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ANTHROPOGÉNIE GÉNÉRALE
 


DEUXIÈME PARTIE - LES ACCOMPLISSEMENTS FONDAMENTAUX
 


Chapitre 12 - LES TROIS "MONDES"
 



 


TABLE DES MATIÈRES
 


Chapitre 12 - Les trois "mondes"
 
12A. Une articulation topologique presque a priori : continu proche, continu distant, discontinu
 
12B. Une articulation en "mondes" : MONDE 1A et 1B, MONDE 2, MONDE 3
 
12C. Une articulation phylogénétique
12D. Par quoi l'anthropogénie n'est pas seulement l'histoire
 
12E. Les couches causales
 
 
 

 
 
 
 
Chapitre 12 - LES TROIS "MONDES"
 
 
 

Nous abordons, avec la deuxième partie d'Anthropogénie, les développements et accomplissements d'Homo, c'est-à-dire ses images détaillées, ses musiques détaillées, ses dialectes détaillés, ses mathématiques, ses théories, etc. Cette approche exige une articulation des événements selon des étapes, des phases, des stades.

Il se pose alors une question préalable. Ces stades se sont-ils réalisés de façon imprévisible ? De tout autres auraient-ils pu avoir lieu ? Ou bien, malgré les hasards de la géographie et de l'histoire, y a-t-il eu une certaine suite globale quelque peu obligée des développements hominiens ? Ou du moins une suite non inversable ? Les réponses nuancées à cette question s'élaboreront au cours des trois parties suivantes. Mais une réponse très générale semble possible. Et elle est même si générale qu'il sera utile de la dégager ici, en un chapitre liminaire.

 

 

12A. Une articulation topologique presque a priori : continu proche, continu distant, discontinu

 

Si les productions hominiennes ont vraiment obéi à une séquence générale, celle-ci doit concerner ce qu'il y a de plus originel chez le primate redressé, c'est-à-dire la segmentarisation, la transversalisation, la distanciation. Il faut donc se tourner vers la saisie centrale à cet égard, c'est-à-dire la topologie. Et quatre concepts topologiques s'imposent de prime abord : le voisinage, la distance, la continuité, la discontinuité. Ou, plus conflictuellement, deux couples d'opposés : proche/distant, continu/discontinu.

Or Homo est un mammifère ayant passé de longs mois dans une matrice, et pour qui le contact, c'est-à-dire le proche et le continu, reste toujours fondamental. Il n'a donc pu aborder le proche et le distant, le continu et le discontinu dans un ordre quelconque. Et on voit mal comment chez lui le discontinu aurait précédé le continu. Ni comment, dans le continu, le continu distant aurait précédé le continu proche. Dit de façon positive, Homo mammifère techno-sémiotique a dû pratiquer le continu avant le discontinu. Et, dans le continu, le continu proche avant le continu distant. Il y a là un ordre global qui semble obligé. Et nous retrouverons en effet dans tous les développements hominiens la suite : continu proche, continu distant, discontinu.

 

 

12B. Une articulation en "mondes" : MONDE 1A et 1B, MONDE 2, MONDE 3

 

Faisons un pas de plus. Si une telle suite est pertinente, elle concerne à chaque moment non seulement la topologie des spécimens hominiens de ce moment, mais tout autant leur cybernétique, leur logico-sémiotique, même leur présentivité, bref ce qu'Anthropogénie appelle leur destin-parti d'existence <8H>.

Alors, qu'un destin-parti soit apparu dans un domaine, comme la cuisine, ou le vêtement, ou la musique, ou l'image, il a dû s'étendre chaque fois plus ou moins à plusieurs autres, voire à tous. Il serait peu compréhensible qu'un mammifère aussi complètement rythmique <1A5> qu'Homo ait pratiqué tel dosage du proche/distant et du continu/discontinu dans une de ses activités, et ailleurs un dosage tout différent. On s'attend plutôt à quelque consonance au sein d'un parti d'existence. Vu que ce sont les mêmes organismes qui activent-passivent les divers domaines. Puis, parce que ces domaines font chacun modèle pour les autres, et en tout cas se croisent.

Si cela se vérifie, il sera donc commode d'appeler nos trois étapes, ou stades, ou strates, des "mondes", en prenant "monde" dans son acception très large de *woruld (wereld, world, Welt), adoptée dès notre premier chapitre <1B>. Les développements d'Homo auraient ainsi jusqu'à aujourd'hui connu trois grands "mondes" : (1) le continu proche du MONDE 1, qu'on peut dire MONDE 1A, ou ascriptural, quand il ne connaît pas encore l'écriture ; MONDE 1B, ou scriptural, quand il connaît l'écriture ; (2) le continu distant du MONDE 2 ; (3) le discontinu du MONDE 3. Les lettres capitales, en se détachant sur les pages, aideront à ponctuer les revues historiques, qui sont fréquentes dans une anthropogénie.

 

 

12C. Une articulation phylogénétique

 

Reste à voir si ces déductions théoriques répondent aux faits rassemblés jusqu'à aujourd'hui par les historiens et les anthropologues. Il semble que oui.

 

12C1. La succession des mondes

 

En effet, le MONDE 1, celui du continu proche, a été bien représenté dans la préhistoire ainsi que dans l'Afrique noire et la Polynésie traditionnelles, où la saisie par agrégation pulsatoire s'est retrouvée partout à travers les danses, les musiques, les images, les langages, les cuisines, les sacrifices, etc. Là, les parties d'un ensemble quelconque tendent toujours à renvoyer d'abord aux parties voisines avant de renvoyer à l'ensemble. Et conséquemment, les ensembles se détachent peu sur leur fond.

Les empires primaires de Sumer, de l'Egypte, de l'Inde, de la Chine, de l'Amérinde n'ont pas rompu avec ce destin-parti d'existence, mais celui-ci y a pris une articulation très neuve en raison de l'écriture, vite devenue dominatrice. Anthropogénie parlera donc d'un MONDE 1A, ascriptural, pour l'Afrique et la Polynésie, et d'un MONDE 1B, scriptural, pour les empires primaires.

Toujours à voir de haut les faits connus de nous, le MONDE 2, celui du continu distant, a été vigoureusement instauré par la Grèce antique, et à travers Rome s'est poursuivi en Occident jusqu'à hier, avec seulement une interruption relative durant le Moyen Age (surtout le haut Moyen Age). Les architectures, et aussi les images, les musiques, les textes produits là ont proposé des touts au sens fort, c'est-à-dire des touts composés de parties intégrantes ; voilà pour le "continu". Et conséquemment, des formes fortement prélevées sur leurs fonds ; voilà pour le "distant". Dans cette saisie des choses, chaque partie vise à renvoyer directement au tout, et indirectement seulement aux autres parties ; donc moyennant la visée des touts, et du tout, que les Grecs appelèrent cosmos, et les Latins mundus.

Le discontinu du MONDE 3 est apparu en Occident d'abord chez quelques-uns depuis 1850, puis décidément chez plusieurs depuis 1900, avant d'envahir progressivement la Planète entière depuis 1950. Dans cette ingénierie généralisée, peu de touts, peu de parties intégrantes, peu de prélèvements sur le fond. Par contre, beaucoup de séries hétérogènes perçues et comprises selon des saisies fenêtrantes-fenêtrées, en réseau. D'ordinaire, de nombreux effets de hasard et de déclenchement interviennent, sont même cherchés et rendus ostensibles, au départ et à l'arrivée. Plutôt que de cosmos (ordre), on y parle d'univers, donc de simplement tourné-vers-un (unum, versus). Voire de "infinite multiverse" <Martin Rees, Sc.Am.déc99,49>.

 

12C2. Les chevauchements et les superpositions des mondes

 

On devine que ces trois "mondes" se sont diversement influencés et combinés. Par exemple, il eût été difficile pour l'Inde et la Chine après les conquêtes d'Alexandre de ne pas mâtiner leur destin-parti d'existence, appartenant au MONDE 1B, par des influences du MONDE 2 grec, tout en y marquant des résistances et en inventant des compromis <13L,14H>. Des nuances semblables éclairent l'Islam, qui a connu la Grèce non pas en cours de route, comme l'Inde et la Chine, mais d'entrée de jeu.

Certains peuples "nomades" superposent les "mondes" : chez les Hébreux d'aujourd'hui, les réminiscences de la Bible prolongent les mentalités du MONDE 1B (terre promise, race, langue, écriture élues), tandis que la diaspora, ciblée sur les centres actifs de la planète (Europe occidentale, Etats-Unis d'Amérique), a favorisé les adaptations au MONDE 3 (fécondité culturelle multiforme des Juifs tout au long du XXe siècle), déjà préparées par une répugnance millénaire au MONDE 2.

Plus subtilement, la distinction entre le MONDE 1A ascriptural et le MONDE 1B scriptural n'est pas franche, et cela parce que la distinction entre image et écriture n'est pas absolument tranchée. Il y a des images qui sont déjà presque des écritures, tant elles manifestent d'éléments oppositifs, qui y fonctionnent comme de véritables traits, macrodigitaux <2A2e>. Ainsi, au sud Pérou, la civilisation Naska qui a précédé la civilisation Inca, a déjà le visage d'un empire primaire par ses dispositions urbanistiques et ses cérémonies cosmiques, tout en ne présentant pas d'écriture proprement dite. Mais ses images sont extrêmement "écrivantes". Les Aztèques montreront le phénomène inverse, avec une écriture extrêmement "imageante" <18B2c>.

 

 

12D. Par quoi l'anthropogénie n'est pas seulement l'histoire

 

La distinction anthropogénique de trois "mondes" implique que chaque production culturelle d'Homo ne prend vraiment son sens que dûment située dans l'un d'eux. Et qu'il y a menace de contresens dès qu'on néglige ce référentiel minimal.

Un exemple simple de ces contresens a été fourni par la qualification d'art nègre attribuée à des productions européennes du début du XXe siècle. En effet, des dissymétries se retrouvaient dans les sculptures africaines traditionnelles et dans des oeuvres de Picasso à la veille du cubisme analytique. Mais la similitude s'arrête là. Car les asymétries et les écarts "formels" de la sculpture africaine noire déclarent le continu proche du MONDE 1A ascriptural, ceux des Demoiselles d'Avignon le discontinu du MONDE 3. En Afrique noire, les éléments se réfèrent les uns aux autres de proche en proche, agrégativement ; chez Picasso, ils renvoient les uns aux autres selon les fonctionnements discontinus fenêtrants-fenêtrés et la réticulation de l'ingénierie généralisée, qui autour de lui commençaient à poindre. Pour finir, la seule chose que ces deux arts aient en commun est de se situer en dehors de la problématique du MONDE 2 grec, celui des touts formés de parties intégrantes avec prélèvement de la forme sur le fond. Picasso et l'art nègre construisent indépendamment de la "forme" totalisatrice grecque, ce qui a fait dire que tous deux "déforment". Pour le reste, ils divergent radicalement.

C'est par sa perception des topologies, des cybernétiques, des logico-sémiotiques, des présentivités profondes, donc des destins-partis d'existence <8H>, que l'anthropogénie diffère de l'histoire, et même très souvent de l'anthropologie culturelle. Dans sa pratique courante, l'histoire détermine des événements, relie les plus significatifs, repère des tendances, croit reconnaître des causalités et des motivations. Pour l'anthropogénie, qui bénéficie assurément du travail des historiens, tout événement particulier n'est pourtant compris qu'une fois inscrit dans l'évolution d'Homo comme état-moment d'Univers, et donc aussi dans son articulation en trois "mondes".

A ce compte, les phénomènes dits universellement "humains", comme l'amitié, l'amour, le mensonge, le travail, le jeu, la guerre, le sacrifice, la violence, l'humanité, l'inhumanité, le plaisir, la douleur, les "human rights", les "animal rights", etc. ne peuvent jamais s'entendre d'emblée, ni de manière univoque. L'anthropogénie ne connaît de violence, de cruauté, de joie, de tristesse, de vérité, de doute, etc. que dans tel "monde", telle civilisation, tel pays, telle langue, tel environnement musical, imagier, langagier. Et, pour finir, dans tel système nerveux, à tel âge, dans telle variété d'un X-même <11K,30>. En tout cas, elle s'essaye à ne jamais confondre les structures, facilement apparentables, avec les structurations, les attracteurs, les bassins d'attraction qui les sous-tendent. Et qui, pour une même structure apparente, ont parfois des convections essentielles opposées, ou contradictoires. Le sacrifice aura eu, dans le "mondes" 1A, 1B, 2, 3, des traits communs, presque identiques comme traits, mais avec des sens quasiment opposés.

 

 

12E. Les couches causales

 

On se demandera encore ce qui, dans ces trois "mondes" anthropogéniques, détermine le passage de l'un à l'autre. Et on songera aux "obstacles" vincibles et vaincus invoqués par Arnold Toynbee, c'est-à-dire à des mélanges d'urgences et de possibilités confinant à des provocations. Sans doute que la fin de la dernière glaciation a joué ce rôle pour l'avènement du MONDE 1A du néolithique. Ou la combinaison de violence et de fécondité des crues du Nil pour le MONDE 1B scriptural en Egypte. Ou l'héroïsme de la navigation sur l'Egée pour le MONDE 2 grec. Ou l'explosion du couple informatique-cybernétique au lendemain de la seconde Guerre mondiale pour le MONDE 3. A condition de prendre en compte les concordances ou les écarts de ces données neuves avec, au même moment, les virtualités des organismes, des environnements, des cultures antérieures. Pour déclencher la Grèce antique, il a fallu qu'un certain commerce maritime sur la Méditerranée se rencontre avec la géographie, le climat, la lumière, les famines de l'Hellade, avec la sémantique et la syntaxe de la langue grecque, avec l'aspect contractuel de l'écriture phénicienne véhiculaire, etc.

En particulier, certaines maturations techniques, comme la machine à vapeur et le cabotage intensif, ont donné lieu à des ponctuations majeures, telle la première Révolution industrielle, qui, autour du couple charbon-acier, a couru de Napoléon Bonaparte à Hitler et à Staline. On remarquera pourtant que cette révolution énorme n'a pas immédiatement mis fin au MONDE 2. Elle en fut plutôt le long crépuscule paroxystique.

Il y a donc une différence d'ordre entre une révolution, qui en un instant fait tomber la tête d'un roi et supprime une monarchie, et le passage d'un "monde" à un autre "monde". Ce passage peut prendre des générations ou des siècles, parce qu'il s'agit d'y faire changer de destin-parti d'existence - donc de topologie, de cybernétique, de logico-sémiotique, de présentivité - tous les domaines d'activité-passivité d'un groupe. Chaque domaine pris à part et en interaction avec les autres.

 

 

SITUATION 12

Sous le titre "Les trois moments de l'art", l'esquisse des trois "mondes" a été présentée oralement par l'auteur au Cercle philosophique de la Sorbonne à l'invitation de Jean Wahl en 1961, puis par écrit dans Le Nouvel Age de 1962. L'auteur a étendu cette articulation aux objets courants dans son article "Sculpture" des premières éditions d'Encyclopaedia Universalis. Pour signaler la généralité de cette approche, les termes Monde 1, Monde 2, Monde 3 ont été introduits dans Les Opérateurs publiés en feuilleton par la revue "Le Langage et l'Homme" (1978-81), ainsi que dans "Intermédiaire" des mêmes années.

Les dates suggéreraient que cette vue topologique, et aussi cybernétique et techno-sémiotique, cohérente avec celle de Les Arts de l'espace de 1959, a été influencée par la montée en puissance de la topologie (générale et différentielle), ainsi que de la cybernétique, voire de la sémiologie. Mais, plus simplement, le MONDE 3 devenait si patent au début des années 1960 qu'il appelait sa différenciation d'avec le MONDE 2. Et qu'il invitait ainsi à articuler du même coup le MONDE 1. Et, sur cette lancée, à distinguer encore un MONDE 1A ascriptural, et un MONDE 1B scriptural.

 

Henri Van Lier

 
 
 
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