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Texte de l'auteur (26 pages) en PDF
 
Résumé (3 pages) + Exercices (4 pages) en PDF
 


ANTHROPOGÉNIE GÉNÉRALE
 


PREMIÈRE PARTIE - LES BASES
 


Chapitre 2 - UN CERVEAU ENDOTROPIQUE
 



 


TABLE DES MATIÈRES
 


Chapitre 2 - Un cerveau endotropique
 
2A. Le cerveau préhominien
2B. Les pressions évolutives du redressement sur le cerveau hominien
2C. Une anatomie cérébrale expressive de globalisation. L'hypothèse de la foetalisation prolongée (néoténie). Cerveau et évolution. Le cerveau comme destin et parti
 
 
 

 
 
 
 
Chapitre 2 - UN CERVEAU ENDOTROPIQUE
 
 
 

Dans le cadre d'une anthropogénie, il serait malencontreux d'aller droit aux propriétés du cerveau d'Homo, sans considérer au préalable celles des cerveaux en général. D'abord parce qu'on manquerait ainsi un point d'articulation essentiel entre les primates quadrumanes et le primate redressé. Puis, on négligerait d'observer à quel point les caractères du cerveau mammalien-primatal sous-tendent et propulsent toutes les performances hominiennes, des plus humbles aux plus sublimes. Ce qu'on appelle concepts, idées, notions, langages, mathématiques, logiques, arts, métaphysiques, est non seulement conditionné mais souvent virtuellement compris dans les caractères généraux du cerveau comme tel. Rien mieux que ces caractères ne fait comprendre comment Homo, même s'il est singulier, demeure un événement de l'Univers. Et nous commencerons par eux.

 

 

2A. Le cerveau préhominien

 

Il n'y a peut-être pas d'inconvénient à dire qu'un cerveau est un computer. A la condition de préciser aussitôt que c'est un computer tout à fait original.

 

2A1. Un computer à information constructrice, soft >>hard, et à construction informationnelle, hard>>soft. Génération et croisssance neuroniques. L'expérience. Conditionnement passif (pavlovien) et conditionnement opérant (par essais et erreurs)

 

Quand on compare le computer vivant qu'est un cerveau aux computers non vivants, ou techniques, ce qui frappe d'abord dans ces derniers c'est la distinction entre le hardware, d'une part, c'est-à-dire l'engin, et le software, de l'autre, c'est-à-dire l'information (programmes et données) qui y circule et s'y organise. Bien plus, le software mobile est chez eux distinct du software fixe ; le texte que j'écris pour l'instant peut être modifié sans que change mon programme "WORD" qui le supporte.

Au contraire, dans le computer vivant qu'est un cerveau, le software, quand il change, transforme transitoirement et parfois stablement le hardware. Depuis 1970, Kandel, qui distingue vivement mémoire à court terme et mémoire à long terme, a dégagé ce caractère par ses études sur l'apprentissage chez l'Aplysie, un gastéropode californien dont l'avantage expérimental est d'avoir de gros neurones et peu de fonctions <Principles of Neural Science (PNS) 2d,817sq>. Il a montré qu'une nouvelle information acquise par le cerveau de l'Aplysie consiste en une modification physico-chimique, donc physiologique, et pour finir anatomique de ce cerveau. Le biochimiste sait même maintenant que la mémoire à court terme (minutes ou heures) suppose seulement la modification covalente de protéines préexistantes, et que la mémoire à long terme (jours, semaines, années) exige l'activation de gènes neuroniques, la synthèse de protéines et de nouvelles connections neuronales, en une véritable "biologie moléculaire de la cognition" (Biochemistry, Saunders College Publishing, 2ed, ch.31). Les nouvelles connections comportent des croissances et des multiplications (par division) des synapses, et parfois jusqu'à la création de neurones nouveaux <R.juil.01,20>. On pourrait dire que, dans un cerveau, il y a une information constructive : software>>hardware.

Inversement, les performances informationnelles d'un cerveau dépendent de la construction de ce cerveau, laquelle n'est pas fixe, selon un plan prédéterminé, comme dans les édifications techniques, mais résulte initialement, puis constamment d'une construction proprement biologique, avec ses aléas. Comme on le sait mieux depuis une dizaine d'années, les neurones qui constituent un cerveau se différencient une première fois dans la moelle épinière, où ils prennent naissance ; une deuxième fois dans le trajet qu'ils suivent jusqu'à leur site cérébral, particulièrement à la suite de compétitions nutritionnelles ; enfin une troisième fois dans ces sites, pour de nouvelles raisons configuratives et nutritionnelles <PNS,3d,886-944>. Ainsi, la construction biologique initiale d'un cerveau, puis ses constructions ultérieures en raison de traumatismes divers, commandent ses réceptions et élaborations d'information. On peut le dire doué d'une construction informationnelle, hardware>>software, comme il est doué d'une information constructive, soft>>hard. Semblable édification est même la base biologique la plus importante de l'individualité, "the biological basis of individuality" ; ce qui, chez les clones, contribue déjà grandement à déterminer la distance entre clonage initial et identité finale.

Enfin, il faut voir que, dans un organisme cérébré, la machine d'information-construction biochimique qu'est le cerveau est couplée avec des machines d'énergie biochimiques, les muscles, et des machines de recueil d'information biochimiques, les senseurs des organes des sens, toutes deux remarquablement performantes, rapides, proches de lui. En effet, dès qu'un animal est un peu considérable, son cerveau montre deux bandes, sorte de serre-tête internes, dont l'un, postérieur, reçoit les informations de toutes les parties du corps, et dont l'autre, antérieur, jouxtant étroitement le premier, et donc en échange d'informations immédiates avec lui, envoie des informations motrices à toutes les parties du corps. Un cerveau est alors un computer software>><<hardware agissant sur un corps d'accueil et sur un environnement, qu'il informe (étymologiquement, met en forme) et dont il est informé (mis en forme), selon des conditionnements passifs (apprentissage pavlovien) et des conditionnements opérants (apprentissage par essais et erreur). Non seulement chez les Mammifères et les Oiseaux on voit alors se construire des "cartes mentales", même des apprentissages de labyrinthes, mais on trouve des Céphalopodes capables d'acquérir des comportements n'appartenant nullement à la vie propre de leur espèce, telles des sélections entre boules rouges et boules blanches, et cela sans récompense, par simple observation d'un "démonstrateur" préalablement dressé <R.juil.01,43, citant Nature 1992>

Quand on dit qu'un cerveau est un computer doué d'expérience, il faut donc prendre en compte à la fois son caractère hard>><<soft et sa liaison extrêmement étroite avec des activités transformantes-informantes, celles de son corps hôte et du milieu où intervient ce corps hôte. L'expérience ainsi comprise au sens fort distingue tellement le computer cérébral des computers techniques actuels qu'on peut affirmer qu'il n'est pas un computer du tout < R.avr.98,109>, ou qu'il est un computer tout à fait spécial, neuronique (neuronal, neural) et expérimenteur. C'est cette deuxième rhétorique que nous avons adoptée, comme la plus parlante pour une anthropogénie.

 

2A2. Les représentations neuroniques

 

Un système nerveux périphérique et surtout central a une autre propriété évolutive très efficace. Il est ponctué par des relais où le donné est chaque fois reformulé, représenté (présenté à nouveau), jusqu'à ce qu'enfin son information assure les réactions motrices appropriées à la survie et à la reproduction de l'animal. Ces relais sont de simples ganglions (les ganglions de la base), ou de petits organes (le thalamus), ou des aires corticales (les aires 19, 20, 21, etc. du cerveau visuel des primates). Dans tous ces cas, le "re-" de re-présentation doit donc être entendu dans son double sens de répétition et de redistribution, comme J.Z. Young l'a fortement dégagé dès 1964 dans A Model of The Brain (Oxford).

 

2A2a. Leur monotonie et leurs codes limités. Coding

Ces présentations réitérées et reformulantes, ou re-présentations, frappent d'abord par leur monotonie. En effet, toute stimulation extérieure, quelle que soit sa qualité, - visuelle, auditive, tactile, olfactive, gustative, etc., - subit dès sa réception par l'organe sensoriel (rétine pour la vue, organe de Corti pour l'ouïe, etc.) une transduction qui la transforme en des impulsions neuroniques. Or ces dernières ne connaissent que deux états : potentiel de repos / potentiel d'action ; c'est-à-dire non-déclenché/déclenché. 0/1. Oui/Non.

Quelles informations obtenir alors sur le monde extérieur avec un moyen si monotone ? (a) Il y a l'isotopie entre les stimuli extérieurs, les neurones périphériques excités (par exemple dans la rétine), les relais de centres en centres nerveux, ce qui donne des renseignements sur la configuration des objets perçus. (b) Il y a le nombre des neurones excités par les stimuli, ce qui indique l'étendue relative des objets extérieurs. (c) Il y a le commencement et la fin des excitations par les stimuli, donnant le temps et la durée d'action des objets extérieurs. (d) Il y a la fréquence des excitations par les stimuli, qui peut indiquer la force, l'intensité des objets extérieurs. (e) Il y a la configuration temporelle des excitations, en particulier leur vitesse d'attaque et d'effacement, qui trahit également des propriétés des objets, par exemple des chants d'oiseaux.

C'est ce qu'on appelle les codes (codings) du système nerveux. Notre liste est seulement indicative. Rien ne sera plus précieux, pour une anthropogénie du cerveau, que de la compléter et d'en saisir le système.

 

2A2b. Leurs accentuations : crêtes, pentes, bassins. Les clivages

En tout cas, un système nerveux, en raison même de sa physiologie, accentue, c'est-à-dire renforce l'essentiel (le vital) et déprime l'accessoire de ce qu'il reçoit. Par exemple dans une rétine, dès la transduction, les neurones plus excités le deviennent plus encore, les moins excités moins encore. Ainsi l'information se distribue selon des crêtes et des pentes, formant des bassins d'attraction perceptifs. Sans quoi il n'y aurait pour l'animal qu'un magma indistinct et flottant d'impulsions, donc ni proie, ni partenaire de chasse ou de coït, ni habitat identifiable.

Les modèles computationnels, comme ceux proposés par David Marr dans Vision (Freeman, 1982), montrent bien tout ce que, de relais en relais, il faut qu'un système visuel prélève, élimine, regroupe parmi les signaux qu'il a reçus pour qu'il y ait "quelque chose" de saisi, d'abord du point de vue "subjectif" de l'organisme (subject centered, ou "à 2.5 dimensions"), puis du point de vue "objectif" du perçu dans l'environnement (object centered, ou "à 3 dimensions"). Par tout cela un cerveau est cliveur, clivant. Et conséquemment clivé.

 

2A2c. Les synodies neuroniques : persévérations, invariants, commutations. Le self animal

Les associations neuroniques cérébrales se montrent extraordinairement multidirectionnelles, c'est-à-dire disponibles à des connexions autres que celles dans lesquelles elles sont d'abord engagées. C'est le cas chez chaque spécimen d'une espèce au cours de son expérience, et aussi dans l'espèce entière, où un groupe peut acquérir des ritualisations (d'accouplement, de chasse, de construction) si neuves qu'il devienne un jour une nouvelle espèce (c'est-à-dire des spécimens incapables de se reproduire avec ceux de l'espèce dont ils procèdent). Ceci contraste avec les computers techniques, où chaque microprocesseur opère dans le cadre de sa logique à lui, ne change pas sa logique, même quand le calcul se fait en parallèle.

Dans toutes les espèces, les neurones corticaux sont groupés en carottes verticales juxtaposées, dont chacune comporte un nombre fixe d'étages d'arrivées et de départs neuroniques, parmi lesquels certains reçoivent les afférences, d'autres envoient les efférences, d'autres encore assurent des feedback à l'égard de relais non terminaux (comme le thalamus), ou avec d'autres aires tantôt de même qualité (visuelle, auditive, tactile), tantôt de qualités diverses. D'autre part, moyennant ses appendices dendritiques, chaque neurone dépend des apports d'autres neurones qui modulent son passage du potentiel de repos au potentiel d'action selon d'innombrables stimulations et inhibitions renforcées ou contrariées. Les cerveaux sont ainsi le lieu de ce que nous appellerons des synodies neuroniques, c'est-à-dire des ensembles de neurones proches ou parfois très lointains, homogènes ou hétérogènes, qui, à travers des interactions de toutes sortes, sont activés ou désactivés plus ou moins ensemble au cours d'une même opération perceptive et motrice (synodia, ôïdè, sun, chant concertant).

Les cohérences (plus ou moins clivées) de ces synodies neuroniques permettent de comprendre les persévérations (les "logiques") dont un animal est capable dans le déploiement d'un comportement particulier comme la manducation, la nidification, l'accouplement, la chasse ; donc aussi les invariants perceptifs qu'il établit à ces occasions. Ce qui suppose la compatibilisation d'au moins six facteurs basaux reconnus classiquement à tout comportement animal : (1) stimuli-signaux, (2) programme moteur, (3) impulsion (drive), (4) imprégnation, (5) conditionnement "pavlovien" (induction d'une réaction innée par un stimulus précurseur acquis), (6) conditionnement "opérant" (essai, erreur punie, réussite récompensante).

Et en même temps l'organisation synodique fait comprendre les commutations brusques (switching) de comportement à comportement, c'est-à-dire la désactivation tranchée d'une synodie et l'activation tranchée d'une autre synodie, la seconde relayant décidément la première en un temps parfois très court. Pour s'en convaincre il suffit d'observer un chien qui se dirige vers une nourriture, puis vers un partenaire sexuel, puis vers un congénère de jeu, puis vers un objet lancé, puis fuit une menace, puis revient à son maître, parfois dans la minute. A chaque coup, il s'agit de passer d'un comportement avec ses six composantes internes (au moins) à un autre comportement avec six composantes (au moins). La vie animale est une suite de synodies activées et désactivées. On ne perdra pas de vue à quel point la persévération, les invariants et la commutation sont corrélatifs, et font les deux aspects indissociables de l'organisation synodique des cerveaux.

Ceci permet de comprendre la mise en place d'un self animal, dont la relation de certains oiseaux et mammifères à leur ombre est une manifestation observée. Synodique, accentuateur, cliveur, commutatif, tout cerveau un peu complexe est en effet amené, parmi les perceptions-motricités de l'organisme qu'il gouverne, à distinguer, accentuer, stabiliser progressivement en un invariant relatif ce qui appartient à cet organisme (self) et ce qui est lui est extérieur (autre).

 

2A2d. La normalisation du perçu par le mû

On sait depuis 1960, grâce aux découvertes étonnées de Hubel et Wiesel, que dans le système nerveux visuel des mammifères les informations qui véhiculent la forme, la couleur et le mouvement sont transmises par des canaux indépendants ; et qu'elles ne se totalisent nulle part dans des cellules multisensorielles. D'autre part, l'isotopie des neurones dans les relais visuels n'est pas toujours continue. Chez le Chat, si les représentations de premiers niveaux (V1) sont continues, celles de niveaux supérieurs (V2 et V3) sont en partie discontinues ; par exemple, à la suite abcdefghi dans le stimulus et le premier niveau de représentation peut correspondre dans un relais plus élevé la suite defabcghi <Cf Orban, Neuronal Operation in the Visual Cortex, Springer, 1984, p.41, ouvrage exemplaire pour montrer la problématique de la neurophysiologie>.

Pourtant, en dépit de cette hétérogénéité ou discontinuité des séries nerveuses servant de base à la perception visuelle, les chats attrapent bien leurs proies. C'est que les séries neuroniques perceptives sont non seulement interconnectées entre elles mais aussi avec les actions neuroniques motrices, qui, elles, répondent fatalement aux séries continues qui forment la proie, le prédateur, le partenaire, leurs mouvements réciproques. La continuité ou du moins la normalisation de la motricité intervient sans doute alors dans la continuité (vécue) de la perception, malgré les discontinuités d'enregistrement qui la supportent. Dans la vision, les enregistrements visuels semblent se croiser dès les tout premiers stades avec des évaluations tactiles. Dans l'audition, des efférences nerveuses paraissent redescendre les relais auditifs pour y accentuer ("tuner") les afférences vitalement importantes.

 

2A2e. L'analogie et la macrodigitalité d'un computer hybride (nullement un ordinateur)

L'anglais a l'avantage de distinguer couramment trois sortes de computers techniques fondamentaux. (a) Les digital computers (ordinateurs, en français) résolvent des problèmes en une suite de décisions 0/1 opérant par exclusions dans un inventaire fermé. (b) Les analog computers résolvent des problèmes en en mimant les données (logueïn, ana), par exemple sous forme d'un circuit électrique ou chimique où certains postes enregistrent les données du problème, d'autres la solution. (c) Les hybrid computers combinent les deux approches.

Or, à certains égards, le système nerveux travaille à la façon d'un computer analogique. C'est le cas d'un relais nerveux qui mime une situation selon les différents codes (codings) relevés plus haut : isotopie, nombre, fréquence, etc. Plus généralement, c'est le cas de toute synodie neuronique, laquelle mobilise des centres cérébraux multiples, - perceptifs et moteurs, - de façon à correspondre suffisamment à un événement extérieur. Enfin, s'il est vrai qu'un neurone ne connaît que deux états (potentiel de repos/potentiel d'action), chacun de ces états est déterminé par ses très nombreuses dendrites recevant des informations d'autres neurones à travers autant de synapses, dont chacune est le siège d'innombrables inhibitions et excitations, lesquelles sont souvent des inhibitions d'inhibitions ; en sorte que chaque basculement singulier d'un neurone est d'ordinaire en rapport avec d'innombrables autres états d'autres neurones. Un cerveau est donc largement un computer analogique. Ses propriétés font même attendre, comme l'expérience perceptive et motrice le confirme, qu'il soit le siège d'effets de champ perceptivo-moteurs statiques, cinétiques, dynamiques, excités <7A-B-C-D> entre attracteurs multiples, procurant aux divers donnés perçus et mus diverses saillances et prégnances globales. Ainsi on trouve des cartes (maps) mentales de leur territoire de provende chez certains mammifères (écureuil), chez certains oiseaux (chickadee), et même chez de simples insectes (abeilles). Et une carte est bien analogique.

Mais un cerveau est aussi un computer digital. D'abord parce que, malgré la complexité de leurs activateurs, ses neurones basculent monotonement entre leur potentiel de repos et leur potentiel d'action, 0/1, en ce qu'on pourrait appeler une microdigitalité. Puis, dans un ensemble si cliveur et clivé, les synodies basculent entre elles, comme quand le cerveau d'un chien hésite entre une nourriture et un partenaire sexuel, commutant plusieurs fois d'une synodie à l'autre, en ce qu'on pourrait appeler une macrodigitalité.

Bref, à la fois analogique et digital, le cerveau a les ressources d'un computer hybride, ce qui lui donne non seulement des capacités d'expérience et d'adaptation remarquables dans un environnement fixe, mais des capacités évolutives dans un environnement fluent. C'est le moment de regretter qu'en français le terme computer soit vieilli, alors que, par son étymologie (putare, cum), il est seul à désigner la simple évaluation, supputation, estimation (putare) intensifiée et ramassée (cum) d'un événement. Tandis que calculatrice se restreint à la notion de calcul, et qu'ordinateur ne couvre que les computers digitaux (numériques), faisant oublier à la plupart, et parfois ignorer, qu'il y a des computers analogiques et hybrides. Bien plus, calculatrice et ordinateur excluent presque les effets de champ, alors que computer, loin de les exclure, fait augurer qu'il y en a.

 

2A2f. Spécialisation et disponibilité spontanée. Des générations neuroniques localisées et modulées

Beaucoup de fonctions d'un organisme animal sont contrôlées par une ou plusieurs aires cérébrales ; les neurones de ces différentes aires ont des configurations parfois très différentes ; ainsi ceux du cervelet, avec leurs ramifications très nombreuses et rayonnantes, sont tout à fait singuliers ; c'est la spécialisation cérébrale. Mais en même temps la lésion d'une aire atteste souvent que les neurones voisins de celle-ci, ou ceux qui lui correspondent dans l'autre hémisphère, peuvent soit remodeler leurs fonctions soit actualiser en eux des fonctions potentielles pour compenser les déficiences. C'est là une nouvelle disponibilité bioélectrochimique ignorée par les computers techniques, et qui contribue à rendre les représentations du computer cérébral capables de se développer par expérience <2A1>.

Bien plus, comme nous l'avons déjà signalé pour illustrer la propriété hard>>soft du computer cérébral <2A1>, des cerveaux adultes connaissent de véritables générations neuroniques. C'est le cas des animaux à sang froid en cas de lésion ; c'est aussi celui de certains Oiseaux mâles où des neurones cérébraux sont créés lors des pariades pour leur permettre de produire les chants que reconnaissent les femelles, et régressent après. Parmi les Primates, on vient de mettre en évidence chez l'Homme des créations de neurones dans les centres archaïques, - système olfactif et hippocampe, - et chez le Macaque jusque dans le cortex <R.déc99,8>. Comme ces adaptations et générations n'altèrent pas ou peu la continuité de certains comportements, - ainsi d'une saison à l'autre les chants se maintiennent au moins globalement à l'intérieur d'une espèce d'oiseaux, - ces phénomènes obligent à préciser les rapports entre "hard" et "soft" invoqués plus haut dans les apprentissages (conditionnements) <2A1>. Est-il trop tôt pour supposer que certaines mémoires, telle la mémoire cartographique chez les insectes ou les écureuils, n'admettent sans doute que des renouvellements modérés (ou nuls ?) des neurones qui les supportent ? Et que l'éducation de nouveaux neurones, de même que la réadaptation des neurones déjà en place, illustre et suppose le caractère très synodial des fonctionnements neuroniques ?

 

 

2A3. Un computer exotropique et endotropique

 

Lorsqu'un lion chasse sa proie ou s'accouple, les ressources de son système nerveux sont polarisées sur la situation de chasse ou d'accouplement ; c'est ce qu'autrefois on appelait "le circuit de relation", et que nous appellerons circulation exotropique (tournée vers le dehors). Mais le lion dort et rêvasse beaucoup aussi, et alors son cerveau, presque déconnecté de son système nerveux de relation, exploite ses relais ou ses aires afin que ses représentations (et synodies) y circulent sans repasser par des mouvements extérieurs importants ni même des informations extérieures importantes. C'est ce qu'on nomme couramment l'imagination, et que nous appellerons circulation endotropique.

Les computers techniques non vivants aussi sont exotropiques et endotropiques ; ils reçoivent des informations externes et sont même parfois couplés à des servomécanismes, tandis qu'à d'autres moments ils élaborent les informations déjà reçues dans leurs circuits internes. Mais l'expérience, qui est propre aux cerveaux, leur interconnectabilité interne ouverte, leurs persévérations et commutations, leur construction-information soft>>hard et hard>>soft les invitent à s'installer longuement dans leurs circulations endotropiques, à se créer même de vrais environnements endotropiques. Il y a une endotropie cérébrale, que va confirmer la propriété suivante.

 

2A4. Un computer capable de régimes et d'affects. Les modulations chimiques massives des synapses

 

Un animal a parfois à prester des comportements longs et difficiles, qui demandent une coordination soutenue. Ainsi la chasse, le dépeçage, l'accouplement, la nidification, la garde, le combat, la fuite.

Il n'est donc pas étonnant que les cerveaux aient été sélectionnés comme des computers bioélectrochimiques capables de régimes, qui sont constants ou cumulatifs ou fluctuants ou dégressifs selon les besoins. Dans le langage courant, on appelle certains de ces régimes, surtout quand ils perdurent, des affects. Le mot précise bien que ces régimes particuliers n'ont pas pour fonction de produire eux-mêmes des perceptions ou des motricités, mais d'en assister et d'en soutenir : afficere, facere ad, pourvoir de, mettre dans un certain état. Quitte à ce qu'en retour ils mettent parfois la perception-motricité au service du plaisir ou déplaisir qu'ils comportent ou qu'ils sont : plusieurs animaux capables de stimuler leur centre du plaisir (par exemple, au moyen d'une électrode reliée à une pédale) le stimulent indéfiniment jusqu'à l'inanition. Le fait qu'il n'y ait pas ou peu de mémoire du contenu des affects, mais seulement de leurs déclencheurs, confirme cette nature d'accompagnement.

Ainsi la variation-sélection de l'évolution biologique a-t-elle dégagé, directement au-dessus du tronc cérébral et du cervelet chargés des motricités automatiques, mais en-dessous du cortex chargé des motricités commandées, un système nerveux limbique, largement responsable des réactions émotionnelles. Celui-ci contrôle entre autres des neuromédiateurs (neurotransmetteurs et hormones) qui agissent sur les synapses pour adapter certaines synodies neuroniques à des prestations soutenues, tantôt focalisées comme l'accouplement et la capture, tantôt diffuses comme le rut et la faim.

C'est sans doute le moment de remarquer qu'une des propriétés les plus remarquables du computer cérébral, c'est qu'il combine les vertus différentes des conductions électriques, dans les neurones, et des conductions chimiques, dans les synapses. Les conductions électriques, c'est-à-dire le passage du potentiel de repos au potentiel d'action, permettent des transmissions à la fois rapides et différenciées : chaque neurone et même chaque excroissance neuronique (dendrites et axone) peuvent être déclenchés ou du moins stimulés un à un ; d'où des précisions perceptives et motrices suffisantes pour la survie. Au contraire, les synapses entervenant entre les neurones, ou encore entre le dernier neurone d'une série motrice et un organe en aval, par exemple un muscle, - ce qui fut évolutivement la fonction synaptique première ? - est une réaction chimique, commandée par le changement d'état électrique du neurone en amont. Or, ces réactions chimiques peuvent additionner les effets d'un nombre considérable de réacteurs chimiques qui s'entre-influencent pour provoquer, dans la transmission d'un neurone à un neurone ou d'un neurone à un organe, des renforcements, des atténuations, des compensations, des inhibitions d'inhibitions de toutes sortes. Si bien que les neuromédiateurs peuvent baigner vite ou lentement un nombre considérable de liaisons synaptiques de neurones concernant une fonction ou plusieurs fonctions, pour les activer ou les ralentir.

Les actions chimiques des neuromédiateurs commandent assurément les affects, par exemple le rassemblement de toutes les énergies d'un guépard à la vue de l'antilope, ou du martin-pêcheur à la vue du poisson, ou du chimpanzé mâle à la vue d'un rival. Mais il n'est pas impossible qu'en thématisant certains groupes d'objets, en contribuant à les transformer en bassins d'attraction, elles interviennent aussi dans la constitution des synodies neuroniques perceptivo-motrices dont il a été question plus haut. La modulation des régimes d'activité locaux ou généraux par des neuromédiateurs est une performance cérébrale aussi impressionnante que la combinaison perceptivo-motrice de l'analogie et de la macrodigitalité.

 

2A5. Mémoire, mémorisation, remémorisation, mémoration. L'intelligence, le sommeil et le rêve. Le sommeil paradoxal (sommeil REM)

 

Il est parlé couramment de la mémoire des computers. Ce que nous venons de voir indique que cette notion prend des sens multiples quand il s'agit du computer bio-électro-chimique qu'est un cerveau, où il faut distinguer à tout le moins : la mémoire (pleine), la mémorisation, la remémorisation, la mémoration.

On comprendra alors comme mémoire (pleine) d'un cerveau à un moment, et plus complètement d'un système nerveux à un moment, l'état qu'il a, ou même qu'il est, à ce moment, étant donné sa construction et formation hard>>soft et soft>>hard.

Une mémorisation sera une inscription nouvelle dans la mémoire-état ainsi comprise. La méthode expérimentale a alors étudié d'abord les cas plus faciles, certaines mémorisations ponctuelles, en particulier dans les apprentissages pavloviens (liaison d'un stimulus conditionnel, par exemple une sonnerie, avec une stimulus inconditionnel, comme la nourriture ou le partenaire sexuel), et dans les apprentissages opérants (par essais et erreurs). Mais il faut préciser que, en raison de la réticularité du cerveau, tout apprentissage et même toute perception-motricité sont presque toujours pluriels, c'est-à-dire qu'ils concernent plusieurs sensations, motricités, affects, stimulations, contrôles, partenariats (de dominance et de souission), tantôt parce qu'ils atteignent d'emblée plusieurs synodies neuroniques, tantôt parce qu'atteignant une synodie, ils en atteignent d'autres à travers ses connexions à elle. Ainsi, les mémorisations sont souvent d'emblée plurisensorielles, pluridimensionnelles et pluritemporelles, voire multiaffectives, en particulier donnant des résultantes d'attractions et de répulsions dans le schéma motivationnel de Hebb.

Une remémorisation sera donc une possibilité de réactiver, au profit d'un but-performance déterminé, un élément acquis, mais aussi un élément quelconque faisant partie d'une mémoire. A ce compte, se remémorer ce n'est pas repérer et sortir des engrammes dans des "rayonnages" cérébraux ; les engrammes synodiques ne sont pas des rayons : comment, au moment où ils sont requis pour un but-performance, saurait-on dans quel rayon les retrouver ? Et quel serait ce "on" ? En fait, une performance une fois mise en branle par des stimuli (externes ou internes) réactive l'ensemble des éléments de la synodie qui la représente, la commande, l'avoisine de façon perceptivo-motrice ou affective avec d'autres synodies.

Quant à la mémoration, elle sera entendue ici comme le travail incessant par lequel un cerveau élabore et réélabore certaines de ses synodies, les réaccentue ou désaccentue, les interconnecte ou déconnecte, les clive ou fluidifie, les rend explicites ou implicites, en une véritable digestion ou compatibilisation bioélectrochimique, qui d'ordinaire procède par contagions et par sauts. Les résultats de ce travail sont différents après une seconde, une minute, une heure, un jour, un mois, une année, plusieurs années. Et les voies de la mémoration sont aussi différentes que vitales. (a) Une synodie qui a été pénétrée par une information nouvelle, et qui ainsi a été déstabilisée, passe progressivement à un état moins instable, soit à l'intérieur d'elle-même, soit dans ses contacts avec des synodies connexes, parfois lointaines. (b) Deux ou plusieurs synodies, qui se déstabilisent ou s'appellent mutuellement, s'élaborent de manière en n'en former qu'une seule, ou à créer entre elles de nouveaux noyaux, enveloppes, résonances, interfaces <1A5h>. (c) Une synodie revigorée, et qui au départ faisait largement partie d'une autre, prend vis-à-vis de celle-ci plus d'indépendance, ou accède à une franche autarcie. (d) Des synodies sans faire partie d'un même ensemble se mettent pourtant en résonance du fait d'un foyer d'attraction commun, exotropique ou endotropique, réel ou imaginé, qui leur est advenu. (e) Un traumatisme a perturbé des synodies perceptives ou perceptivo-motrices ; il faudra à celles-ci un temps court ou long pour le gommer ou du moins pour le situer dans le fonctionnement cérébral général. (f) Une difficulté est présente, thématisée ou sous-jacente, claire ou confuse ; les synodies que son malaise active-passive autour d'elle dégagent progressivement ou brusquement une compatibilisation synodique, qui est sa solution. On le voit, si l'intelligence animale est la capacité de résoudre des difficultés, la mémoration y joue un rôle considérable. A moins que l'intelligence soit la mémoration prise dans toutes ses dimensions. Nos computers actuels sont doués de mémoires, mais pas de mémoration.

Ainsi entendue, la mémoration est puissamment activée par le sommeil, qui a au moins une double fonction : de désintoxication organique par la mise en repos de l'organisme entier, et de désintoxication et fixation informationnelle par mémoration compatibilisatrice. Il crée en effet dans le cerveau des ondes différentes de celles de l'état de veille, et qui invitent à distinguer à tout le moins un sommeil à ondes lentes et un sommeil à ondes courtes, ce dernier étant dit en anglais sommeil REM (rapid eye movement) parce que les yeux s'y agitent, et en français sommeil paradoxal parce qu'il est à la fois le plus profond par l'inertie musculaire et le plus riche (ou agité) en rêves. On a d'abord remarqué que le sommeil à ondes longues favorisait surtout les mémorations de contenus explicites, et le sommeil à ondes courtes les mémorisations et mémorations de contenus implicites, ce qui concorderait avec le fait que le sommeil paradoxal ou REM se montre particulièrement apte à digérer (gerere, dis), par resynodisation, les perceptions-motricités plus ou moins traumatiques des jours précédents, et surtout de la veille. Et des analyses plus fines montrent qu'à cet égard les diverses séquences des deux sortes de sommeil interviennent en même temps que leur spécificité <R.juil.01,30>.

 

2A6. La présence (apparition, phénoménalité, présentialité) et les "intimités" physico-chimiques

 

Certains fonctionnements des computers bioélectrochimiques que sont les cerveaux s'accompagnent d'un phénomène singulier. A leur occasion, des éléments de l'Univers non seulement fonctionnent mais apparaissent (parere, ad), deviennent présents (esse, prae). Ils sont "conscients" (scrire, cum), dit-on en Occident depuis la fin du XVIIIe siècle. Les éléments ainsi "conscients", ou plus exactement présents, présentiés, présentialisés, présentifiés, sont par exemple : (a) des buts (goals) exotropiques ou endotropiques ; (b) des performances dirigées vers ces buts ; (c) des états de l'organisme, comme les affects de plaisir, de douleur, de peur, de colère ; (d) enfin, un certain soi (self) construit par la mémoire, les mémorisations, les remémorisations, la mémoration entre tous les états d'un même organisme.

Comme la présence (présentialité) n'accompagne pas les fonctionnements des computers techniques actuels, on peut se demander si elle n'est pas en rapport avec certaines "intimités" anatomiques et physiologiques propres aux computers bioélectrochimiques que sont les cerveaux. En voici donc quelques-unes en désordre :

(1) Intimité structurale de l'information constructive soft>>hard et de la construction informationnelle hard>>soft.
(2) Intimité texturale due à des synodies de neurones à la fois serrées et pluridirectionnelles, grâce aux dendrites et terminaisons d'axones, grâce aussi aux synapses entre neurones.
(3) Intimité opératoire de phénomènes bio-électro-chimiques.
(4) Intimité spatiale (anatomique) d'interconnexions rapides, denses, empaquetées par milliards dans quelques millimètres ou centimètres cubes.
(5) Intimité temporelle (durative) de la mémoration <2A5>.
(6) Intimité intensive d'affects et d'éveils assurée par des neuromédiateurs.

La présence ainsi définie, liée à certains mouvements extérieurs mais aussi à certaines immobilités, a sans doute été renforçante biologiquement, et donc sélectionnée, c'est-à-dire qu'ont été sélectionnés les fonctionnements cérébraux qu'elle accompagne <8A>. A tout le moins à partir des primates supérieurs.

 

2A7. L'effacement du support neural. La continuité du perçu. Le cerveau comme interface entre milieu intérieur et milieu extérieur

 

Deux autres caractères des computers bioélectrochimiques vont de pair avec la présence (la phénoménalité) qui accompagne certains de leurs fonctionnements.

(a) La perception perçoit le perçu, et ne perçoit pas le percevant. Elle ne donne pas à percevoir le système nerveux, et en particulier le cerveau, qui la supportent. On ne sait comment fonctionne un nerf optique et un cerveau qu'en allant y voir de l'extérieur, par diverses imageries, ou par l'introduction d'électrodes. C'est même par ce silence du canal, comme hardware et aussi comme software, que l'animal perçoit un milieu, son milieu, et pas son système nerveux. Le milieu d'un organisme sensible lui est donné moyennant un cerveau, à l'occasion d'un cerveau, et non pas dans un cerveau. Son milieu est pour un organisme dans la mesure où son cerveau a une intimité fonctionnelle allant de pair avec la présence (présentialité, phénoménalité).

(b) L'autre caractère, cohérent avec le premier, est la continuité du perçu. Voici un terrier, une ouverture, un fond, des racines émergeant de la paroi, des congénères partageant ce territoire, etc. Pour justifier toutes ces unités d'un tenant en coordination, malgré la disparité des représentations nerveuses, malgré leurs intervalles et leurs inversions topiques, nous avons déjà invoqué la normalisation du perçu par le mû <2A2d>. A quoi il faut ajouter maintenant la continuité et la totalité que la présence confère à ce qu'elle nimbe. Ce qui achève d'obtenir qu'un animal ait un milieu à lui, un milieu propre. Et qu'il soit une interface entre un milieu extérieur et un milieu intérieur.

 

2A8. L'intercérébralité

 

Enfin, il y a un caractère des cerveaux qu'il faut signaler en dernier lieu, parce qu'il concerne et suppose tous les autres. C'est la capacité de s'établir non seulement en coordination mais en une sorte de résonance avec des cerveaux d'une même espèce, ou d'une même sous-espèce. L'animal étonne par la facilité avec laquelle il comprend (prehendere, cum) en une fraction de seconde les intentions (tendere, in) d'un autre (prehendere, cum). Mis ensemble, les cerveaux d'un même groupe additionnent ou multiplient ainsi les rendements de chacun séparé, avec un gain biologique appréciable. Le phénomène est cependant limité : certains pinsons ont des chants différents selon le boqueteau qu'ils habitent, et ne comprennent pas les pinsons des boqueteaux voisins.

La base de l'intercérébralité est solide. Même si les aires cérébrales de deux rats n'ont jamais d'extension identique, elles obéissent néanmoins à une même distribution anatomique et physiologique. Chaque rat partage des informations semblables ou du moins échangeables sur le milieu, les congénères, les ennemis. Surtout, tous les rats participent de l'expérience commune qui a construit-informé pour eux un milieu, des congénères, leurs cerveaux selon la construction-information hard>>soft et soft>>hard propres aux cerveaux vivants. Ceci n'empêche pas qu'à l'intérieur de l'espèce il y ait fréquemment des mutants (génétiques) pour des comportements même les plus fondamentaux (sommeil, phototropisme, accouplement, etc.) comme l'équipe de Seymour Benzer l'a montré jusque chez les mouches, qui pourtant n'ont pas un vrai cerveau, mais seulement un ensemble très efficacement coordonné de ganglions nerveux <R.sept99,26>.

 

2A9. Le cerveau préhominien en disponibilité de la station debout

 

La plupart des performances cérébrales qui précèdent, surtout quand on les combine, gagneraient, peut-on déjà penser, à se réaliser dans des organismes transversalisants <1A> et doués de sens globalisateurs <1C> au milieu d'un *woruld <1B>. Ce serait, semble-t-il, l'occasion d'exploiter au mieux leurs virtualités d'accentuation, de clivage, de commutation, d'invariance, d'analogie/macrodigitalité, d'endotropie/exotropie, d'affect et régime, de mémoration, d'intelligence, de présentialité, d'intercérébralité, etc. On pourrait ainsi comprendre que, quand la station transversalisante a été rendue possible par le milieu et l'anatomo-physiologie de certains spécimens vivants, les cerveaux, là où l'anatomie cranio-faciale le permettait ou y invitait, l'aient sélectionnée et aient été sélectionnés par elle en retour. D'autant que le référentiel de la verticale est déjà très marqué dans les relais neuroniques visuels et kinesthésiques mammaliens, et plus encore primataux <Orban, op. cit.>.

 

 

2B. Les pressions évolutives du redressement sur le cerveau hominien

 

Une fois parcourues les caractéristiques de tout cerveau, comme nous venons de le faire, une anthropogénie peut relever les sélections évolutives que le redressement de la stature, la manipulation segmentarisante et la transversalisation <1A> appelant des sens globalisateurs <1C> ont dû exercer sur le volume et l'organisation des cerveaux primataux. En raison d'une pression, celle de l'environnement, par exemple la savane de l'Afrique de l'Est, il y a 3MA. Et en raison d'une disponibilité organique, par exemple celle des canalisations anatomo-physiologiques de la contraction cranio-faciale.

 

2B1. Le développement des foyers équilibrateurs, lisseurs, stratégiques (anticipatifs). L'évaluation des mouvances (motions) et pas seulement des mouvements

 

C'est le cervelet, foyer de lissage des mouvements, qui s'est le plus accru chez Homo durant les derniers 3 MA, sous l'urgence de l'équilibre subtil requis par la station debout, par la transversalisation, l'orthogonalisation, la latéralité, la manipulation segmentarisante. D'autre part, les ganglions dits de la base se sont spécialisés selon les besoins des tactiques visuelles, manuelles, auditives exigées par les panoplies et les protocoles naissants de la technique et de ses distances réglées. Le lobe frontal a été intensément sélectionné pour ses capacités de monter les stratégies anticipatrices de mouvement chez un marcheur-manipulateur-explorateur à la fois frontalisant et rythmique <1A5>.

En particulier, Homo transversalisant et distanciateur dut sélectionner un cerveau toujours plus capable d'apprécier, dans les mouvements, les forces dont ils procèdent, c'est-à-dire de calculer une dynamique à partir d'une cinématique, bref de percevoir des mouvances (des motions au sens anglais de la théorie musicale <15B5>). Il sera anthropogéniquement éclairant d'apprécier, mieux qu'on ne peut le faire aujourd'hui, à quel degré la perception des mouvances (motions) est propre à Homo, ou s'anticipe déjà chez les Mammifères et Primates antérieurs.

 

2B2. Les aires associatives neutralisatrices. Vers la comparaison généralisante, abstractive, conceptualisatrice. Intelligences et génies. Allostasies et pulsion à l'exploration. La mémoration multiforme et la remémoration problématique. De l'expérience à l'expérimentation

 

Le cerveau en général <2A> nous a montré des propriétés d'accentuation et de désaccentuation, et donc aussi de neutralisation directe ou indirecte ; de clivage (dissociation, séparation) ; de subordination spatiale et temporelle ; de facilitations et détours, etc. Sélectionné alors par le corps d'Homo transversalisant, orthogonalisant, latéralisant, présentif, le cerveau animal devait devenir capable de comparaisons, puis progressivement de métasystèmes, de ces métareprésentations qu'on appellera parfois "idées" ou "concepts", voire de ces métaémotions que le français appelle sentiments. On peut décrire ce phénomène sous trois angles.

(A) Les aires sensorielles se développèrent ou régressèrent chez Homo pour que se mettent en place les caractéristiques de cinq sens adaptés à sa survie dans son milieu <1C>. Aujourd'hui, un joli exemple en est donné par le développement des neurones pyramidaux de l'hippocampe chez les chauffeurs de taxis londoniens, dont sont requises des aptitudes de repérage spatial considérables ; on peut parler d'information constructive soft>>hard <2A1>. Inversement, un exemple de construction informationnelle hard>>soft <2A1> est peut-être exemplifié par le cerveau d'Einstein, qui possédait une structure presque pathologique d'une région cérébrale qui concerne la perception des mouvances <2B1>, où il excellait, comme il l'a déclaré à plusieurs reprises <R.déc99,30-47>.

(B) Le travail de réorganisation neuronales synodiques que nous avons appelé mémoration <2A5> a pris chez Homo une expansion considérable, en particulier moyennant le développement du sommeil paradoxal (REM). C'est ce genre de travail qui, à travers l'expérience de liquides, dégage les liquides comme tels, puis la métareprésentation de la liquidité, vs la solidité vs la volatilité. De même, à travers l'expérience de récipients, la famille des récipients, puis la "récipience". Enfin, dans le solide ou la solidité, le tranchant, le sécable, le séparable, la séparation/fusion, etc. C'est ce que certaines philosophies appelleront un jour, selon leurs cultures, des abstractions (trahere, ex), des concepts (capere, cum), des idées (eidos, figures visualisables stables). Et concomitamment, puisque le primate transversalisant a affaire à des choses-performances-en-situation-dans-la-circonstance-sur-un-horizon <1B3>, ses neutralisations-comparaisons l'amèneront à manier des choses-performances indépendamment de leurs situations ; des situations indépendamment de leurs circonstances ; des circonstances indépendamment de leur horizon. Et inversement, des horizons indépendamment de circonstances, des circonstances indépendamment de situations, des situations indépendamment de choses performances. C'est sans doute tôt que les spécimens hominiens commençèrent d'avoir une mémoire factuelle, une mémoire abstractive, une mémoire circonstancielle, en des proportions extrêmement variables selon chacun.

(C) On se demandera alors si la généralisation-neutralisation-comparaison, et bientôt le jugement, la modélisation, la métasystématisation dont le cerveau hominien est devenu capable ont supposé des fonctions et des aires cérébrales vraiment neuves ou simplement de petites ou grandes spécialisations de fonctions archaïques. Très souvent, il est vrai, il s'est agi de développements de virtualités disponibles, comme dans l'adaptation hominienne des cinq sens. Mais quand sont apparues, dans l'hémisphère gauche, les "localisations" dites de Broca et de Wernicke, décisives dans l'émission et la réception du langage, cela a supposé de vraies innovations évolutives, ou du moins des développements évolutifs qui valent révolution. Il en va de même du lobe frontal. Il est important chez les Primates, et même déjà chez les Mammifères supérieurs, au service de leurs tactiques, en particulier de chasse ; mais il va connaître chez Homo un accroissement révolutionnaire au service non plus de simples tactiques, mais de véritables stratégies, permises, voire appelées, par la stature transversalisante, orthogonalisante, latéralisante. Et il n'est pas impossible que la distinction des mémoires factuelles, circonstancielles, abstractives, dont jouit Homo, mette en oeuvre, outre les aires originales du langage, des foyers de connexion encore mal identifiés, par exemple de mémoire figurative capable de variations d'angles.

A ce compte, le cerveau hominien, neutralisateur et généralisateur, devint capable de l'intelligence hominienne sous ses différentes formes: (a) de solution immédiate ou différée de problèmes (balleïn, pro, jeter devant) ; (b) de prise, d'intégration et de modulation de points de vue et d'invariants ; (c) de pensée en flou ; (d) de perception diffuse qu'il y a une erreur dans un système ou un sous-système faisant partie des panoplies ou des protocoles du cerveau en jeu ; (e) de changement de référentiel, par quoi l'intelligence devient ce qu'on appelle parfois le génie. Et c'est l'occasion de remarquer qu'au lieu de dire l'intelligence ou le génie, au singulier, il vaudrait mieux parler habituellement d'intelligences et de génies, au pluriel. Tant il s'agit de myriades de performances différentes, dans les groupes mais aussi à l'intérieur de chaque spécimen, et encore selon ses âges et ses humeurs, et selon les thèmes auxquels il est confronté.

Un exemple commode des rapports entre les mémorations et les intelligences (ou génies) est donné par la pratique de la musique détaillée <15>. Car il y est courant qu'un musicien, après avoir rencontré un thème, ne le reproduise pas aussitôt, mais seulement des mois ou des années après. Or, il remarque d'ordinaire qu'à chacune de ces reproductions espacées le thème réapparaît autre, facilité, réaccentué, reclivé ou déclivé, comportant de nouveaux apparentements internes ou externes, sans aucun travail extérieur, et rendant palpable ainsi le travail intérieur de la mémoration. De quoi les rêves traumatiques récurrents (celui d'un bombardement ou d'un accident) sont l'exemple inverse, puisque là l'information initiale a été trop perturbante ou massive pour être assimilée par cette digestion cérébrale qu'est la mémoration.

Toutes ces caractéristiques du cerveau hominien nous invitent à introduire le mot allostasie. Comme on l'a remarqué depuis une cinquantaine d'années, déjà les primates supérieurs montrent une pulsion à explorer, c'est-à-dire à créer ou du moins à exploiter certains déséquilibres, contrastant avec les manoeuvres ayant pour but de compenser homéostatiquement une sollicitation extérieure ou intérieure. La pulsion primatale à l'exploration dut vite s'accroître chez Homo, animal redressé, doué d'un cerveau neutralisant-comparatif et capable de préfiguration endotropique de chose-performance, de situation, de circonstance, d'horizon.

On le comprend alors, outre l'expérience, le cerveau d'Homo sera prédisposé à l'expérimentation, laquelle ne se contente pas de faire quelque chose d'imprévu et de l'enregistrer quand c'est renforçant, de l'éliminer quand c'est détournant, comme dans le conditionnement opérant <2A1>, mais provoque (vocare, pro) l'imprévu de façon systématique, interactive, habituelle, dans un apprentissage par essais et erreurs devenu réduplicatif et distanciateur, métasystémique. Le français dit bien expérimenter sur, et l'anglais to experiment whith.

Et l'on ne s"étonnera pas que les remémorisations <2A5> soient plus problématiques chez Homo que chez l'animal. Pour ce dernier, sauf accident, la synodie neuronique centrale d'un comportement rappelle naïvement et infailliblement les autres synodies nécessaires à ce comportement. Tandis que, chez Homo, certaines cohérences synodiques peuvent être troublées par un décalage de situation, de circonstance, voire d'horizon <1B3>, lors d'un déplacement géographique ou social, accidentel ou névrotique ; le voyageur arrivant dans un lieu dépaysant peut pendant un temps parfois long ne plus se souvenir de certaines de ses connaissances les plus familières. Comme du reste ses cohérences synodiques peuvent brusquement se rétablir si leur articulation d'ensemble reparaît, quand le voyageur rentre chez lui ; ou redevenir disponibles à travers une articulation proche, si le voyageur après quelques jours est maintenant "chez lui" dans son village de vacances.

 

2B3. Les affects lissés. Des émotions aux sentiments

 

La station debout permettait des saisies globales et comparatives qui allaient de pair avec un régime cérébral assez neutralisateur et généralisant. En même temps, elle rendait Homo plus vulnérable aux agressions physiques et perceptivo-motrices, multipliant ainsi chez lui les affects destructeurs.

Pour ces deux raisons conjuguées, Homo a eu un avantage évolutif à disposer d'un cerveau qui lissait suffisamment l'élan violent et rostral (impetus latin et Hormè grecque) de l'animalité. Ce qu'il obtint par la sélection de nouveaux neuromédiateurs (neurotransmetteurs et hormones) modérant ou modulant les réactions de ses synapses cérébrales, mais aussi par de nouvelles interconnexions affectives-perceptives-motrices, moins figeantes, plus généralisatrices entre synodies, entre aires, entre aires et synodies. En français, les mots "neutralisation" et "neutraliser" couvrent bien à la fois ce lissage notionnel et émotionnel. Ainsi, chez Homo, les émotions, dont l'étymologie dit la violence et la brusquerie (movere, ex), s'organisèrent partiellement en sentiments, dont l'étymologie dit la fluidité et la constance (sentire, sentimentum). La neutralisation affective dut commencer à se sélectionner assez tôt, requise qu'elle était par la production technique, même élémentaire. La production scientifique la portera à l'extrême.

Déjà l'animalité nous a invités à remarquer la part de l'émotion dans la perception-motricité, ses mémorisations et remémorisation, et donc aussi dans le travail de la mémoration et de l'intelligence. Depuis un demi-siècle, la chirurgie cérébrale (les lobotomisations) puis l'imagerie cérébrale ont confirmé que chez Homo les stimuli affectifs sont de deux sortes, relevant tantôt du mésencéphale, siège des émotions archaïques, tantôt du lobe frontal, contribuant à organiser ces émotions en sentiments, parfois des deux à la fois. Ceci s'exemplifie dans ces cas où une scène traumatique en réactive d'autres, en chaîne. Tout se passe alors comme si l'activation d'une liaison cortex X>>mésencéphale X entraînait une réactivation de liaisons mésencéphale X>>cortex X-Y-Z. Le résultat étant plus émotif ou plus sentimental d'après l'aboutissement du trajet.

 

2B4. Le renforcement de l'endotropie et de l'attention flottante

 

La comparaison neutralisante des perceptions et le lissage des affects n'ont pu que favoriser, à côté des circulations cérébrales exotropiques <2A3>, les circulations cérébrales endotropiques déjà présentes dans l'animalité (le rêve du lion). Et, par la déconnexion des urgences, stimuler l'attention flottante, porteuse de variétés de solutions (intelligence) et de changements de référentiel (génie) <2B2>.

Les diverses relations qu'il pratique entre endotropie et exotropie deviendront un des traits les plus typiques de chaque spécimen hominien, et le thème principal des troubles et des réussites de son ethos <26>. Selon leur dosage, leur taux ; leur qualité ou leur type ; leurs alternances rythmiques ; leurs centrations et décentrations. Car certains peuvent consacrer une part considérable de leur temps à l'endotropie, et cependant garder une forte centration exotropique ; ce qui serait une condition favorable au génie majeur, comme de Newton ou de Goethe. (On ne confondra pas exotropie et endotropie avec extraversion et introversion, qui sont des espèces caractérologiques un peu floues.)

Même si c'est évident, il n'est pas inutile de rappeler que le travail cérébral endotropique tient surtout ou absolument en simulations internes d'événements externes. Déjà chez l'animal, mais thématiquement, parfois systématiquement chez Homo, dans la rêverie <6B>. Par quoi l'intuition philosophique, l'extase mystique, la découverte scientifique ou technique, la création artistique et la folie cohabitent. Et se comprennent.

 

2B5. Un sommeil paradoxal et un désendormissement thématisés

 

On voit alors chez Homo le rôle accru du sommeil, que ses performances de constructeur d'abris lui permirent de protéger de mieux en mieux et de rendre ainsi assez continu pour protéger les phases de sommeil paradoxal (REM), à mémoration (digestion bioélectrochimique) suractivée <2A5>. En effet, la station debout fait que les spécimens hominiens sont particulièrement exposés à des traumatismes parfois émotifs mais surtout perceptifs durant leur vie diurne ; aussi la mémoration du sommeil, en particulier paradoxal, n'est pas de trop pour les assimiler synodialement. D'autre part, la mémoration suractivée du sommeil REM, très agitateur et réorganisateur, ne put qu'être sélectionnée dans une espèce dont la survie dépend si étroitement de son intelligence (solution de problèmes), et parfois de son génie (changement de référentiel).

On précisera cependant que la puissance du sommeil paradoxal ne se comprend bien que si on la couple avec celle du désendormissement (réveil franc ou partiel) qui le suit parfois, ce moment de libres associations et constructions si favorable non seulement à produire des solutions de problèmes et des changements de référentiel, mais aussi à les cueillir, recueillir. Descartes en fit constamment l'expérience, comme Valéry : "A peine sorti des sables <du sommeil profond>, je fais des pas admirables Dans les pas de ma raison". C'est dans le désendormissement suivant le sommeil paradoxal que le névrotique de Freud produit ces accomplissements détournés de désirs refoulés qui se manifesteront à travers ses rêves tels qu'il les raconte, et donc les construit, dans sa cure. Partout on a vu Homo interpréter ses rêves racontés (ses rêves en état de désendormissement) pour tenter de comprendre son passé, son avenir et son présent.

 

2B6. Le fait de la latéralisation des hémisphères, et l'hypothèse de leur spécialisation selon l'analogie et la macrodigitalité

 

La transversalisation, la segmentarisation manuelle et le développement de sens globalisateurs ont dû favoriser des opérations cérébrales perceptivo-motrices qui, tout en continuant à travailler par analogie, comme dans l'animalité antérieure, étaient capables de prélever et manier des éléments en procédant par exclusions successives dans des ensembles fermés, à savoir les panoplies et les protocoles de la technique, c'est-à-dire digitalement, ou mieux macrodigitalement <2A2e>.

Or, les études menées sur les cerveaux hominiens durant le dernier demi-siècle ont montré que les fonctions qui paraissent plutôt analogisantes activent préférentiellement l'hémisphère droit : par exemple, les patterns visuels abstraits, le dessin en perspective, la localisation spatiale (map), la sortie d'un labyrinthe (Brenda Milner, Montréal), la reconnaissance de mélodies, la reconnaissance des émotions d'autrui et de leur adaptation à une situation, les gestes de démission, l'angoisse prémonitoire, la panique. Au contraire, le langage, avec ses opérations assez macrodigitalisantes (oppositions phonématiques, sémantiques, syntaxiques), relève principalement de l'hémisphère gauche : aire de Wernicke pour sa reconnaissance, aire de Broca pour son émission. Et il en irait de même de la fonction mathématique (A.R.Luria) et des constructions techniques à décisions successives : l'orientation des faces des chopping tools (outils grossiers obtenus en faisant sauter le silex ou le quartz selon leurs lignes de faille) semble montrer qu'Homo habilis (voire des Paranthropes), il y a 2,35 MA, tenait habituellement son instrument fendeur de la main droite <PP.98>.

Une expérience célèbre conduite par Edith Kaplan résume dramatiquement cette spécialisation, du moins pour la vue-motricité. Il y est demandé à des sujets dont les deux hémisphères ont été chirurgicalement isolés (par sections des commissures cérébrales, et surtout du corps calleux) de reproduire au moyen de blocs blancs et de blocs rouges des patterns abstraits, par exemple une bande rouge traversant un carré blanc, et cela de la main gauche seule, contrôlée principalement par l'hémisphère droit, et de la main droite seule, contrôlée principalement par l'hémisphère gauche. Dans les deux cas, la construction produite est fausse, mais dans le premier elle indique une perception-motricité globalisante (analogisante) ; dans le second une perception-motricité procédant par oppositions, voire par catégorisations successives (macrodigitalisantes).

Pourrait-on dire alors que le cerveau est, à tout le moins, un computer hybride (hybrid computer) <2A2e>, croisant au plus étroit les ressources de l'analogie et la macrodigitalité, jusque dans la répartition des tâches prévalentes de ses hémisphères ? S'il se confirmait que les musiciens qui définissent les tons par rapport l'un à l'autre mobilisent surtout leur hémisphère droit, et que les entendants qui ont l'oreille dite "absolue", laquelle reconnaît la fréquence d'un ton isolé, mobilisent surtout leur hémisphère gauche, la question posée montrerait sa pertinence.

Les paléoanthropologues remarquent l'apparition, au cours de l'évolution d'Homo, de transformations des dures-mères de l'hémisphère gauche, y suggérant des activations sanguines et donc de nouvelles fonctions dans certains sites. Il n'est pas exclu et il est même vraisemblable que ces fonctions neuves aient concerné le langage, et déjà antérieurement les discriminations techniques (ceci ET cela, ceci OU cela, ceci SI cela) qui progressivement ont appelé et supporté le langage <17A>. En sorte que l'hémisphère gauche nous apparaîtrait aujourd'hui comme plus macrodigitalisant, l'hémisphère droit plus analogisant. Ou plutôt l'hémisphère droit serait simplement resté analogisant, puisque c'est l'analogie qui fut l'instrument essentiel de l'animalité antérieure, et que la macrodigitalité développée est une innovation consécutive à la transversalisation et à la neutralisation hominiennes.

En tout cas, on n'oubliera pas que le cerveau hominien est capable de compensations interhémisphériques à la suite de traumatismes. Ce qui montre assez la polyvalence neuronique, déjà signalée plus haut à propos du cerveau en général <2A2f>. Et aussi combien, dans ce computer singulier, les fonctions particulières restent proches des fonctions générales ; ou, plus exactement, spécialisent des fonctions générales. Ainsi, si chez le plus grand nombre des spécimens hominiens, les saisies précises, macrodigitalisantes, sont faites de la main droite, commandée par le cerveau gauche, et si certains gestes de démission évasive, très analogisants, sont faits par la main gauche, commandée par l'hémisphère droit, ceci n'empêche pas qu'il y a des gauchers très performants, et même en moyenne plus performants que les droitiers en beaucoup de domaines. Le corps calleux, qui, avec d'autres commissures, échange certaines informations entre les hémisphères, joue en tout cela un rôle considérable. Il est actuellement très étudié, mais non sans peine, en raison des interactions multiformes dont il est le siège.

 

2B7. Un cerveau sexué

 

Il y a plusieurs années déjà, des études anatomiques sur les cadavres montraient que le corps calleux était plus large dorsalement chez la femelle hominienne. Ce qui indiquerait des échanges interhémisphériques plus intenses, en tout cas originaux en certains domaines. Dans le même sens, les récents progrès de l'imagerie cérébrale ont donné à voir chez la femme une plus grande activation d'aires des deux hémisphères, ou encore un cerveau travaillant de façon plus symétrique, du moins pour certaines activités ; ceci s'accorde avec le fait que des traumatismes survenant dans les centres du langage de l'hémisphère gauche lors d'accidents sont chez elle plus rapidement compensés. Les aires de l'orgasme sont partiellement différentes et, semble-t-il, plus nombreuses. Ainsi, il se pourrait que le cerveau féminin établisse d'ordinaire moins de ruptures abstractives et abruptes avec ses environnements, et même avec l'animalité antérieure, que le cerveau masculin. Entraînant des forces et des faiblesses pour chaque sexe, mais une performance conjuguée des deux suffisante pour la survie de l'espèce.

Assurément, cette polarité n'a pas été sélectionnée uniquement par la station debout, puisque déjà l'éducation difficile et prolongée chez Homo a requis une sévère spécialisation organique et cérébrale des mères <3C1>. Mais la station redressée et transversalisante, en rendant les complémentarités des sexes évidentes <3D1>, a dû renforcer des différenciations sexuelles tant cérébrales que physiques au profit de stimulations sémiotiques réciproques profitables à l'espèce. En particulier, les différences ostensibles du féminin et du masculin auraient exercé dans les groupes hominiens une pression évolutive régulatrice de l'intercérébralité <2B9>.

 

2B8. Un cerveau à performances successives contrastées. Apprentissage par expériences et apprentissage par règles

 

Pour les cerveaux hominiens, les âges comportent des différences encore plus saillantes que les sexes. Une anthropogénie y remarquera au moins deux révolutions notables dans le domaine du langage. (a) Première révolution : le cerveau du nourrisson, entre 1 an et 3 ans, après une phase de réceptions et de productions sonores extrêmement larges, se code étroitement sur le phrasé et sur les phonèmes du dialecte de son milieu, et concomitamment sur la logique, la topologie, la cybernétique de son milieu, en un mélange de rétrécissement et d'accroissement de puissance. (b) Deuxième révolution : l'adolescent passe de l'enfance, où il était capable de construire très vite des dialectes et des logiques spontanées (dites maternelles) par interaction, à un stade adulte où il doit apprendre les langues et les logiques par règles et par explicitations. L'animal aussi connaît, dans son développement cérébral, des étapes de maturation critiques (l'oiseau devient sourd, le chat devient aveugle si on les prive de sons et de spectacles à certains moments précis de leur développement), mais pas avec ce caractère de révolutions techno-sémiotiques induisant des fertilités techno-sémiotiques.

L'imagerie cérébrale semble avoir établi récemment que les centres cérébraux concernés par l'apprentissage des dialectes primaires ("langues maternelles") ne sont pas les mêmes que ceux concernés par l'apprentissage des dialectes secondaires, les langues étrangères. Ceci confirmerait qu'il y aurait deux niveaux de codage cérébral. Un premier, natif ou naïf, qui constituerait comme la connaissance même de l'acquéreur, en un savoir du dedans, le dotant de ce que Chomsky appelait la compétence du locuteur et Wittgenstein la logique tout court <20B, 24B1> ; il s'agirait là de construction (struere, cum) autant et plus que d'apprentissage (prehendere, ad). Et un second codage, savant celui-là, après l'adolescence, où l'apprenti déjà linguistiquement codé, ne pourrait plus apprendre que par règles (phonématiques, sémantiques, syntaxiques), en un savoir du dehors, sans obtenir jamais une compétence instinctive.

Ce cas particulier suggérerait de distinguer en général deux types de synodies neuroniques, les unes qu'on pourrait dire d'infrastructure, les autres de suprastructure. Le cerveau d'un musicien commençant à jouer des musiques pour lui exotiques, celui d'un peintre se mettant à peindre selon le code d'une autre aire culturelle, montreraient peut-être des distinctions de localisations pareilles à celles des dialectes primaires et secondaires ? Les réponses à cette question éclaireront un jour les rapports entre construction cérébrale primaire et travail cérébral (ultérieur).

 

2B9. L'intercérébralité à la fois hypnotique et distanciante

 

Déjà chez les espèces animales, nous avons remarqué une intercérébralité <2A8>, par laquelle chaque cerveau singulier est en connexion très rapide et plus ou moins vaste avec un ou plusieurs autres, dans la chasse, dans la curée, dans l'accouplement. Chez Homo, cette propriété n'a pu qu'être puissamment renforcée par le passage incessant des "choses" (causes) de main en main, et généralement par la transversalisation. Au point que l'intercérébralité hominienne peut aller jusqu'à l'hypnose, cette situation singulière où un actant, par attitudes ou appels vocaux, commande à un ou plusieurs autres actants ce qu'ils ne sauraient se commander à eux-mêmes. A côté de l'hypnose, cas extrême et rare, interviennent d'innombrables semi-hypnoses, qui jouent un rôle régulateur dans la vie quotidienne des groupes techno-sémiotiques. Le fou rire collectif est à cet égard aussi éclairant que le lynchage, le meeting populaire ou la communion extatique d'un concert symphonique.

Corrélativement, l'intercérébralité renforcée invite les groupes hominiens à se distinguer vivement les uns des autres, en faisant saillir les oppositions nous/autres des ethnies : sexes, tribus, religions <28>. Elle fait aussi la prolifération constante de sous-groupes <3E>. Enfin, elle crée, au sein de spécimens singuliers, parfois tout un théâtre d'instances et de rôles internes, plus ou moins désignés et matérialisés, jusqu'à des apparitions visuelles ou sonores (les voix), entretenues tantôt par l'éloignement du groupe tantôt par la fusion en lui <3B,3E>. Pour autant, Homo dut être tôt un animal apte à des psychoses et des névroses, diversement viables. Les systèmes techniques sont ici aussi importants que les systèmes sémiotiques ; internet est en train de donner des dimensions et intensités insoupçonnées à l'intercérébralité hominienne.

 

2B10. Les tensions et les commutations orchestrées. Les effets de champ. La présence thématisée. Le self hominien. Manie et dépression<

 

Nous avons observé plus haut la rapidité et l'aisance avec lesquelles un chien passe d'un but (goal) à un autre, et donc aussi d'un comportement entier à un autre. Nous voulions illustrer ainsi les commutations tranchées (switching) à l'oeuvre entre les synodies neuroniques d'un cerveau quelconque <2A2c>. Cette fréquence et cette rapidité sont bien plus remarquables chez Homo.

Elles sont indispensables en raison de la multiplicité des éléments qui pour la station debout composent l'environnement technique, sémiotique, social. Le cerveau hominien en est capable par le grand nombre de ses neurones, mais aussi parce que les éléments qu'il traite sont souvent réduits à des signes exotropiques (images, mots) très légers, ou même endotropiques (notions, concepts), plus légers encore. Ce qui lui permet de passer en quelques secondes par des dizaines d'éventualités simplement effleurées.

Il arrive même qu'au lieu de commuter franchement d'une synodie neuronique à une autre, le cerveau d'Homo soit contraint d'en activer plusieurs en même temps, sous l'action d'attracteurs multiples pas fatalement compatibles entre eux. Tout se passe alors comme si s'établissait un champ, un bassin d'attraction où se compatibilisent les effets des attracteurs divers, en ce que nous appellerons des effets de champ <7A-E>. Ceux-ci se trouvent sans doute déjà incidemment chez les primates supérieurs, mais ils deviennent essentiels chez les spécimens hominiens, qui les cultivent et les exploitent à des fins utiles, comme la fécondité de penser en flou dans l'estimation d'une situation compliquée, mais aussi à des fins jouissives, en particulier dans la vie artistique <27D1>, amoureuse <27D2>, croyante <27D3>, mystique <27F1>.

Pris entre des commutations rapides et des effets de champ divers, le cerveau hominien est alors susceptible d'états de présence (apparitionnalité, phénoménalité, présentialité) qui n'accompagnent plus seulement certains comportements, comme dans l'animalité <2A6>, mais sont souvent thématisés et même entretenus pour eux-mêmes, avec plaisir, avec jouissance. Subtilement ou violemment exaltée, la présence intervient certainement chez Homo dans l'horizon, qui forme pour lui la limite, à la fois concluante et ouvrante, de la chose-performance-en-situation-dans-la-circonstance-sur-un-horizon <1B3>.

En ce point, on peut rassembler les différents aspects du self hominien. (a) Il possède à la base les caractéristiques du self animal <2A2c>, cette manière dont un cerveau un peu complexe est amené, par ses synodies, ses clivages, ses commutations, ses effets de champ, à distinguer progressivement comme un invariant relatif ce qui appartient à l'organisme qu'il gouverne et le reste, ce qui est extérieur à son organisme. (b) Chez Homo, le self gagne encore en saillance et en prégnance du fait des distributions fermes de l'environnement segmentarisé par la technique, de la situation vs le situs, du socius technosémiotique, de l'ennemi, etc. (c) Enfin, le self hominien est encore exalté par les thématisations de la présence (présentialité) propres à Homo ; à partir de quoi l'invariance du self et le présent de la présence se renforcent mutuellement, et même parfois donnent le sentiment, à l'occasion de certains effets de champ thématisés, qu'ils s'engendrent mutuellement (comme dans la "liberté forte" éprouvée par la conscience occidentale classique <8D>). En tout cas, dans toutes les cultures, on trouve des phénomènes relativement marqués répondant à des *je*, *mon*, *le mien¬* distingués de *autres*, *tu*, *nous*, *ils*, *leurs*, etc.

Les dimensions du travail cérébral hominien que nous venons de parcourir sont assez diverses et hétérogènes, - commutations neuroniques, effets de champ, présence thématisée, self "libre", etc. - pour qu'on comprenne que leur compatibilisation suppose le recours au rythme, avec ses huit aspects <1A5>. Le rythme est fragile <26B2>. Ses dérèglements font que la manie, où le régime moteur devient excessif, et la dépression, où il est insuffisant, sont des maladies exemplaires, et même connaturelles d'Homo.

 

 

2C. Une anatomie cérébrale expressive de globalisation. L'hypothèse de la foetalisation prolongée (néoténie). Cerveau et évolution. Le cerveau comme destin et parti

 

Depuis la Renaissance, où il devint décidément anatomiste, mais déjà depuis qu'il trépane et qu'il a mangé le cerveau de ses ennemis, de ses ancêtres et de ses nourrissons, Homo n'a pu qu'être frappé par l'anatomie remarquable de son cerveau, dont les circonvolutions paraissent non seulement nombreuses et clairement différenciées par des sillons profonds, mais encore étonnamment rassemblées, ramassées, centrées autour des arrivées spinales, évoquant des fonctions différenciées, intégrées, intégratrices, distanciatrices. La neurophysiologie actuelle a renforcé cette admiration, comme en témoignent les illustrations à la fois scientifiques et fantasmatiques de The Amazing Brain <Chatto and Windus, London, 1985>. L'imagerie cérébrale permettant de suivre en temps réel les activations des régions concernées par les diverses activités hominiennes y ajoute encore.

Cependant, en même temps qu'il fait surgir Homo dans l'Univers, le cerveau hominien l'y immerge. Car on ne saurait assez souligner qu'il se contente de moduler des virtualités du cerveau animal remontant aux Reptiles au moins : la disposition en carottes des neurones corticaux ; dans ces carottes, l'étagement constant des entrées et des sorties ; des propriétés bioélectrochimiques qui ne font que spécifier les polarisations électriques des cellules en général, etc. Par rapport au cerveau primatal, le cerveau hominien ne crée pas vraiment d'aires nouvelles, mais augmente, diminue, interconnecte différemment des aires déjà constituées ou esquissées, selon les sélections appelées par la station debout, la transversalisation, la manipulation (maniement), la neutralisation. Même les quantités ne sont pas extraordinaires, puisqu'il ne s'agit que de doubler ou tripler le volume du cerveau primatal antérieur. Leçon de modestie. Mais première compréhension peut-être aussi que, dans un nombre étonnant de cas, les opérations théoriques d'Homo, jusque dans la mathématique, la logique, la physique, la biologie les plus abstraites, correspondent aux façons d'être et de faire de l'Univers <19H>. Justement parce que son cerveau, comme son corps, est un état-moment d'Univers.

Il faut remarquer encore que les adaptations ajoutées par la révolution hominienne au cerveau primatal n'ont pas seulement résulté de sélections et d'adaptations progressives de type software>>hardware, selon le vocabulaire adopté plus haut <2A1>, mais ont supposé un événement anatomo-physiologique, qui a fait parler tantôt d'une foetalisation ralentie (prolongée), tantôt d'une prématuration de la naissance, tantôt de néoténie. Ces diverses expressions visent le même fait thématisé et vulgarisé par Haeckel depuis la fin du XIXe siècle, à savoir que la gestation donne très tôt chez le Singe leur configuration spécialisée de la face et du crâne, tandis que, retardée chez Homo foetal, elle a permis une disponibilité évolutive. On devrait à celle-ci une progressive contraction craniofaciale, dégageant pour finir une face verticale, un trou occipital médian, un cerveau hémisphérique autour de ce trou, dans une boîte crânienne également hémisphérique. Le même ralentissement et la même disponibilité auraient permis au cerveau d'Homo de tirer un parti considérable de l'apparition, en son sein, d'éventuels "gènes de configuration", plus ou moins révolutionnaires.

On aperçoit les avantages évolutifs de ce retard et de ses résultats. (a) La possibilité d'un cerveau volumineux par rapport au volume du corps, et surtout distribué d'une façon orchestrale autour de ses arrivées et de ses sorties. (b) Une compatibilisation suffisante, grâce à la naissance "prématurée", entre ce cerveau accru et un bassin maternel qui n'ait pas à être si large qu'il compromettrait la déambulation et la course bipèdes de la mère, dans une espèce qui doit compter sur sa vitesse de fuite. (c) L'évitement de spécialisations contraignantes de la tête (comme chez les animaux antérieurs, qu'on songe à la tête de l'ours blanc rompant la glace) ou, ce qui revient au même, le maintien de disponibilités physiologiques et anatomiques favorables à des apprentissages ouverts et changeants selon les biotopes. (d) Un retard de motricité obligeant à une éducation prolongée et au survoltage des perceptions et des conduites d'anticipation <3C1>.

Or, des études récentes sur les animaux métamorphiques, comme certaines salamandres, montrent que des foetalisations retardées peuvent résulter d'une modification de gènes de configuration (parfois dits gènes architectes) en très petit nombre (deux, trois) ; d'où l'attention particulière que portent certains paléoanthropologues aux gènes, rares, qui séparent Homo et le Chimpanzé actuel. Certains, par exemple, se demandent si une mutation réduite apparaissant chez un mâle primatal n'aurait pas suffi à le rendre dominant au point que, vu la force de la dominance chez les pré-Chimpanzés, il lui aurait fait transmettre ce caractère à sa horde, devenant elle-même dominante <1A>. Même si l'on ne suit ni dans le détail ni dans l'ensemble ces scénarios foudroyants, ils pointent peut-être vers quelque chose de fondamental dans l'avènement d'Homo.

Tout ce qui vient d'être vu permet de comprendre qu'on commence à dire <Edelman, R.sept00,109> que s'éclairent mutuellement (a) l'évolution des cerveaux à travers la phylogenèse, l'épigenèse, les expériences quotidiennes, (b) l'Evolution des espèces en général, (c) les mécanismes immunitaires des organismes. Partout, en effet, on retrouve les mêmes caractères darwiniens de variation intense et de sélection rigoureuse, de hasard ante factum et de coordination efficace (adaptation) post factum. Partout on peut parler d'un évolutionnisme multifactoriel, événementialiste, à bifurcations (sautes) fonctionnelles < 21G3>.

Ceci s'est confirmé, depuis un siècle, par deux expériences majeures : la façon dont les trois grandes races (ou sous-espèces) hominiennes ont accédé rapidement à tous les domaines de la connaissance et de la pratique, et aussi dont les deux sexes, moyennant des ouvertures identiques à l'enseignement et aux circonstances, se sont révélés capables de performances très semblables dans la politique, la science, la technique, le nursing. Les cerveaux hominiens sont des systèmes extraordinairement disponibles, c'est-à-dire dont l'efficacité suit de la relative simplicité et trivialité de leurs éléments (des neurones, des synapses, des neuromédiateurs) et de leur fonctionnement, en particulier les constructions hard>>soft et soft>>hard.

Mais une anthropogénie doit remarquer qu'en même temps que les cerveaux hominiens sont capables de partis infiniment variés, ils sont enfermés dans certains destins. Il suffit en effet de totaliser un peu les mécanismes cérébraux que nous venons de parcourir pour prévoir plusieurs des caractéristiques de l'éthique <25> d'Homo, comme spécimen et comme groupe : objectivations et inventivités, mais aussi rigidités et inconstances, incommunicabilités, basculements, affolements, subjectivations. Il y aurait donc un grand avantage psychologique et sociologique à pouvoir fournir une liste aussi exhaustive que possible des caractères cérébraux qui, chez Homo, déterminent ses destins au moins transitoires. On noterait, par exemple : le renforcement perceptif du prévalent et le déforcement du non-prévalent, la neutralisation (abstraction, généralisation), les croisements incessants et serrés du perceptif et de l'émotif, la multiplicité des mémoires concordantes et discordantes, les clivages synodiques allant de pair avec les commutations synodiques, l'intercérébralité amicale et ennemie, la mémoration comme digestion neuronique, la mode et la démode, etc. Mais il y a aurait aussi un inconvénient grave à fermer trop vite des systèmes relativement ouverts. Laissons donc aux chapitres qui suivent le soin d'éclairer et dénombrer directement et indirectement les mécanismes, les partis et les destins du cerveau hominien. Du moins, tel qu'il a fonctionné jusqu'à aujourd'hui.

 

 

SITUATION 2

Ce chapitre ne comporte pas de concepts nouveaux, et il n'y a pas une seule de ses affirmations que le lecteur ne pourra vérifier, nuancer et compléter grâce aux monumentaux Principles of Neural Science, publiés et mis à jour tous les cinq ans environ par une quarantaine de professeurs de l'Université Columbia, sous la direction de Kandel, Schwartz et Jessell (4th ed, McGraw-Hill, 2000). Seule est originale la disposition des matières, et aussi certaines insistances utiles à une anthropogénie. Ainsi sur l'information hard >>soft, soft >> hard, qui fait d'un cerveau un computer capable d'expérience. Ou encore sur l'articulation entre le cerveau hominien et le cerveau animal, laquelle permet de mieux situer les performances cérébrales d'Homo qui sinon semblent mystérieuses, ou prestigieuses, alors qu'elles s'inscrivent dans le droit fil des potentialités biologiques. En particulier, celles qui concernent les neutralisations-comparaisons-généralisations, les accentuations, les indexations, les charges et décharges affectives (purifications), les effets de champ, la présentialité, etc. D'ailleurs, nos connaissances sur le cerveau, sans être du tout complètes, sont devenues si importantes qu'il devient inconcevable aujourd'hui qu'un auteur s'avance encore dans le champ des sciences humaines sans déclarer préalablement la conception générale qu'il se fait du travail cérébral.

 

Henri Van Lier

 
 
 
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