut de la présence-absence a varié au cours des tragédies. Chez Eschyle et Shakespeare, elle a le foudroiement du "presence did present" du Richard III. Par contre, Euripide, puis Racine, dont la consanguinité avec Euripide est telle que l'écriture mémorante de Phèdre ("Qu'ai-je dit ?") est une réécriture en écho d'Hippolyte, exploitèrent chacun un premier alanguissement du langage pour créer une tragédie intériorisante, où rôde le "present-absent" quasiment lyrique du Shakespeare des Sonnets. En Inde, Sakuntala, qui s'attendrit beaucoup, montre sans doute l'exploitation par Kalidasa d'un semblable assouplissement du sanskrit en même temps que la dévotion tendre de la bhakti ; à moins que la subarticulation propre à la civilisation indienne ait été peu propice au tranchant absolu du tragique pur ; il faudrait une familiarité suffisante avec le sanskrit de l'époque pour en juger. Car on ne peut comprendre une tragédie sans s'approcher des phonosémies manieuses <16B2b> de sa diction d'origine. Déjà prononcer les "oi" de Corneille par "wa", comme nous, et non par "wè", comme lui, conduit à l'abâtardissement du sens quand Chimène s'exclame : "Tu t'es en m'offensant montré digne de mwè, Je me dwè par ta mort montrer digne de twè."

 

 

22E. La comédie

 

La comédie grecque, ce chahut chanté (aïdeïn, chanter, kômos, assemblée chahuteuse), est contemporaine de la tragédie grecque finissante, et elle exige une même conception des spécimens hominiens comme de "touts" composés de parties intégrantes, et une même verdeur du dialecte. Aristophane (445-387) a encore rencontré Sophocle et Euripide, comme Molière collabora pour la mise en vers de Psyché avec Corneille âgé.

Le mouvement des comédies classiques est annoncé par les situations comiques des contes et des épopées ; le Popol Vuh comporte plus d'une ruse plaisante. Mais elles développent ces situations en des épisodes articulés avec la curiosité et le plaisir de scruter les grincements de l'ethos d'Homo <25>, qui s'y thématise comme l'animal techno-sémiotique, signé et signant, voué à une folie ordinaire <6H>, dont la tragédie ne retenait que les extrêmes. Délinéant les stéréotypies des signes, les comédies les distribuent et frappent en caractères (kHaraktèr, frappe graveuse) totalisant les maladies du socius d'une société <5G6> : le Hableur, l'Avare, l'Utopiste, le Bretteur, le Procédurier, le Malade imaginaire, le Misanthrope, pour le MONDE 2. Ainsi, Aristophane à Athènes, Plaute et Térence à Rome, Molière en France produisirent des sémiologies en acte. On peut croire, avec Bergson, qu'en faisant rire un public citoyen de la disgrâce des crampes sémiotiques d'Anthropos, la comédie prêchait aux membres du MONDE 2 la "grâce" de la tempérance, le sfumato indispensable à toute vie sociale déjà à l'horizon de la tragédie ; et c'est vrai qu'en durcissant jusqu'au ridicule les raideurs qui les guettaient, Aristophane servit les démocrates athéniens, Plaute les républicains romains, Molière les royalistes français, résumés dans l'Exempt du Tartuffe ("Nous vivons sous un prince ennemi de la fraude"). Mais, par-delà, la scène où dans Dom Juan le noble désinvolte et son domestique échangent leurs habits et ainsi se dévêtent de leur déguisement social comporte un dialogue qui dénude la mauvaise foi de toute foi chez Homo quel qu'il soit, trop libre (Dom Juan) ou trop soumis (Sganarelle).

Du reste, rhabillés, Dom Juan et Sganarelle ne changeront rien à leur façon de faire, de même que les spectateurs qui les auront entendus. Comme si le rire comique se suffisait, sans conséquence. Comme si Homo pouvait se contenter de se distancier un moment de sa bizarrerie comme singularité et comme espèce. Comme si faire une certaine sémiologie critique, et par là comique, appartenait à tout système sémiotique, donc à Homo comme tel; le "Nil humani a me alienum puto" (Rien d'humain ne m'est étranger) de Térence est devenu une citation d'école. Même quand il y a dans l'assistance un roi très jaloux de pouvoir absolu, comme Louis XIV, la comédie classique, justement parce qu'elle est désengagée, peut se promener partout, explorer tous les fonctionnements physiques et sémiotiques. Elle ne laisse en dehors d'elle que ce qui n'est pas fonctionnement, c'est-à-dire la présence-absence, frôlée par le vertige de la tragédie, et affrontée par le lyrisme dans ses cris ou ses silences.

La Celestina, tragicomedia de Calista y Melibea, attribuée à un certain Fernando de Rojas, montre bien l'essence sémiotique du comédien. Dans l'Espagne des années 1500, à l'occasion du premier retour du MONDE 2 après sa longue crise du Moyen Age, il n'y a là encore ni mise en scène, ni scène, ni même acteurs, et ce ne sont nullement l'amante et l'amant qui émergent, mais seulement Célestine, l'entremetteuse, et non par ses ruses, assez quelconques, mais par les justifications qu'elle en donne. Or, pendant ces vingt-et-un actes couvrant deux-cents pages serrées, nous sommes tenus en haleine, comme les lettrés devant lesquels ce genre de textes étaient à l'époque lus, non représentés. Tant dans la comédie les individualités sont facultatives, tant pour finir il ne s'y trouve partout et toujours que les facettes de l'ethos hominien <25A>, agrégats de signes sur deux jambes, capables de s'exalter et de s'entre-tuer plus sûrement que les muscles et les hasards.

Ce statut sémiologique de la comédie fait bien comprendre que la Mandragola ne fut pas qu'un accident, simple façon pour Machiavel, un moment en disgrâce, de tromper sa solitude. Il était bien naturel que le plus grand des écrivains politiques, c'est-à-dire un sémiologue quasiment infaillible de l'intergeste du théâtre quotidien <11H3>, ait été tenté, à la première occasion, de faire un détour par le genre le plus sémiologique qui soit, et d'y réussir un coup de maître. D'autant que les quelques années qui précédèrent 1518, date de la pièce, comportèrent un saut anthropogénique saisissant, où Homo européen passa des espaces intenses de la première Renaissance (ceux de Piero della Francesca) aux compositions parfaitement explicitées, archimédiennes <21E>, de la seconde ; la révolution que fut l'immense "display" de l'Ecole d'Athènes et de la Dispute du Saint-Sacrement de Raphaël est de 1510. Ainsi, après les torsions encore médiévales de la Celestina de Rojas, l'intrigue de la Mandragola (une plante qui rend d'emblée féconde une femme stérile, mais en faisant périr dans la semaine celui qui l'a fécondée) montre la plus linéaire des physiques sociales, donnant en quatre phrases du premier acte les quatre facteurs dont sortira tout le reste, moyennant seulement ce que sont les structures et les processus de toutes sociétés. A savoir : les gens sont plus faibles que méchants, mais les situations les conduisent à des méchancetés incessantes, avec cette loi générale étonnante (que reformulera Pascal, l'autre sociologue et politologue majeur) que tous ces petits maux constants produisent des biens momentanés par quoi une société survit. En termes justement archimédiens : comment au sein de petites allostasies sociales (moyennant une jeune femme fraîche, une mère madrée, un moine faiblard, un intrigant surdoué, et un niais accompli) peuvent naître assez d'homéostasies transitoires ? Machiavelli fut un homme religieux, père de cinq enfants, mari fort attentif bien qu'infidèle, car il décrit d'expérience le mal d'amour, louant la république (celle de la Rome antique, des Discorsi) tout en estimant que les circonstances obligent parfois à en passer par le principat (celui du De principatu, De principe). Belle occasion donc que la Mandragola pour signaler à ses spectateurs princes qu'il serait indécent de laisser au chômage un connaisseur aussi infaillible des ressorts diplomatiques. Mais aussi leçon de sociologie et de politologie fondamentales, comme seule la comédie (maintenant archimédisée, raphaélisée) le permettait.

Pourtant, la liaison entre la comédie et le MONDE 2 est si étroite que, malgré ces deux brillants succès au tournant de la Renaissance, il lui fallut les années 1600-1670 pour qu'elle donne ses oeuvres les plus abondantes, dans le premier moment du rationalisme (de l'archimédisme) définitif. Dans Pedro de Urdemalas, Cervantes va jusqu'à faire la comédie du comédien, et dans Entremés del Retablo de las maravillas la comédie de la comédie, au moment où les Ménines créent le dispositif qui invita Théophile Gautier à poser la question reprise plus tard par Foucault : mais où est le tableau (Marrast) ? Ajoutons : Mais où est le pouvoir ? Où la vérité ? Où l'être et l'image ? Où l'image et le mot ? Où Homo lui-même ? Molière n'alla jamais si profond, sauf dans la scène de Dom Juan alléguée plus haut, mais le moment du rationalisme triomphant où il apparut lui permit de parcourir en extension toutes les allées du genre.

La façon dont les civilisations conçurent l'articulation réciproque de la tragédie et de la comédie éclaire bien la diversité de leurs partis d'existence. Dans la Grèce globalement apollinienne et exceptionnellement dionysiaque, elles se suivaient dans le même théâtre au cours d'une même session montrant trois tragédies, puis un drame satirique du même auteur. Dans la Chine des conversions réciproques du yin et du yang, l'ordre est inverse : la comédie prélude à la tragédie très stylisée, et elle a lieu dans la cour d'entrée. Dans la France de la bienséance, aimant à séparer les classes et les moeurs, elles furent des spectacles strictement distincts de temps, sinon de lieu. Pour l'Angleterre élisabéthaine, elles se croisaient au Globe de Shakespeare dans la même pièce et la même scène, et parfois dans la même phrase.

La liaison étroite de la tragédie et de la comédie dans les veilles des moments les plus rationalistes du MONDE 2 fit, aux autres époques, la fortune des drames (drama, drân, agir) et des opéras, qui en combinaient les éléments sans les mêmes prétentions d'universalité. Ou alors qui poursuivirent une universalité moins essentialiste, plus historique, plus culturaliste dans les deux Faust de Goethe et les opéras de Wagner, selon la Kulturgeschichte de l'Allemagne.

 

 

22F. Les trois genres historiques

 

Ni le mythe d'origine, ni le conte, ni l'épopée fondatrice, ni le lyrisme, ni la tragédie, la comédie et le drame ne sont proprement historiques, même s'ils agitent des événements qui eurent plus ou moins lieu ici ou là. La naissance de l'histoire supposa un concours de circonstances. Ce n'est pas qu'Homo n'eût depuis toujours remarqué quelques suites de faits, mais il les avait notés comme des illustrations d'archétypes. Ce qu'il produisit de plus fort à cet égard fut sans doute, autour de -500 en Chine, ce que Jaspers a appelé l'archaïsme critique de Confucius, rassemblant dans des textes antérieurs un corpus exemplaire des rapports entre l'Etat chinois et les lois naturelles. En Grèce aussi, vers -460, à la naissance d'Hérodote, il y avait des logographes.

Mais l'histoire, que la muse Clio fait descendre de l'épopée, supposa le MONDE 2 décidé. Il lui fallait que les groupes hominiens soient, de même que les spécimens singuliers, conçus comme des touts composés de parties intégrantes <12B>, et donc contrastant entre eux : les Grecs ne sont pas les Perses, ni les Egyptiens. Ensuite, que les temps des verbes indo-européens commencent à rendre non plus des "aspects" des actions (comme encore dans le russe d'aujourd'hui, par quoi beaucoup de Russes estiment avoir peu ou pas le sens historique), mais leur situation exacte par rapport au présent de la parole, en instaurant de vrais passés et de vrais futurs. La distinction de l'aoriste, de l'imparfait, du parfait, du plus-que-parfait, comme aussi du futur et du futur antérieur grecs, impliquant une disjonction logique des instants aussi exclusive que celle des êtres ("l'étant est, le non-étant n'est pas"), fut un tournant violent et décisif de l'anthropogénie <16F3d>. Pour que l'histoire naisse vraiment, on ajoutera encore le hasard de quelques événements majeurs qui croisèrent ostensiblement géographies culturelles et conflits culturels. Et un Homo migrator infatigable, Hérodote.

 

22F1. L'histoire différentielle

 

La Méditerranée orientale portait une navigation incessante entre l'Europe, l'Asie, l'Afrique. Elle confrontait deux civilisations, la Perse représentant l'Asie, la Grèce représentant l'Europe. De plus, vers -500, elle confronta deux moments anthropogéniques fondamentaux : le MONDE 1B scriptural et le MONDE 2 maintenant décidé, en ce que l'on appela les Guerres médiques, celles des Grecs contre les Mèdes (Perses). Hérodote naquit un peu avant -480, un peu avant Salamine, dans l'Asie mineure au centre de ces tensions. Où, du reste, contrastaient d'avance les Grecs doriens et les Grecs ioniens, auxquels il appartenait.

Ses Historiaï, étymologiquement recherches, enquêtes, investigations, explorations, ont tiré parti de cette situation remarquable. Elles inaugurèrent d'abord l'anthropologie culturelle <24C2>, car, quand Hérodote note qu'en Egypte les hommes urinent assis et les femmes debout, il ne s'amuse pas d'un détail pittoresque, il dégage quelque chose d'essentiel à Homo, animal transversalisant et possibilisateur, chez qui tout est culture, et différences de cultures, jusqu'aux fonctions naturelles. Et les Historiaï créèrent en même temps l'anthropologie historique, une certaine façon de voir qu'Homo est un mélange indissociable d'événements imprévisibles et de quelques structures prévisibles. En sorte que l'histoire est conte, et que le conte est histoire. Ce croisement de curiosité et d'admiration exigea une langue particulière dans un moment particulier. A quoi convenait le dialecte ionien, plus vagabondant que l'athénien. Moins syntactique. Plus paratactique.

Avec ce double regard, Hérodote fut conscient de la fracture anthropogénique que représentait le passage d'un empire primaire (la Perse), nous dirions le MONDE 1B, à une cité grecque, nous dirions le MONDE 2, et du formidable pouvoir politique et militaire qu'allaient représenter des citoyens indépendants (eleFtHeroï) et légaux face aux sujets d'un empereur despote, si nombreux soient-ils, comme le montre le dialogue entre Démarate et Xerxès, qui lui demande : "Tu es grec, dis-moi donc si les Grecs me résisteront ?", et qui répond : "Ils ont un maître, la loi (nomos), qu'ils redoutent encore bien plus que tes sujets ne te craignent.". Ce texte du Livre VII a été judicieusement retenu par Toynbee dans The World and the West (1953).

 

22F2. L'histoire causale

 

Une autre guerre illustre, celle du Péloponnèse, saisie à travers la problématique du MONDE 2 totalisateur, donna lieu à une deuxième forme d'histoire. Encore une fois il fallut un concours de circonstances : qu'un homme ait eu trente ans au commencement des faits, en -430, et ait vécu exactement jusqu'à leur fin, en -400. Mais encore, comme il le déclare sans ambages, qu'il ait aussitôt pressenti que ce qui se mettait en branle serait le "premier grand événement" du devenir des hommes. Par l'ampleur du théâtre des opérations, le Péloponnèse et l'Egée. Par l'importance des populations, Athènes et Sparte. Par la rationalité calculatrice des combattants, qui ferait que leurs actions soient analysables et synthétisables comme celles des tragédies classiques de Sophocle et d'Euripide qui se produisaient au même moment. Thucydide décida de consacrer son existence entière à cet événement majeur en le suivant partout au fur et à mesure pour en comprendre les liens organiques, les lieux, les hommes, les souvenirs, les documents. Comme dans la médecine organique et holistique d'Hippocrate, du même âge que lui. Ce fut l'histoire causale.

Elle additionne les quatre causes de l'artisanat rationnel grec, qu'Aristote formula bientôt : (a) cause matérielle, dans la géographie des peuples ; (b) cause formelle, dans leurs institutions, (c) cause efficiente, dans les décisions des chefs exprimées par leurs discours reconstruits, (d) cause finale, dans l'explicitation des intérêts poursuivis. Et cela dans un esprit déjà archimédien, puisque Thucydide indexe des consécutions d'états de fait censés indexables, et dégage le caractère obligé (ligare, ob) de ces consécutions <21D>.

Grâce aux sophistes qui l'avaient déjà parlée beaucoup, la prose attique possédait à ce moment les conjonctions permettant de dégager clairement le lieu, le temps, les causes, la conséquence, le but, la concession, etc. Pourtant, chez Thucydide, rien encore de la continuité logique qui caractérisera nos historiens du XIXe siècle. S'il n'a plus la diction cousue d'Hérodote, et adopte une énonciation adversative, celle-ci s'anime des chocs des contenus plus que d'articulations logiques explicitées. Nous sommes bien en présence d'un contemporain de Sophocle et d'Euripide, qui remplace seulement leurs effets de champ perceptivo-moteurs par des effets de champ logico-sémiotiques. Ses Historiaï ont beau être devenues causales, elles ne quittent pas les virevoltes de l'étonnement.

 

22F3. L'histoire édifiante. Les légendes

 

Au moment où le MONDE 2 donnait lieu à l'intériorité romano-stoïcienne-chrétienne-néoplatonicienne, à la fin du Ier siècle de notre ère, Homo développa tout naturellement l'histoire édifiante. En latin, les Historiae de Tacite, préparées par les histoires individuelles du Jugurtha et du Catilina de Salluste, furent sensibles surtout aux monstres et aux fatalités. En grec, les Vies parallèles de Plutarque exaltèrent les grands hommes et les pouvoirs de leur liberté responsable. Créant l'Occident autant qu'elle le relatait, l'histoire édifiante obtint le plus franc succès jusqu'à Montaigne, dont elle nourrit les Essais de page en page. Elle finit par s'étendre des individus aux peuples, conçus comme de grands organismes dans les histoires épiques du romantisme, telle l'Histoire de France de Michelet. Elle fit même bon ménage avec l'histoire causale, dont elle emprunta souvent la rigueur des faits et à laquelle en retour elle fournit subrepticement des argumentations psychologiques, motivationnelles.

Une anthropogénie sera attentive au triomphe constant de cette sorte d'histoire, en regard du peu de crédit des deux précédentes. Car l'histoire différentielle d'Hérodote eut beaucoup d'admirateurs mais peu de disciples, sans doute parce qu'elle projetait un jour trop vif sur l'ethos d'Homo, en montrant chez lui le poids des options culturelles, aux dépens de toute morale commune. Après le Kitab al-Aqalim (Le livre des régions) d'Al-Maqdisi, qui meurt aux environs de l'an 1000, il faut attendre le XVIe siècle des Grandes découvertes pour que les Historiaï soient suivies par la Relacion de las Cosas de Yucatan de Fray Diego de Landa et les Primeros Memoriales de Sahagun, longtemps après par le Voyage autour du monde de Bougainville, et hier par le Do Kamo de Leenhardt et les Indiens Hopi de Whorf. Quant aux récits des voyages de Marco Polo à travers le Pamir, la Mongolie et la Chine, depuis 1271, ils ne furent guère conçus qu'au hasard d'un séjour en prison ; leur auteur les dicte à un codétenu, un compilateur français de romans de chevalerie, Rustichello ; ses notes prises en route avaient un but commercial ou administratif. Plutôt que par sa portée scientifique, le livre frappa surtout les contemporains par son caractère merveilleux, d'où encore le titre italien de 1827 Il Milione di Marco Polo, que le français a traduit par Les merveilles du monde ; depuis 1305 environ, les versions françaises, florentines, vénitiennes, latines seront aussi désordonnées que multiples. L'auteur même ne semble jamais avoir pris conscience qu'en révélant ainsi l'Extrême-Orient à l'Occident, de même qu'il avait longuement révélé l'Occident à l'empereur mongol Kublai, il produisait un des grands séismes anthropogéniques.

L'histoire causale de Thucydide tourna court elle aussi, tout comme la causalité physique d'Archimède qu'elle avait contribué à préparer. Car, plus encore dans ses théories sur soi que dans ses théories des choses, Homo aime à se maintenir dans l'endotropie de la rhétorique des valeurs et des principes, à l'abri des indexations trop pures, trop exotropisantes, des faits. Et ce n'est qu'au XVIIIe siècle, à l'occasion du démontage des pouvoirs établis, que l'histoire causale, par exemple dans le Charles XII de Voltaire, a démarré avec quelque consistance jusqu'à aujourd'hui. Se flattant de démêler les prétextes, les occasions, les causes, les conséquences, les intentions déclarées et secrètes des événements. En oubliant souvent que cette objectivité-là reste elle-même inconsciemment fidèle à des valeurs implicites, et se dissimulant surtout que "le nez de Cléopâtre, s'il eût été plus court, toute la face du monde aurait changé".

De l'histoire édifiante on rapprochera les légendes, ces vies des hommes mémorables destinées à être lues (legenda, devant-être-lus) dans les réfectoires et assemblées des moines. Mi-historiques, mi-imaginaires, elles ont servi à l'écolage des novices, catéchumènes, adolescents de toutes sortes, dont l'esprit réclame des objets, des héros, des faits éclatants. Victor Hugo devina que les éclats regroupés des légendes pouvaient former la mosaïque gigantesque d'Homo entier, "la grande révolution obéissante à Dieu, / La sainte fausse clé du fatal gouffre bleu", et construisit comme la dernière des cathédrales La Légende des siècles , conclusion autour de 1850 du romantisme historique, lequel, chez Chateaubriand, avait introduit l'adjectif "légendaire". Les histoires chinoises rassemblées par Confucius dans sa bibliothèque des générations étaient des "legenda", épistémologiques, ontologiques, politiques à la fois.

 

 

22G. Le roman

 

Les histoires différentielle et causale, combinées avec les thèmes amoureux du lyrisme et les effets théâtraux de la tragédie et de la comédie, devaient donner assez vite lieu aux romances de la Grèce finissante. Mais c'est seulement avec l'intériorité romaine et stoïcienne, et dans le siècle où démarre l'histoire édifiante, le premier de notre ère, que s'affirme le roman, ce genre littéraire dont le thème est les idiosyncrasies ou complexions <26E> des spécimens hominiens, saisies dans un milieu matériel et social lui-même idiosyncrasique. A la différence du conte, qui manifeste de mot en mot qu'il est un stratagème (tale, dolus), le roman se donne pour véridique, vraisemblable bien qu'imaginaire. Du coup, autant le conte est indexateur <5>, jusqu'à la déclamation du conteur, autant le roman est indicialisant <4>. Collectant, comme l'histoire, des indices fuyants venant des paysages, des objets, des corps, des dires.

On considère d'ordinaire le Satiricon comme le premier roman occidental, et Trimalchio, le parvenu accompli qui y donne un banquet, comme le premier personnage romanesque ayant eu un caractère achevé. Mais tout se passe comme si Homo hésita longtemps devant l'abîme ainsi ouvert. Et le Petronius, qui a rédigé cette oeuvre immense dont nous n'avons que des fragments, - peut-être le Petronius arbiter elegantiae qui distrayait Néron, - reste satirique et picaresque, moyennant la rapidité et l'à-propos de son latin éblouissant. Bref, il faudra un nouvel approfondissement de l'intériorité romano-chrétienne-néoplatonicienne du IIe siècle, voire plus longtemps encore, car certains proposent des dates ultérieures, pour que Longus scrute les progrès imperceptibles des sentiments de Daphnis et Chloé passant de leur familiarité enfantine à leur amour adulte dans les lacets sans bruit d'un grec attique très égal. Après l'an 1000, dans le cadre du christianisme maintenant cocréateur <13J>, d'apocalyptique qu'il était <13I>, ces préludes antiques le céderont aux diverses versions de Trist(r)an et Yseut exploitant les multiples facettes de l'engignement (engin, invention, machine, habileté, ruse, tromperie) d'Homo devenu engigneor, ingénieur en amour comme dans la construction de ses basiliques romanes et de ses cathédrales gothiques <13J>. A travers le Moyen Age, La Chastelaine de Vergi, les lais, les romans épiques ou gnomiques, comme le Roman de la rose, pratiqueront le même engignier d'amoureux engignios.

Même au début du XVIIe siècle, l'Astrée d'Honoré d'Urfé n'échappe pas à cette mouvance, et le roman européen ne commencera à devenir le grand moyen d'investigation d'Homo dans son tréfonds qu'il sera souverainement chez Dostoïevski qu'à partir de l'avènement de la liberté de choix de la seconde moitié du XVIIe siècle, puis de la liberté explorante du XVIIIe, enfin de la liberté autogénératrice du XIXe. Au mi-chemin de cette longue ascension, Sade va à l'essentiel du romanesque en préface à ses Crimes de l'amour: "On appelle roman, l'ouvrage fabuleux composé d'après les plus singulières aventures de la vie des hommes." Nulle part plus que dans ce genre littéraire Homo n'apparaît comme l'animal possibilisateur et idiosyncrasique.

Au Japon, autour de l'an 1000, le Dit du Gengi (Genji Monogatari) en est l'illustration la plus large et la plus vive. Le roman, recueil de singularités réalistes, devait culminer dans une culture de l'instant animiste intense, la civilisation japonaise. Ce fut aussi la liaison entre un genre et un sexe : les femmes ont excellé dans le roman, comme le prouvent Madame de la Fayette, les soeurs Brontë ou Virginia Woolf, et avec Murasaki Shikibu, auteur du Dit, elles comptent un génie de la taille de Virgile et Shakespeare. Liaison aussi entre un genre et un moment de langue ; en ce tournant du premier au deuxième millénaire, le japonais vient juste de se différencier définitivement du chinois, et les femmes, mieux que les hommes absorbés par la guerre, peuvent se donner le loisir et le plaisir de manipuler le sismographe d'une langue incomparable pour collecter les événements extérieurs et intérieurs instantanés qu'elles observent du sol où elles se meuvent d'ordinaire à genoux. Un Genji est un noble, mais pas de naissance, et il a donc à le devenir. Ainsi d'écrire un dit du Genji fut le prétexte parfait pour la suivante de l'impératrice Akiko de conduire son lecteur à travers toutes les étapes possibles des mouvements de l'amour, de la politique, de la religion, de la sensation et du concept, de l'aurore, du midi et du crépuscule sur un pétale de fleur, sans omettre une seule réussite ni un échec, jusqu'à la renonciation bouddhiste (par leur ton plus rentré, les quatorze derniers de nos cinquante-quatre chapitres ont fait penser que l'auteur s'y accorde à l'expérience ultime du bouddhisme après la mort de son mari, à moins qu'ils ne soient pas du même auteur). Le Dit est un roman d'initiation, et le roman atteint sa plénitude quand il devient roman d'initiation, ou de formation, témoins le Goethe de Wilhelm Meister, le Balzac de La condition humaine, le Tolstoï de Guerre et paix, le Dostoïevski des Frères Karamazov, le Kazantzakis de La dernière tentation. Il n'est pas indifférent à une anthropogénie que, de tous les genres littéraires, le roman soit, avec l'histoire, le plus traduisible. Celle du Dit du Genji par Arthur Waley (1935) est pour certains un classique de l'anglais (EB).

C'est à la même époque que le Dit, donc autour de 1100, que la civilisation islamique aussi donna son chef-d'oeuvre romanesque dans les cinquante Maqamat d'Al Hariri, récits en prose rimée qui au fil des siècles eurent dans la peinture arabe la même fortune que le Dit du Genji dans la peinture japonaise. La transcendance verticale du Coran excluait les continuités existentielles du roman occidental, mais non les soieries ("hariri" désigne le marchand ou fabricant de soies) des humeurs anecdotiques (un "maqam" est à la fois mode musical et humeur psychologique), surtout quand, agitées par le rastaquouère Abu Zayd, leurs fils miroitent en se tissant avec les fils également soyeux de subtiles discussions d'histoire, de coutume, de poétique, de grammaire de l'arabe, langue véhicule de la révélation.

Il y a autant de sortes de romans que de conceptions des X-mêmes hominiens <30>. Ainsi, le roman de science-fiction correspond au X-même du MONDE 3, et Alien, dont la version filmique a fait date dans l'image et dans le son, en donne la définition générale par son titre. Non plus les aventures d'un "je-moi" devant le monde ou dans le monde, mais les altérités d'un état-moment d'Univers parmi d'autres états-moments dans de vrais ailleurs <30L>. Qu'est-ce que l'Autre, l'étranger de vraie étrangeté, le vraiment autre (alien) ? Et combien, à cette aune, le Même devient à son tour pluriellement autres ?

 

 

22H. L'épistole et l'autobiographie. Les confessions

 

Les lettres de Pline le Jeune, autour des années 100, illustrent l'intériorité romano-chrétienne-stoïcienne-néoplatonicienne-néohébraïque au même titre que l'histoire édifiante de Plutarque et le roman picaresque de Pétrone. Rassemblées, elles inaugurèrent ces grandes correspondances où un spécimen hominien du MONDE 2, se percevant comme un tout composé de parties intégrantes, se prend pour un "thème" d'oeuvre, avec un idiolecte comme "sujet" d'oeuvre <11I3>, chez Madame de Sévigné, qui écrit à sa fille, ou chez Voltaire, qui écrit à l'Europe. D'ordinaire les correspondants sont multiples, mais le narcissisme atteint son paroxysme quand ils sont deux, en miroir, tous deux inspirés, comme Louis II de Bavière et Richard Wagner.

Le miroir épistolier introduisit l'autobiographie, où un "ipse" latin <30D>, puis un "moi-même" français et un "myself" anglais <30H> tenteront de se totaliser comme un événement suivi et cohérent. Certains ont vu le genre s'annoncer dans les Epîtres de Paul de Tarse, si exactement organisées qu'elles finissent par faire non seulement le récit d'une vie, mais cette vie même. Cependant, pour qu'ait pris forme la vraie autobiographie dans les Confessiones, ou aveux professés (fateri, cum), de saint Augustin, il a fallu un extraordinaire concours historique. Qu'autour de 400 un spécimen hominien ait vu de ses yeux s'écrouler l'empire le mieux établi du monde, celui de Rome, sous les assauts des invasions barbares ; qu'il se soit senti la mission de fonder définitivement une nouvelle cité (De civitate Dei), destinée à remplacer cet empire ; que son système perceptif vaste et passionné l'ait conduit à faire presque toutes les expériences d'Homo, de la sensualité africaine à l'ascèse plotinienne ; que sa personne finie ait dialogué avec Dieu éprouvé personne infinie, mieux qu'il se soit décrit sous le regard d'un Dieu qu'il estimait le percer jusqu'au plus profond, être même plus intime que le plus intime de son âme (interior intimo meo), donc dans des conditions uniques de sincérité ; qu'il ait ainsi non seulement monté, descendu, remonté les strates du monde extérieur dans la vision d'Ostie, mais cherché à reparcourir toutes les phases de sa propre ontogenèse dans une première psychanalyse ; qu'il ait, avec son contemporain Jérôme, achevé de transformer le latin classique en un idiolecte analytique, presque archimédien, capable non seulement d'exprimer sa croyance en un Dieu infini et réalissime, mais de l'établir et de la supporter <22B5,27D3,27F1>.

Des concours de langue et de circonstances également remarquables, bien que moindres, ont porté les deux autres accomplissements majeurs de l'autobiographie que furent les Confessions de Rousseau et les Mémoires d'outre-tombe de Chateaubriand. Sans compter ces Mémoires de Luther qu'en 1835 Michelet composa audacieusement en rassemblant l'autobiographie brûlante que constituent les lettres du réformateur quand on les lit avec le regard d'un grand historien. Alors, une anthropogénie sera attentive au fait que nous venons de nommer les trois sommets du christianisme occidental (pas oriental) : Paul de Tarse, Augustin, Luther. Auxquels se joignent, sans trop détonner, Rousseau, auteur d'une Profession de foi du vicaire savoyard, et Chateaubriand, auteur d'un Génie du Christianisme. Hegel a dit : la rime, ce miroir, est chrétienne. Il aurait pu ajouter: l'autobiographie l'est aussi. On remarquera qu'Augustin remplaça les accouplements de mots à distance du latin classique par la rime intérieure <22B5>.

 

 

22I. La fusion des genres littéraires dans le MONDE 3 : le roman-oratorio, le poème métatextuel, le poème aminoïde, etc. Du théâtre parlé-écrit au théâtre gestuel et objectal. L'effacement des théories d'Homo du fait de ses langages

 

Aux fins de survoler la théorie qu'Homo a produite sur lui-même dans sa pratique intense des dialectes, ou "littérature", nous venons de parcourir ce qu'on appelle classiquement les genres littéraires. Ceux-ci nous sont apparus très déterminés dans le continu proche du MONDE 1A et 1B. Et, dans le continu distant du MONDE 2, ils ont même donné lieu à un engendrement quasiment dialectique, fortement thématisé dans la métaphysique historique de Hegel. En 1955, La dernière tentation (O teleFtaïos peirasmos) de Kazantzakis aura été la somptueuse conclusion de ce moment anthropogénique, en combinant tous les pouvoirs du roman, du mythe, de l'histoire, de l'autobiographie sur le plus riche et le plus argumenté des thèmes, l'origine du christianisme, ou plutôt sa personne originaire, Jésus de Nazareth, abusivement appelé Christ dans le titre français. A quoi fallut-il sans doute les ressources du néo-hellénique, cette langue où, en une situation unique, le locuteur, dans chaque glossème utilisé par lui, perçoit constamment une triple épaisseur langagière : une couche contemporaine (autobiographique ou romanesque), une couche médiévale (celle de la construction théologique), une couche antique (mère du mythe) <Compl.10>.

Le MONDE 3 non seulement combine ou superpose, mais fond les genres autrefois distincts, et surtout il en crée de nouveaux. On ne fait pas un siècle de cosmologie, le vingtième, où beaucoup ont commencé à s'apparaître toujours davantage comme des états-moments d'Univers, - d'un Univers ayant un commencement, un développement et une fin, et donc romanesque, - sans que s'ouvrent des champs nouveaux à la littérature. On songe, bien sûr, à la science fiction, avec ses questions philosophiques plus radicales que celles des philosophes traditionnels. Mais il faut considérer aussi une autre voie royale, que nous allons suivre à travers le cas de Zelsa de Luc Eranvil, daté de 2000. On y voit le texte écrit se proposer non plus d'exprimer, tracer, écrire des choses, des psychismes et des événements, comme il l'a fait depuis les mythes d'origine et les épopées fondatrices, mais bien d'être une participation à l'engendrement universel. Participation non plus du dehors, comme dans les descriptions et narrations antérieures, mais du dedans.

L'exercice consiste à coïncider d'abord avec le phénomène d'Univers le plus remarquable dans notre portion d'Univers, à savoir les constructions et connexions inlassables que sont les cerveaux en travail. La suite des phonèmes, des mots, des propositions parlées ou écrites mime alors le mouvement des synodies neuroniques qui se nouent et dénouent, s'accentuent et se gomment, se rassemblent et se contrastent, commutent et dérapent, tissent, avec des bouts de perceptions et de motricités hétéroclites, des "Autre" qui sont un certain "Même", des "Il" qui finissent par avoir les propriétés d'un "X-même", ou d'un "Je". Bien plus, ce travail neuronal se perçoit non pas autonome, mais seulement comme l'hôte privilégié des métabolismes digestifs et des articulations anatomiques d'un organisme singulier, qui le soutient et qu'il soutient. A ce compte, le langage intense qu'est la littérature (parlée ou écrite) se fait strictement génératif, toute strate nouvelle s'y produisant par variation-sélection de strates antérieures, d'autant plus antérieures qu'elles sont plus nouvelles. L'auteur et son lecteur fonctionnent alors en crawleurs d'Univers, selon une aventure prophétisée par Baudelaire : "Et comme un bon nageur qui se pâme dans l'onde,/ Je sillonne gaîment l'immensité profonde, / Avec une indicible et mâle volupté."

Le crawl universel produit-il quelque chose comme un roman ? Oui, si l'on entend le roman primordial. Donc des histoires qui se tissent des sauts quantiques des mots, des propositions et des choses. Des histoires où chacun n'est adulte que par la mémoration (la digestion et rumination mémorantes) de l'adolescence, de l'enfance, de la naissance, de la conception, de l'accouplement qui a fait la conception, et, avant l'accouplement parental, de ceux des plaques tectoniques de la Terre ronde, et avant, de l'Océan, depuis ses abysses et ses créatures abyssales, et enfin du Ciel, abysse des abysses d'un Univers entre big bang et big crunch. On l'aura compris, pour l'Enfant de ce roman-là, le Père fantasmé ne saurait être qu'un capitaine au long cours, instruisant son Fils le sextant braqué sur les astres. Et la Mère fantasmée, une négresse des îles. Tous deux quelque peu sauvages et civilisés (elle jusqu'à la bure de la moniale), illégaux et légaux (lui ayant transgressé les lois de la mer), comme toute Génération, laquelle est une spécialisation locale et transitoire de la Tempête et de la Prostitution cosmologique. Le culte sera la montée en fête des courtisanes rutilantes sur la colline du Caravansérail dont la nuit les feux follets redescendent vers le port, et au delà du port vers tous les navigateurs du monde.

La grande affaire de ces croissances intérieures (du dedans) est la syntaxe. Car, qu'il s'agisse de la proposition, de la phrase, de l'alinéa, du chapitre, elle ne saurait plus s'appuyer sur la ponctuation, cette articulation extérieure par excellence, à peine esquissée dans l'Antiquité, déclarée à la Renaissance, et fixée seulement au XVIIIe siècle, en un accomplissement final du continu distant du MONDE 2. Elle est contrainte de se distribuer et de se déterminer selon les seules fluctuations quantiques et les seules gravitations serrées ou larges des phonèmes, des sémantèmes, des séquencèmes en gésine, - un peu à la façon dont, dans l'histoire universelle, les amas originaires de gaz et de poussière gravitent en nébuleuses et parfois se concentrent en étoiles, - pour donner ici ce que le cinéma nommerait des plans (correspondant à l'alinéa) et des séquences (correspondant au chapitre). Et cela autour de thèmes assez spiralés pour suggérer des titres, tels ceux qui chapeautent les récitatifs, les arias, les chorals d'un oratorio. Roman-oratorio, constellé de sous-titres : LA VOIE, LE BATEAU-AQUARIUM, LA METAMORPHOSE, LA CONSTELLATION, LA COMBE, L'ORCHESTRE, LA PARTITION, L'HEURE, etc.

Moyennant cette syntaxe et cette sémantique, ce texte fait songer alors aux formations aminées, qui portent tout l'édifice anatomique et physiologique des vivants, et dont la découverte est la révolution mentale du XXe siècle. On peut donc le compter parmi ces diverses formations aminoïdes que nous avons rencontrées à plusieurs reprises comme caractéristiques du MONDE 3 : dans la musique de Steve Reich et Phil Glass ; dans les peintures de Herth, de Luciano, de Lo, de Goffre ; dans l'architecture des projets de Thomkins et de certaines problématiques de la Harvard Design School ; dans l'éthique des hétérogénéités de Deleuze. Revoyons-en les traits principaux en feuilletant Zelsa. a) Attribuer l'initiative des croissances non plus tellement à des structures, figures et nombres, qu'à des séquences, et même à la séquenciation comme telle. b) Se plaire à la fécondité des dérives réciproques de l'analogique au digital et du digital à l'analogique. c) Compatibiliser hasardeusement des séries tant hétérogènes qu'homogènes. d) Etre spatialement et temporellement pluridimensionnel, en comprenant "dimension" au sens de "degré de liberté", comme quand les topologistes Poincaré ou Thom disent que le mouvement d'un doigt pris à partir des translations, des pliures et des rotations de l'épaule, du coude, du poignet se meut dans un espace-temps à six ou sept dimensions. e) Bref, pratiquer un mode de formation (Gestaltung) qui soit non-démiurgique, c'est-à-dire sans finalité préalable, sans pro-vidence, mais opérant par variations-sélections, comme procède l'Univers dans l'engendrement de ses amas stellaires et de ses vivants.

Nous avons signalé à plusieurs reprises que c'est dans la musique que les formations aminoïdes sont le plus explicites, et même paradigmatiques chez Steve Reich depuis 1970. Mais une littérature comme celle de Zelsa en est un exemple presque aussi clair. En effet, c'est fondamentalement que littérature et musique sont toutes deux des pratiques séquentielles, et par conséquent aptes à des sémantiques et des syntaxes de la pluridimensionalité et de la variation-sélection dans l'instant. Elles excellent du même coup à établir des résonances lointaines et proches entre un Univers (versus-unum) et ses états-moments : la Matthäus-Passion de Bach est annoncée tout entière dans son ouverture, et tout entière récapitulée dans son final ; de même, l'ouverture (d'oratorio) de Zelsa donne d'entrée de jeu son référentiel, à savoir une fluctuation quantique déclencheuse où l'automobile de la mémoire partie à la recherche de l'enfance connaît une surchauffe dont la nébuleuse de vapeur réactive le passé d'un système nerveux en une illumination qui le fait extraire de la guimbarde l'organisme dont il est l'hôte à cet endroit précis où se croisent la mer natale, le port, les rails du chemin de fer sur lequel arrive justement le cahot d'un train qui dicte la poussée et le rythme de toute la suite. C'est jusqu'au mode de composition qui rapproche littérature aminoïde et musique. Les dix années de retouches intermittentes qui ont produit les différents états de Zelsa, tous avec leurs mérites respectifs, font penser au retravail inlassable de Bach sur Die Kunst der Fuge, cette oeuvre également si syntaxique et si incroyablement dense, dont nous jouons toujours, avec des intérêts divers et égaux, le premier état (Edition Peters) et le dernier (Henle Verlag).

Pour mesurer la portée anthropogénique de la littérature aminoïde, on en survolera quelques annonces proches et lointaines, où se reconnaît ce que les historiens appellent une famille d'esprits. 1) La littérature de la croissance interne se déclare avec le Claude Simon de La Route des Flandres et le Gabriel García Márquez de El Otoño del Patriarca, selon le texte espagnol et parfois davantage selon la traduction française de Claude Couffon. Mais cette visée s'annonce déjà au XIXe siècle à travers les identifications cosmologiques des trois versions de la Tentation de saint Antoine qui remplissent la vie de Flaubert. Et on en a de premiers vertiges au XVIIIe siècle dans les Mémoires de Saint-Simon, à propos desquels leur éditeur de la Pléiade se sent contraint d'invoquer en propres termes : "intumescence de la mémoire", "mémoire anisochrone", "rhétorique qui rejoint l'oratorio", "la mer comme image favorite", "le tout syncopé et concentré, convulsif et sortant". Et l'ancêtre de tout cela est sans doute, dès le XVIe siècle, le Rabelais des bafouillements calculés dans la diction conteuse de Gargantua. 2) La perception à partir du dedans, avec son retournement ontologique et épistémologique, fut génialement formulée au milieu du XIXe siècle dans le Satyre de Hugo, poète de l'abîme : "Il peignit l'arbre vu du côté des racines". 3) Et l'on peut élargir ces deux familles à tous ceux qui, à divers titres, ont voulu tenir ou ramener leur syntaxe en deçà de la ponctuation voltairienne : le Bossuet des manuscrits, qui, à l'antique, ne sépare même plus ses mots ; le Flaubert qui, un long moment, a rêvé d'une ponctuation pondérale ; le Mallarmé ultime, celui de Un coup de dé jamais n'abolira le hasard, qui ponctue par les seules aires du blanc ; le Proust des surimpressions qui laisse le dernier soin de le ponctuer à ses éditeurs ; le García Márquez de El último viaje del buque fantasma (si aminoïdement traduit par Couffon) qui garde des virgules mais n'a qu'un seul point, final. Enfin, c'est tout le "nouveau roman" qu'à des titres divers il faudrait reparcourir à cette occasion. Ou encore la digestion redistributrice, le recueillement ouvrant, le bégayement présentif de Ghérasim Luca dans Le héros-limite (Cassettes Radio France, 1998). Moment de se rappeler la remarque pertinente de Saint-John Perse, que la langue française était prédestinée aux expériences de littérature pure dans la mesure où sa pratique quotidienne est prosaïque.

On aurait presque souhaité que Zelsa fût anonyme, texte perdu sans signature dans un recoin de la Bibliothèque de Babel de Borges, car ç'aurait permis le jeu des attributions instructives. Pourquoi alors ne pas y soupçonner une récréation de Feynman, illustrant sa détermination des particules comme "a sum over histories" ? Ou une vacance d'un autre physicien quantique, Hawking, lors de ses suppositions d'un Univers "défini et pourtant sans frontière" ? Ou une escapade du biochimiste Anfinsen se reposant de ses expériences sur le déroulement et le réenroulement des protéines ? Et comment ne pas songer à Seymour, lequel, pour comprendre le comportement des drosophiles, en fait manger par tous ses assistants et jusqu'à sa famille, quand la séquence du REPAS nous fait descendre et nous perdre dans les couloirs des digestions de Zelsa qui, pour devenir père-mère gynécomaste, la "elle" du récit, se nourrit devant l'enfant narrateur, le "il" du récit, de pis de vache magnifiés ? Plus directement, pourquoi ne pas soupçonner là un coup fourré de Wittgenstein, qui aurait voulu aérer d'une facétie grandiose les "jeux de langue " (Sprachspiele) de ses Philosophische Untersuchungen ? Toutes hypothèses fort peu aberrantes, puisque l'auteur de Zelsa est un docteur en économie, dont la thèse n'est pas indifférente à notre propos : A General Equilibrium Approach to the Quality of Working Life.

Mais, surtout, le jeu des paternités scientifiques a un autre intérêt. De nous rappeler que science et littérature peuvent s'entre-inspirer, mais ne se recouvrent pas. Dans notre Univers composé de fonctionnements et de présence(s)-absence)s), la Physique au sens large est souveraine quand il s'agit des fonctionnements, jusqu'à avoir découvert et maîtrisé les formations aminées, et ainsi avoir de près ou de loin suggéré à certains écrivains des formations aminoïdes, mais elle ne peut qu'être muette sur la présence(s)-absence(s), étant mathématicienne, donc vouée aux indexations et aux indexables purs (déchargés, désindicialisés). La littérature, elle, peut en donner la ferveur, jusqu'à la mort de Zelsa dont le "regard semble s'être perdu au delà d'Altaïr".

Nous venons de faire une théorie. Nous aurions pu nous en dispenser tant les oeuvres littéraires majeures comportent d'ordinaire une théorie assez déclarée de leur littérature. Ainsi, dans Zelsa, l'apprivoisement de la mer par la musique se lit aussi comme une défense et illustration de la littérature aminoïde. En voici quelques lignes : "et même la propre coque du navire avait été griffée au coutelas sous prétexte d'innombrables reports mantisses et arrondis arithmétiques depuis que le départ avait fait lâcher les amarres les chiffres et leurs colifichets du genre + - / avaient pris d'assaut le bâtiment avec cette rigueur qui ne laissait nul recoin y échapper ils brillaient dans tous les yeux et fluaient débordaient des stylos au bout de doigts continuellement en mouvement ils étaient assemblés réassemblés par des agencements algorithmiques d'une complexité échevelée et par ce processus cessaient d'être chiffres et nombres devenaient la matière essentielle d'autre chose oui celle d'une musique unique pensée et construite sur mesure pour la mer pour l'apprivoiser et la séduire les chiffres construisant ses nombres étaient période amplitude pression tension vibration propagation ils étaient fréquence fondamentale oui fréquences harmoniques cosinus sinus et séries de Fourier recréant les dimensions du son réinventant un univers qui serait sonore mais d'abord était ces échelles modales calibrées à l'infini des variations soyeuses de la mer et dont les intervalles des pentes devraient s'accorder aux différents mouvements des vagues montant ardentes en pics révolus l'instant d'après s'aplatissant croulant de mille manières ils définissaient la plénitude des notes et des silences et fixaient le moelleux des appuis et lui quand il n'avait pas son attention accaparée par les compositions arithmétiques codées sur ses liasses lorsque Zelsa arrêtait sa langue au-dessus de son lac de salive........."

 

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On conclura ce chapitre sur une remarque très générale : la littérature du MONDE 3 comporte un passage de l'espace au temps. Et plus précisément, après le "temps perdu" de Proust encore vectoriel, à un temps non vectoriel, le temps des cosmologistes pour qui l'Univers n'est pas dans l'espace et dans le temps, mais bien est le père de l'espace, lui-même père du temps, après le premier refroidissement des fluctuations quantiques du big bang (Hawking) ; ou encore le temps des biologistes et des paléoanthropologistes pour lesquels "il n'y a pas de sens à l'Evolution" (Gould, Pick). C'est ce temps-là que visent le titre de Cien años et surtout le titre et la première phrase de El Otoño : "Durante el fin de semana los gallinazos se metieron por los balcones de la casa presidencial, destrozaron a picotazos las mallas de alambre de las ventanas y removieron con sus alas el tiempo estancado en el interior, y en la madrugada del lunes la ciudad despertó de su letargo de siglos con una tibia y tierna brisa de muerto grande y de podrida grandeza". La phonosémie de la traduction de Couffon renforce par sa transversalité ce caractère de temps intemporel : "Durant la fin de la semaine les charognards s'abattirent sur les balcons du palais présidentiel, détruisirent à coups de bec le grillage des fenêtres, remuèrent avec leurs ailes le temps stagnant intra-muros, et le lundi au petit jour la ville se réveilla d'une léthargie de plusieurs siècles sous une brise tiède et tendre de grand cadavre et de grandeur pourrie. " C'est ce même temps non vectoriel qu'ouvrent toutes grandes les "potentialités prodigieuses de leur devenir", qui sont les derniers mots de Zelsa.

Du reste, insistons-y, à côté des temporalités inflatoires propres à la grandeur hispano-indienne de García Márquez et à la submergeante tendresse occidentale d'Eranvil, le MONDE 3 connaît des temporalités déflatoires, comme celle de Gibier de nuit de Luc Dellisse, à la traque de la "splendide absence", où "ne restent que les chiffres purs de l'imagination" : "Le travail contre la mémoire est le seul moteur de ces poèmes." Ce qui suppose une syntaxe et une sémantique de l'écart fulgurant, de l'étincelle qui jaillit entre des pôles très lointains ("soleil bardé de stalactites)" ou très proches ("le clitoris de nacre enfoui"), mais toujours en effets de briquet entre deux corps lisses, - à l'opposé des chevauchements prospectifs et rétrospectifs (overlapping) de la syntaxe de Zelsa, - pour des riens qui foudroient du tout, et des instants en déclic d'éternel ; sous la fixité de l'Egypte. En ce cas aussi, l'oeuvre aminoïde contient sa propre théorie, ici en dix lignes d'équivalents du SIGNE : "Free lance, sur le marché / Des lunes parallèles / Requin, dans l'océan de rouille / Et de dents. Soleil / Bardé de stalactites / Voleur sans butin / Derrick des ténèbres / Le tricheur poursuit son rêve / À l'aube / Face aux fusils et aux fleurs." - On commentera "voleur sans butin" par le vers de Juvénal, qui sert d'épigraphe au recueil entier : "Cantabit vacuus coram latrone viator". Et la qualification du Signe comme "tricheur" nous rappellera qu'en Grèce déjà son dieu était Hermès, un voyageur-tricheur-oblique trismégiste.

Enfin, entre inflation et déflation, on remarquera la temporalité neutralisante des métatextes, celui de Finnigan's Wake de Joyce dans la prose, d'Alphes de Lavendhome dans le vers ; comme ceux aussi de beaucoup de bandes dessinées. Tant et si bien qu'on pourrait croire que le référentiel d'un temps non vectoriel a sonné la mort du théâtre, lequel avec ses intrigues et ses caractères a été traditionnellement vectoriel. Mais la vue-dans-la-juste-distance qu'est le "tHeastHaï" du "tHeatron" a un autre pouvoir, celui de proposer la présence de l'actant à bout portant, qu'il soit homme ou objet, ce qui est refusé aux images virtuelles de la photographie, du cinéma, de la télévision, bref des arts sociaux contemporains. Shakespeare, dans l'énormité du "as presence did present them" de Henry VIII, avait remarqué cette originalité constitutive du théâtre, d'une présence physique si directe qu'elle peut déclencher la présence métaphysique <8A>. Or, c'est bien par cette présence physique ET métaphysique que le théâtre créatif depuis 1960, et déjà depuis Le Théâtre et son double d'Artaud en 1938, a remplacé le drame ancien. C'est elle presque isolée qui est le thème de En attendant Godot et de La Dernière bande, du Living Theater, du Bread and Puppet, de Le Regard du sourd et de Einstein on the Beach, sans oublier Des journées entières dans les arbres. Le Kaspar de Peter Handke aura même été l'occasion, dans ses gestes et ses grammaires en gésine, d'explorer ab ovo les rapports entre présence-absence et fonctionnement (aminoïde ou non).

Depuis la mise en place d'une physique, d'une biologie, d'une sémiotique, et plus généralement d'une anthropogénie, la littérature a sans doute perdu beaucoup de ses prestiges comme théorie d'Homo. Mais point comme pratique de l'animal tranversalisant, indiciel et indexateur, capable par le rythme de compatibiliser ses séries hétérogènes et de thématiser ses présence(s)-absence(s).

 

 

SITUATION 22

Ce chapitre doit être impérativement complété par les chapitres 16 et 17, où sont énoncées les vues de l'anthropogénie sur le dialecte en général, ainsi que par le chapitre 23, où sont présentées les linguistiques édifiées par Homo comme théorie d'urgence sur lui-même. Le chapitre 18, sur les écritures, apportera aussitôt des éclairages utiles. Mais c'est le chapitre 30 qui est le plus indispensable, puisque son thème, les avatars du X-même hominien, est le résultat et la cause propres des littératures.